Kelman Duran va faire taire vos préjugés sur le reggaeton

Kelman Duran, interview, reggaeton

Établi depuis plusieurs années comme l’une des nouvelles forces de la pop internationale, le reggaeton se distingue aujourd’hui surtout par les locomotives qui s’en réclament, de J Balvin à Bad Bunny en passant par Ozuna. Ceux-là même masquent pourtant, de par leur écrasante réussite, tout le développement et l’extension d’un genre qui s’est d’abord propagé par un ensemble d’histoire souterraines, où les simples mixtapes succédaient à des clubs au fonctionnement suspect, tous responsable à leur manière, d’avoir bâti les fondations d’un style qui déferle aujourd’hui sur les playlists et les algorithmes du monde entier.

Kelman Duran est de ceux qui n’ont jamais oublié les origines de ce genre. Arrivé au reggaeton par les mixtapes de l’emblématique DJ Playero, le producteur dominicain s’est toujours évertué à emmener cette musique vers des influences qui lui étaient jusque-là étrangères. Pour parvenir à ses fins, il construit depuis deux albums, un étrange mélange où les boucles vocales des chanteurs et chanteuses de son île natale trouve refuge au plus près d’un ambient qui les isole et leur confère une sensibilité nouvelle, très éloignée de l’aspect misogyne et creux qui est souvent reproché au genre.

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Premier représentant de « l’ambient reggaeton », Kelman Duran a accentué l’année dernière ce mélange, en tissant des liens entre son travail vidéo et sa musique. Centré autour d’un documentaire sur la vie des natifs américains de la réserve de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud, 13th Month est une mise en scène sonore captivante de cette expérience, qui conjugue reggaeton, hip hop et discours politiques dans le but de tisser une filiation du trauma ressenti par les différentes communautés de couleurs qui vivent aux États Unis.

VICE : Comment est-ce que tu as réagis la première fois que tu as entendu du reggaeton ? Quelle relation tu avais avec cette musique dans ta jeunesse ? J’ai vu que tu jouais dans un groupe de jazz.
Kelman Duran : Quand j’étais plus jeune, mon père était assez élitiste concernant la musique, il n’aimait que la musique « sérieuse », avec des paroles profondes, faite par des musiciens. Et j’ai grandi comme ça, avec ce groupe de jazz, et je pense que le reggaeton était une réaction contre l’éducation très stricte que j’ai reçue. Quand j’ai commencé à jouer du jazz, j’ai réalisé que de nombreux morceaux étaient samplés dans le hip hop. Et mon prof me disait : « Oh tu écoutes Nas, ‘NY State of Mind’, ça vient de ce morceau ».

Et ensuite, un pote a commencé à me passer des mixtapes de DJ Playero [DJ très important dans la diffusion du reggaeton, qui a eu une énorme influence sur le genre par l’intermédiaire de ses nombreuses mixtapes, NDLR], il y en avait tellement. Après ça, je me suis rendu à une fête où j’ai découvert que cette musique était très sexuelle et désinhibée. J’étais quelqu’un de très réservé et quand j’ai grandi, j’ai essayé de mieux connaître mon corps à travers elle. C’était très égoïste comme raison au début et maintenant c’est devenu comme une recherche obsessionnelle.

Quel est l’aspect de cette musique qui t’attire le plus ?
La scène underground du reggaeton. Quand je vivais à New York, on n’appelait pas ça du reggaeton, on appelait ça juste « underground ». J’étais vraiment à fond là-dedans. Maintenant, il y a plein de groupes et de mouvements à la surface du globe qui aiment le reggaeton, mais seulement des années 2000. J’aime bien cet aspect aussi, mais ils pensent créer quelque chose de neuf, alors qu’ils font du recyclage et ça m’énerve quand ils essayent de faire croire que c’est nouveau.

Pour ma part, je n’ai jamais réclamé le titre du mec qui fait de l’ambient reggaeton. Pour moi, ma musique est lié à la réinterprétation et je ne veux pas qu’elle devienne de la pop, je veux contrôler cet aspect-là. Beaucoup de gens disent ne pas écouter de reggaeton parce la musique est nulle, que les paroles ne veulent rien dire. Mon but est de leur faire découvrir ce genre dans un autre contexte, où je l’emmène plus loin que l’endroit d’où je viens. En République Dominicaine, ils ne sont pas intéressés par ce que je fais. Je crois qu’une seule personne à Porto Rico m’a déjà écouté.

