Kiddy Smile chez Macron : et si on avait manqué l’essentiel ?

Kiddy Smile, Macron

Macron et son équipe de com’ 2.0 a organisé, probablement bien à l’arrache, et comme pour faire passer la pilule de plusieurs mois de prises de décisions nauséabondes (en vrac : loi asile immigration, handicapé et logements sociaux, réforme de la SNCF, et on en passe), une super teuf à l’Elysée pour la fête de la musique. Censée être ouverte au public sur invitation, on a l’impression, quand même, que les invités ont été triés sur le volet. Le réalisateur Stéphane Gérard le rappelle très bien dans Frictions Magazine : « Sur la vidéo du concert, il y a 1500 personnes livides, transparentes, tellement pâles. Et au milieu, pendant quarante-cinq minutes, shining stars ».

Grosse mêlée médiatique

Jusqu’ici il n’y a de quoi faire une syncope, ce n’est pas comme si l’on découvrait la communication hyper-rodée de Jupiter, ni sa capacité à récupérer des pans entiers de la musique populaire à son profit (On n’est pas tous nés sous la même étoile, Manu), même s’il faut bien dire que c’est peut-être une fois encore à son désavantage. Ce qui a enflammé médias généralistes, partis politiques et communautés queer / queers of color (c’est important de les distinguer pour la suite de l’histoire), c’est la venue de Kiddy Smile, parangon de la scène voguing parisienne (française ?). La polémique a débuté dès l’annonce de sa programmation. Traité littéralement de « collabo » par une partie de la communauté queer, à savoir des queers blancs, Kiddy Smile s’est ainsi expliqué sur son geste :

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La prise de position de la part de l’intéressé a donc été mûrement réfléchie, quoi qu’on en pense à ce stade. Mais c’est bien après le concert que la controverse a pris des allures de grosse mêlée médiatique. Les médias généralistes relaient la performance (en disant au passage à peu près n’importe quoi sur la culture voguing en général et la scène parisienne en particulier : les partis de droite et d’extrême droite y voient un dévoiement de la fonction présidentielle, LREM une célébration de la diversité (sacré Castaner), les queers blancs une collaboration avec un pouvoir oppressif pour ses communautés et un pink/blackwashing de la part du président, et les queers of colors un high jacking de haut niveau, une visibilité enfin acquise pour leurs communautés et un statement politique fort. Les prises de position sont donc tranchées : entre collabo et coup de maitre, personne n’a tenté d’analyser en détail les problèmes et les paradoxes que pose ce genre de situation.

Premièrement, ce qui est est clair, c’est que 1/ on ne peut que se délecter des réactions d’un parti de la classe politique, 2/ ça fait du bien de ne pas seulement voir des pédés blancs classes moyennes accéder à un peu de visibilité 3/ puisque, on va essayer de le montrer, ce type de prise de position à toujours des effets paradoxaux, voire contradictoires, il est d’emblée exclu de dire ce que Kiddy Smile et sa troupe auraient dû faire, s’il a eu raison ou non. Comme le dit Stéphane Gérard à leur propos : « Ne nous trompons pas, leur pouvoir est relatif, leurs positions restent fragiles. »

Homonationalisme & high jacking

Si on laisse donc de coté les réactions homophobes et racistes d’une partie de la classe politique et de la société civile, quel est le problème ? Deux positions s’affrontent, qui ratent peut-être une partie de la question. On a d’un coté l’analyse suivante : répondre à une invitation du pouvoir en place, venir animer une soirée présidentielle pour la fête de la musique, c’est collaborer. En un mot, ce qu’on pourrait voir comme une nouvelle forme d’homonationalisme. Concept forgé de J. Puar, l’homonationalisme désigne à l’origine la manière dont les Etats-Unis normalisent une partie de la population LGBT (gays et lesbiennes blanc.he.s, classes moyennes) au détriment des queers of colors et des étrangers pour servir une politique impérialiste. Sauf que le cas paraît ici plus compliqué (ce sont des queers of colors qui sont invités), même s’il s’agit bien d’une récupération visant à servir des objectifs politiques. Par cette opération de communication, c’est-à-dire en véhiculant des images d’un président soucieux des minorités (et là il fait fort en allant taper à l’intersection de plusieurs système de domination, la race et la sexualité, voire le genre), Macron vient draguer l’électorat traditionnellement de gauche, se séparant symboliquement de la droite et de l’extrême droite alors que, pratiquement, il mène une politique complètement conforme à leur vision des choses. Il aurait donc été du devoir de Kiddy Smile de refuser l’invitation.

De l’autre, on a la position des queers of colors, qui rappellent à juste titre qu’un pédé noir et fils d’immigré n’a jamais eu tant de visibilité, n’a jamais été invité par un président. Cette occasion ne pouvait donc pas être loupée, et elle aura permis : de rappeler que ces gens existent, de profiter de cet espace médiatique pour faire passer un message politique, de mettre un peu de baume au coeur à ces communautés. En d’autres termes, Kiddy Smile a profité de cette occasion pour rendre visible une position spécifique : celle d’un pédé noir, invisibilisé de manière générale, mais aussi même dans les milieux militants queer.

