En décembre dernier, une vidéo a fait son apparition sur Internet. On y voit une dame d’un certain âge se présenter comme la « mamie végane et vulgaire » et, sous ses airs de gentille grand-mère, traiter les omnivores de « connards finis ». Derrière des lunettes en demi-lune, sous une resplendissante permanente argentée, elle explique préparer son propre seitan parce qu’elle n’a « pas de temps à perdre avec de la camelote ». Et apparemment, sa marinade « défonce ».
À l’évidence, ce n’est pas une mamie lambda en train de s’emmerder dans une maison de retraite qui a eu l’idée de cette vidéo. Il s’agit en fait d’une campagne de Noël de l’association PETA. Le but étant de partager sur les réseaux sociaux l’idée que « manger des cadavres n’a rien de festif ». Toujours est-il que la mamie végane et vulgaire a eu son ¼ d’heure de gloire dans certains cercles végans, soulignant l’avènement en leur sein de la rhétorique très frat bro qu’elle emprunte.
Videos by VICE
LIRE AUSSI : Peut-on tomber amoureux d’une végane quand on est un gros viandard
À l’origine, le terme « bro » désigne aux États-Unis les hommes noirs. Aujourd’hui, le sens a glissé pour se référer à un genre particulier de mec blanc. Le site NPR a répertorié quatre façons d’être bro : le bro sportif, le bro qui traîne exclusivement avec une bande de potes mâles, le bro qui s’habille comme un minet et enfin celui qui se veut cool au point de fumer ou de faire du surf.
L’idée d’une rhétorique frat bro implique un style assez agressif et pas dénué de relents sexistes ou homophobes. En parlé frat bro, « faire sa meuf » est une insulte tandis qu’ « être chanmé » est une qualité. Pour le jeune blanc qui a l’esprit frat bro, tous ceux qui lui ressemblent sont par définition ses potes. Si vous voulez plus de détails sur le vocabulaire bro, nous vous conseillons l’ouvrage de Daniel Maurer en VO, Brocabulary : A new manifesto of dude talk.
Bizarrement, le véganisme ne semble même plus immunisé contre les bros. Pendant longtemps, c’était pourtant une cause réservée aux « meufs » et aux hippies. Aujourd’hui, des livres de recettes comme Meat Is For Pussies (techniquement : « La barbaque c’est pour les chattes ») connaissent leur heure de gloire.
Avec un titre ouvertement sexiste, on tombe pile dans la rhétorique bro. De même, les barbecues végans interdits aux femmes sont la nouvelle tendance de Brooklyn. Le véganisme devient une sorte d’expérience de masculinité. Le summum de cette tendance se trouve sans doute chez Thug Kitchen, un blog de recettes véganes écrites par des blancs qui se réapproprient les expressions de langage noires-américaines. Leur but ? « Vous choquer verbalement pour vous pousser à manger plus sain. »
On est donc allé parler de tout ça à Carol J. Adams, la féministe à l’origine de l’ouvrage The Sexual Politics of Meat. Selon elle, la culture valorisant la viande est intrinsèquement liée à la masculinité dominante. Du coup, comment comprendre le phénomène des végans bros ?
« Prenez la salade. Normalement, ce sont les femmes qui en mangent. Du coup, si un homme mange une salade, c’est soit qu’il y a un problème, soit que c’est une salade vraiment très bonne. »
Plutôt que d’adapter le véganisme à une sensibilité plus masculine, Carol estime qu’il vaudrait mieux arrêter d’en faire une tonne autour de la masculinité. Comme l’a démontré le récent scandale des ras-du-cou pour hommes vendus par ASOS, il en faut bien peu pour ébranler la masculinité. L’année dernière, MUNCHIES s’était demandé ce qui effrayait les hommes à l’idée de devenir végan. En rédigeant l’article, ils ont alors découvert que seulement 3.2 % des Américains végans étaient des hommes. L’idée qu’être végan est un truc de femme demeure solidement ancrée dans les esprits.
Normalement, ce sont les femmes qui mangent de la salade. Du coup, si un homme en mange, c’est soit qu’il y a un problème, soit que c’est une salade vraiment très bonne.
« Dire qu’on s’intéresse au sort des animaux, c’est montrer sa vulnérabilité alors que la binarité masculine s’appuie sur la notion d’agression », ajoute Carol.
On a également contacté John Joseph, l’auteur de Meat is for Pussies. Il est végan depuis les années 1980. C’est aussi le chanteur du groupe hardcode Cro-Mags et il participe régulièrement aux ultra-marathons Ironman. Il se sert de sa célébrité pour promouvoir un régime végétal.