Ma musique est surtout écoutée en Europe, à Londres notamment, où il y a une grosse communauté caribéenne, et où tout le monde, que tu sois blanc, noir ou latino, a grandi avec du dancehall des années 2000, comme Richy Spice. Le pays qui m’écoute le plus aussi, c’est la France. J’ai reçu des messages de docteurs en France qui me disent qu’ils écoutent mon album tout le temps. Des dentistes, aussi. C’est super bizarre mais je pense que c’est parce que les deux langues sont assez proches.

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© Ebru Yildiz

Tu vis à Los Angeles maintenant, avant tu habitais New York. Tu as un regard ambivalent sur cette ville, dans le sens où c’est là où tu as grandi et c’est là d’où vient la nostalgie, qui est au centre de ta musique. Mais tu as dit aussi que c’était une ville très étouffante. Du coup je me demandais comment cette relation avec les villes américaines influençait ton travail.
Je pense que si je ne vivais pas à Los Angeles, je ne serais pas qui je suis aujourd’hui et je ne serais pas capable de faire ce type de musique. Dans cette ville, tu peux te projeter et voir très loin, il y a le désert, un horizon, et je pense que mes morceaux portent en eux cette grosse différence qu’il y a avec New York. L’attitude à New York est très (il claque des doigts plusieurs fois). Quand tu joues, le public veut comprendre tout de suite, et ce n’est pas trop mon truc. Je suis un peu lent, ça me prend du temps pour développer quelque chose dans un contexte donné. Là-bas, ils pensent qu’ils ont déjà tout compris, parce qu’il se voient comme le pinacle de la civilisation, alors que je vois New York comme l’endroit où la civilisation va mourir. Je sais que ça sonne radical, mais je pense que c’est fini pour cette ville. Tu peux être un artiste là-bas si tu en as la volonté, mais si tu es pauvre, ce n’est pas un environnement qui va mettre en avant ce que tu fais. C’est une ville qui n’est pas très positive et qui a un état d’esprit très capitaliste.

Los Angeles a ses propres problèmes c’est sûr, elle commence à devenir insoutenable, parce qu’il y a tout cet argent qui vient de New York, et ça change le paysage de manière drastique que ce soit dans l’art ou ailleurs. Aujourd’hui, il n’y a que des galeristes new yorkais. Ils exposent des choses intéressantes mais c’est assez élitiste. La ville lutte de manière très dure contre ces gens, jusqu’au point où des galeries sont prises pour cible. C’est un combat et ils sont en train de le gagner. Les gangs ne déconnent pas, ils établissent des règles pour ceux qui veulent gentrifier certains quartiers. Ils discutent entre eux pour ne pas laisser les gens s’installer, alors qu’à New York tu sens le pouvoir de manière très pesante.

Quand as-tu commencé à travailler sur In The North, ce projet vidéo qui est lié à 13th Month, ton dernier album ? Et comment se sont passés tes premiers pas dans cette réserve, tes premiers contacts avec les indiens ? Est-ce que c’était difficile de leur parler ?
En 2012. Une fois que je suis sorti de l’école, je voulais trouver un projet auquel je pourrais pleinement me consacrer. Je pense que la partie la plus difficile et en même temps la plus facile est lorsque tu te pointes pour la première fois. Si tu as du respect pour l’endroit où tu vas, rien ne peut t’arriver. Les gens disent qu’ils n’ont pas le droit d’aller dans cette réserve, mais si j’adopte la même mentalité, qui va y aller ? Evidemment, si je fais une erreur et que je fais un mauvais film, je fais un mauvais film. Il n’y a pas de grosses conséquences pour moi.

Quant à ces gens, ils se battent pour vivre. Je n’ai pas grandi dans un milieu favorisé moi-même, mais je suis bien plus privilégié qu’eux, et c’est facile pour moi de venir et de repartir. Pour être franc, je pense qu’ils apprécient le fait que je vienne chez eux, et que je passe du temps en leur compagnie. Je ne vais pas toujours là-bas avec l’intention de faire un morceau ou un album. Je pense que c’est ça qui m’aide à créer du lien avec eux et qui me permet de revenir à chaque fois.

Qu’est ce qui t’as le plus marqué chez eux ?
Je pense que c’est la manière dont il utilise la langue. Ils ont leur propre anglais. Et je pense que c’est là où tout commence. Il commence à réarranger le langage, de la même manière que je réarrange le reggaeton. Par exemple, une année spécifique comme 1873, s’appelle l’année ou les nuages sont petits. Et chaque année a son propre nom. Ils ont des manières de catégoriser les choses qui sont comme des parties de leur mémoire. Quand ils parlent d’une autre année, ça renvoie à d’autres souvenirs pour eux et je pense que c’est ce que j’essaie de comprendre avec le reggaeton, quand je sample et que je prends certaines petites phrases.