©Christophe Petit Tesson / POOL / AFP

Soit. Mais à s’en tenir là, on manque une partie du problème. Il faut d’abord distinguer le fait de répondre à une invitation, de profiter d’un espace politique, et de se laisser prendre dans une machine communicationnelle. On pourrait très bien imaginer un Kiddy Smile venant jouer à l’Elysée et refusant de se laisser prendre en photo avec le couple présidentiel. Le « high jacking » n’en aurait peut-être été que plus fort. Venir jouer et se barrer. Là où, en revanche, Kiddy Smile a raison, c’est que la technique de « briller par son absence », elle fonctionne quand on est Johnny Hallyday. Personne n’en aurait eu rien à foutre qu’il refuse de venir jouer. À un niveau purement stratégique, sa solution semble être la bonne. Ensuite : est-ce que Kiddy Smile a vraiment profité de l’espace qu’il est venu high jacker ? Il annonçait sur son Facebook avoir l’intention de porter un t-shirt « fils d’immigré, noir et pédé ». « Avec la loi asile immigration, je n’existerais pas ». Or seule la première partie du slogan s’est en réalité retrouvée sur le t-shirt, et cette amputation modifie en profondeur les sens possibles de son geste. Dans la version annoncée, on se retrouve devant la prise d’un espace politique pour affirmer, dans le lieu même du pouvoir, qu’on n’est pas d’accord avec lui. En somme : nous ne voulons pas de votre loi asile immigration. Dans la seconde version, on affirme simplement qu’on existe, c’est-à-dire qu’on prône la visibilité pour la visibilité, ce qui est nettement plus problématique. (Même si on se doute bien qu’il n’a surement pas eu le choix quant à l’amputation).

Quelle est la valeur de la visibilité en tant que telle ? Si elle est mise à profit pour tenir un discours, porter une revendication, alors elle est essentielle. Ici, que nous dit-elle ? Certes, elle permet de dire « j’existe, en tant que tel ». Mais la visibilité doit-elle être une fin en soi ou est-ce qu’elle doit être un outil au service de luttes ? Amputer une partie du message annoncé modifie en profondeur le sens même de la prise de position. D’où la seconde question : qu’est-ce que veut dire « avoir de la visibilité » dans ce dispositif médiatico-politique là ? En d’autres termes, il faut rappeler qu’une image ne prend sens qu’à travers le dispositif matériel, économique et symbolique dans lequel elle s’inscrit. C’est la bonne vieille thèse de McLuhan, que la nature d’un média (ici une image relayée sur des réseaux sociaux) façonne son sens même : « En réalité et en pratique, le vrai message, c’est le médium lui-même, c’est-à-dire, tout simplement, que les effets d’un médium sur l’individu ou sur la société dépendent du changement d’échelle que produit chaque nouvelle technologie, chaque prolongement de nous-mêmes, dans notre vie. »

Mise à l’écart du statement de départ

S’il est délicat de répondre à cette question, il faut au minimum la poser. S’en tenir au deux prises de position résumées plus haut en vient à manquer cette interrogation fondamentale, qui est celle de toutes les luttes aujourd’hui : est-ce que politique et communication sont désormais inséparables ? Et si oui : comment accéder à un espace de revendication qui ne soit pas directement contaminé par ce dispositif, au point d’en rendre les messages inaudibles ou d’en pervertir le sens ? Comme le rappelle Serge Halimi, du Monde Diplomatique : “Certains groupes contestataires pensent se servir des grands moyens de communication sans s’y asservir. Pour ne pas avoir à aborder cette question de la récupération par les médias, ils déclarent qu’elle est secondaire, voire dépassée. Ils expliquent que la médiatisation va leur permettre, sinon de briser le consensus libéral, du moins de faire entendre leur petite musique alternative, que leur médiatisation va compenser leur absence de relais institutionnels, en particulier dans les partis politiques.» À ceci prêt qu’ici médiatisation et relais institutionnels s’enchevêtrent et que l’on accepte, par là, la « la personnalisation des luttes collectives. »

©Christophe Petit Tesson / POOL / AFP

La preuve : Kiddy Smile est venu s’opposer à la loi asile immigration et l’un des résultats de sa performance est le suivant : la presse ne fait que mentionner, en passant, son statement. Ce qui devait être l’un des objectifs du high jacking est relayé au second plan, et personne ne parle de l’abaissement du délai de 120 à 90 jours pour présenter une demande d’asile, du délai de recours qui passe de 30 à 15 jours, ou de l’augmentation de la durée maximum d’enfermement en centre de rétention administrative (de 45 à 135 jours). Il reste essentiel que Kiddy Smile ait profité de cette visibilité là mais, on commence à le voir, les effets qui en résultent sont paradoxaux, et peut-être indécidables. On ne peut affirmer de manière unilatérale les effets d’un telle prise de position. Alors, si l’on peut bien débattre de celle-ci, il semble quand même que le soutien à cette performance doive être la première réaction.

Si les effets politiques de la performance de Kiddy Smile peuvent apparaître ambigus, paradoxaux, la presse semble aussi avoir oublié qu’il n’était pas le seul à jouer ce soir là. On n’en voudra pas à Busy P et à son écurie de prendre la musique pour un simple divertissement et un pur business, en revanche on pourrait souligner, au passage, le silence de Chloé, elle aussi invitée à jouer. Rappelons quand même qu’elle a été au coeur de la nuit LGBT des années 90. Le club est un lieu de sociabilité LGBT, et donc un lieu politique. À ce stade, on se demande presque ce qui est le plus problématique : une prise de position, forcément ambigüe vue la période dans laquelle nous vivons, ou un silence total ?