« On nous a fait croire tout un tas de conneries : la viande serait un truc d’homme, etc, » explique John. « Est-ce que c’est viril de grossir jusqu’à avoir des seins et ne plus voir son zeub ? Est-ce que c’est viril de devoir prendre une pilule pour bander ? Bin c’est ce qui vous attend si vous continuez à manger plein de viande.
John a conscience d’attirer un lectorat plutôt masculin avec un tel titre. Mais il n’estime pas faire partie d’une tendance frat bro. Il remarque cependant avoir reçu quelques critiques féministes.
« Ce sont les mêmes qui ont aussi critiqué Rory Freedman et Kim Barnouin quand ils ont sorti Skinny Bitch. Ils n’auraient pas dû utiliser le mot « skinny » et le mot « bitch ». Mais je me fous de ces gens. Ce ne sont pas eux qui font changer les choses. Si ça peut aider certains bonshommes, c’est bien. Faut dire que ce n’est pas un public facile à toucher », ajoute-t-il . « Mais à chaque fois qu’on parle de bro-ification, ça donne l’impression qu’il s’agit d’un truc de débiles, c’est péjoratif. Je t’en foutrais moi, du bro. »
Simon Timony se définit lui-même comme un bro végan. Il suit un régime végétal depuis maintenant trois ans. Une fois repéré sur Twitter, on lui a envoyé un email pour savoir ce que ça faisait, d’être un homme vegan. Comme Carol, il estime que le véganisme est perçu comme forcément féminin. Il a l’impression d’être une anomalie.
« Les gens pensent que les végans sont des femmes parce que ça fait ‘gentil’. Si vous êtes un homme, on va penser que vous êtes anémique et efféminé », écrit-il. « Je ne suis pas surpris que les femmes me comprennent mieux. Les hommes, eux, vont me demander où je trouve mes protéines. Je leur réponds en montrant mes biceps. »
Le mouvement des bros végans semble particulièrement intéressé par l’idée de puissance. Les blogs parlent souvent de régimes « plant strong » ou « power vegan ». Comme l’explique Carol, c’est un cercle vicieux : ce n’est pas en légitimisant encore plus la culture dominante qui a mis en place l’exploitation animale qu’on lutte efficacement contre cet état de fait.
Je me demande si l’émergence de cette rhétorique est un moyen de rejeter le véganisme qu’on retrouve dans la tendance plus générale du « healthy ». Mais pour Carol, il s’agit surtout d’un moyen efficace pour rendre invisibles au sein du véganisme les femmes et les personnes de couleur. C’est aussi une façon d’établir, à nouveau, les hommes blancs comme figure d’autorité.
« Les principaux médias cachent la multiplicité du véganisme pour ne montrer que les hommes blancs. Mais il est possible de montrer les choses sous un autre angle », explique-t-elle.
L’idée du bro végan démontre qu’encore et toujours, rien ne sera pris au sérieux tant qu’il ne sera pas avalé et digéré par le mâle alpha, blanc et hétéro
La culture frat bro paraît assez typique des États-Unis. Au Royaume-Uni, on pourrait penser à la culture lad. Mais mis à part manger de la junk food végane (dont l’origine est américaine), les lads ne semblent pas prêts à rejoindre les rangs du véganisme comme leurs homologues américains.
Gareth David, chanteur et parolier du groupe Los Campesinos!, a déjà été nominé au titre du végan le plus sexy de l’année par la PETA. Il n’observe aucune bro-ification du véganisme au Royaume-Uni. Il reconnaît pourtant que cette tendance révèle des problèmes au sein du mouvement végan.
« Les débats entre les plus grands penseurs du véganisme se terminent souvent par des comparaisons inutiles entre l’exploitation des hommes et celles des bêtes ou bien entre l’inégalité des sexes et des races », explique-t-il. « L’héganisme en est un exemple. Mais heureusement, je ne pense pas que ce mouvement a atteint le Royaume-Uni aussi fortement. »
LIRE AUSSI : Pourquoi les kids deviennent-ils tous végan ?
Pour Gareth, l’idée du bro végan démontre qu’encore et toujours, rien ne sera pris au sérieux tant qu’il ne sera pas avalé et digéré par les mâles alpha, blancs et hétéros.
« Malheureusement, c’est sans doute par là qu’il faut passer pour que le véganisme soit accepté de manière générale. » Parmi l’ensemble des végans, les femmes restent largement majoritaires. Certaines campagnes pro-végan semblent même en remettre une louche, en capitalisant sur la mauvaise image qu’elles ont de leur corps ou en l’instrumentalisant pour attirer l’attention.
Carol observe finalement que « le cœur du problème, c’est que tuer des animaux fait partie du patriarcat. Il faut se départir de ce modèle. »