Sur le morceau « Gravity Waves II », tu juxtaposes un sample de Biggie Smalls a côté de celui d’un Indien de la réserve et les deux parlent de suicide. Est-ce que c’est une manière de montrer une forme de continuité dans la douleur, le traumatisme entre plusieurs communautés, même si elles sont touchées par des problèmes différents ?
Ce morceau, c’est celui dont l’on me parle et dont l’on se souvient le plus sur l’album. Le mec de Pitchfork me disait que mon album le mettait mal, qu’il ne pouvait pas toujours l’écouter et c’est vrai qu’il peut te placer dans un état mental un peu tordu à cause de ces morceaux. Quand j’écoute des vieux morceaux de Biggie, je suis surpris par leur brutalité et tu n’entends plus ça dans le rap aujourd’hui. J’aimais Kodak Black et NBA Youngboy quand ils sont apparus parce que c’était des jeunes qui parlaient de dépression, et après ça, ils sont devenus célèbres, ils ont gagné de l’argent et ça n’avait plus d’importance.

Avec ce morceau, je voulais tisser un lien entre les communautés qui vivent dans les banlieues, et les natifs qui ont les taux les plus élevés de suicide aux États-Unis. Je ne peux pas me rappeler d’un problème de suicide dans la communauté dominicaine, parce que c’est un sujet tabou. La famille ne va pas se sentir mal pour toi, ils vont plutôt penser que tu as merdé, et que ce n’est pas ce que Dieu voulait. Ce sont des communautés très religieuses et très conservatrices. Parfois, j’essaye d’aborder le sujet avec ma mère, et elle me dit que ce n’est pas une option. Le trauma, la dépression, dans la culture dominicaine, ça n’existe pas vraiment, ils n’ont pas le temps pour ça. Tu survis ou tu crèves. C’est comme ça que mes parents m’ont élevé, la tristesse n’est pas quelque chose qui arrive, ce n’est pas une condition.

Il y a un autre aspect à ta musique, c’est son côté très émotionnel. La manière dont tu choisis tes samples de reggaeton notamment, je pense à celui de Yandel sur le morceau « CLUB664B », qui insiste sur une forme de tendresse et de vulnérabilité. Comment est-ce que tu as choisi tes samples sur cet album ?
Dans mon école d’art, les films qui me captivaient le plus étaient sans émotion, sans musique, et une fois que j’étais diplômé, j’ai voulu redécouvrir tout ça. Je ne pense pas que ça soit une mauvaise approche, mais je voulais faire de la musique qui fasse pleurer les gens et qui leur fasse comprendre qu’il n’y avait aucun mal à ça. La première fois que j’ai envoyé mon premier album à Simone de Hundebiss Records, il m’a écrit pour me dire qu’il avait pleuré. J’ai réalisé qu’il avait compris l’intention et qu’il était touché. Il comprend l’espagnol, même s’il est italien et que c’est sa langue d’origine. Quelque chose dans ma musique a résonné en lui, et c’est génial de pouvoir traduire tes émotions de cette manière. Mais je pense que c’est aussi une réaction contre ce que j’ai appris pendant mes années d’études même si pour ma part, je ne suis pas quelqu’un de très émotionnel.

Quelle est le plus gros préjugé que tu rencontres concernant le reggaeton ? Je te pose la question parce que ta musique est décrite comme du « reggaeton ambient », et tu disais dans une interview que cela sonnait comme une dangereuse catégorisation. Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Tu penses qu’il y a une conception élitiste derrière ce terme, une opposition entre un genre électronique noble et une musique plus populaire qui devient d’un coup respectable ?
C’est un terme que les gens utilisent pour catégoriser ce que je fais. Cette contextualisation apporte honnêtement plus de compréhension et d’acceptabilité. Et je pense que quand tu ajoutes de l’ambient sur du reggaeton, tu commences à en faire quelque chose de plus distinguable. Mais j’ai toujours un problème avec ça, et je pense que c’est une contradiction au cœur même de ma musique que je ne suis toujours pas parvenu à analyser.

Le problème avec le reggaeton, c’est qu’il va être lié pour toujours à quelque chose de très sexuel et ce type de reggaeton rapporte énormément d’argent. Il y avait une époque où des artistes comme Yandel avaient des morceaux qui parlaient de la jeunesse, de la pauvreté ou de la politique et personne ne sait ça de lui. C’est ça le plus gros préjugé sur le reggaeton : que tout est basé sur l’argent. Mais tu peux dire la même chose pour le hip hop.

Pour le hip hop c’est encore pire, je regardais une interview sur Tray Deee, un vieux rappeur de Long Beach qui disait « Je pense que Nipsey Hussle est la seule personne qui soit partie de son quartier et qui y soit revenue ensuite. » Les gens oublient la charité tout le temps. Ça ne veut pas dire qu’ils n’aident pas, mais je me suis mis à me demander : « Où sera Cardi B dans 5 ans ? » J’étais un gros fan de Cardi B quand elle est apparue et on me demandait : « Pourquoi tu écoutes cette merde, cette musique de strip club ? » Et je la défendais, en expliquant que cette artiste avait eu une vie difficile, et qu’elle s’était créé un modèle avec beaucoup de succès, mais aujourd’hui je me demande si tout n’est pas construit autour de l’argent pour elle.

Pour la plupart des gens, le capitalisme est le début et la fin de tout, et parfois, ça me rend profondément triste et j’aurais aimé vivre dans une autre époque, 200 ans plus tôt, mais je suppose qu’on ne choisit pas ça.

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© Ebru Yildiz

Est-ce que tu te sens connecté avec cette scène appelé post club ? Penses-tu qu’il y a une évolution, une nouvelle approche, on a l’impression que cette scène est plutôt connectée à des causes, des approches engagées.
À chaque fois que quelqu’un me demande quel genre de musique je fais, je réponds reggaeton et j’en reste là. Et des fois, j’entends les gens parler de post-genre, mais je pense que ça n’existe pas. Il y a toujours une référence, peu importe ce que tu fais, il y a toujours un point de départ et il y a toujours une culture. Les gens parlent de post-genre mais je pense que c’est une manière d’être paresseux et de ne pas prendre leurs responsabilités pour incarner ce qu’ils doivent être. Quand tu parles de post-genre, je pense à une artiste comme Bad Gyal, qui dit qu’elle fait du dancehall et puis ensuite, qui explique qu’elle ne fait plus de dancehall, mais de la pop music. Non, tu fais du dancehall, du reggaeton, incarne ce que tu fais, incarne le pour la culture que tu représentes au lieu de l’utiliser.

Et c’est là où ça devient un problème pour moi. Je ne peux pas dire ça publiquement d’habitude, on me dit que je fais le hater, qu’elle se fait de la thune et qu’on s’en fout du reste. Mais non, tu dois être reconnaissant de la culture dont tu t’inspires. Il n’y a rien de post la dedans, on est en pleine régression plutôt et nous devons nous battre pour ce qu’on a acquis il y a longtemps déjà.

Je pense que post club désigne aussi une manière de repenser la musique de club, en dehors des standards formels établis.
Oui je suis complètement d’accord avec ça, la plupart du temps ça a du sens, mais les gens utilisent aussi ce terme de manière détournée, pour ne pas être catégorisé. Et ce n’est pas tant être catégorisé, moi je veux contribuer à l’histoire du reggaeton. Si tu veux le désigner comme de la musique électronique, c’est cool, mais c’est cette communauté que j’essaye d’atteindre.

Le problème avec moi, c’est que je dois toujours surmonter ces contradictions. Les gens de mon pays, là d’où ma musique vient, ne s’intéressent pas du tout à moi ou à ce que je fais. Je suis allé en République Dominicaine pour jouer une fois, et je me suis presque fait huer. J’entendais les gens se demander « pourquoi est-ce qu’il joue ce morceau ? ». Je crois que j’ai besoin de comprendre ça, mais en même temps, je ne vais pas faire du reggaeton pop comme en République Dominicaine.

Quels sont tes prochains projets après cette petite tournée ?
Je veux commencer à travailler avec des gens. Des gens dans la communauté que je connais déjà. Avant ma musique était attachée à mes problèmes d’addiction, j’étais seul et j’avais honte de sortir. Aujourd’hui, j’en ai fini avec cette phase solitaire et je veux essayer de travailler avec des rappeuses, des chanteuses de reggaeton et je veux quelqu’un qui sache vraiment rapper. Je ne sais pas si tu connais La Hill, Felix Hall me l’a fait découvrir, c’est une rappeuse reggaeton que personne ne connaît vraiment, et ses textes sont profonds.

Le problème est que lorsque que les gens écoutent ma musique, ils la voient comme trop connectée à une émotion. Du genre : « Oh ta musique est sombre ». Du coup pour l’instant ça ne marche pas trop, et j’ai essayé avec de nombreux artistes déjà.

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