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J’ai cru que devenir Jack Kerouac soignerait ma dépression

J'ai quitté l'Irlande pour une vie meilleure – et je suis revenu encore plus amoché.

L'autoroute 138, en Californie (Photo : ​Tiberiu Ana)

En 1908, quand Henry Ford lança la Ford T – la toute première voiture produite en série – voyager n'est pas seulement devenu plus abordable pour les Américains : la voiture a soudainement incarné l'expression de leur individualité. Les gens assoiffés d'aventure n'avaient plus besoin de s'entasser dans des trains bourrés d'inconnus ; ils pouvaient voyager seuls, avec une personne de leur choix sur le siège passager.

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Quand la Grande Dépression a frappé les États-Unis à la fin des années 1920, les Américains ne voyageaient pas que par intérêt économique. Ils souhaitaient aussi pouvoir confronter leur personnalité à celle des étrangers. Dans Les Raisins de la colère, John Steinbeck raconte l'histoire de Tom Joad, un paysan qui fuit l'Oklahoma – profondément affecté par la Grande Sécheresse – pour gagner la Californie.

Après la crise économique qui s'est achevée à la fin de la Seconde Guerre mondiale, une génération entière de jeunes issus des classes moyennes se sont rebellés contre la société : le concept d'adolescent était né. Ces jeunes ont très vite compris que la voiture pouvait servir leur désir d'évasion ; il ne fallait plus conduire pour se rendre quelque part, mais pour se trouver une vie meilleure.

Je suis tombé amoureux du Mythe de la route à 19 ans. Comme beaucoup de gens de mon âge, je venais de lire Sur la Route de Jack Kerouac. Figure de proue de cette époque d'insoumission, Kerouac a parcouru les routes américaines tout au long de sa vie.

Je traversais alors un moment difficile. J'étais au chômage, sans diplôme ; j'avais arrêté mes études après une dépression, alors que l'Irlande changeait radicalement. À cette époque, le pays avait écopé du surnom de « Tigre celtique », en référence aux Tigres d'Asie qui connaissaient une période de croissance exceptionnelle. Autour de moi, tout le monde ou presque gagnait de l'argent, tandis que je bataillais avec mes vagues ambitions.

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Naturellement, les voyages de Kerouac m'attiraient. Ils me paraissaient être une alternative idéale à l'université : j'aurais également l'occasion d'expérimenter tous types de drogue, comme les autres étudiants. Je pensais aussi que voyager me permettrait de lutter contre la dépression. Les voyages ne forment-ils pas la jeunesse ? Mais m'imaginer en auto-stoppeur dans la lumière froide du jour irlandais me semblait ridicule. Puisque je vivais sur une île que l'on peut traverser du nord au sud en à peine cinq heures, je devais me rendre en Europe pour connaître un peu de dépaysement. Avant toute chose, il me fallait trouver un moyen de financer mes envies d'ailleurs.

Chercher un job me paraissait inconcevable : je n'osais pas avouer que j'avais arrêté l'école à cause d'un déséquilibre mental. Je n'avais pas encore accepté ma dépression, peut-être à cause de ma famille où ce type de sujet semblait prohibé. Au plus profond de moi, j'ignorais jusqu'à son existence. Souvent, je me demandais si ce n'était pas mon apathie plutôt que ma mélancolie qui m'avait foutu en l'air.

Je cherchais frénétiquement d'autres œuvres qui portaient la même fougue que Sur la route – des bouquins et des films qui pouvaient assouvir mon besoin de liberté depuis le confort de mon lit. Ils décrivaient des inspirations mystiques que je souhaitais vivre, à mon tour, sur la route.

Un pote m'a parlé de Cinq pièces faciles, un road-movie sorti en 1970. Jack Nicholson y joue un mec à la dérive qui picole sans relâche. À l'inverse de Kerouac, son personnage tentait d'échapper à son passé. Plus jeune, il était considéré comme un prodige du piano. On devine à ses fréquents pétages de plombs qu'il regrette d'avoir abandonné cette vocation.

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Après quarante minutes de film, il voyage de Californie jusqu'à Washington pour rendre visite à son père, lequel l'a autrefois renié. Il cherche à se faire pardonner mais découvre que son père, victime d'une attaque cérébrale, est incapable de parler ou de se déplacer. Sans espoir d'obtenir un jour le pardon du pater familiae, il décide de tout plaquer – sa copine enceinte incluse – et part au Canada en stop.

Je suis loin d'être un prodige, mais je me suis beaucoup identifié au personnage de Nicholson. J'étais persuadé, comme lui, d'être destiné à une vie meilleure. Je me suis dit que si j'avais continué l'école – en ignorant le pessimisme sans fin qui m'habitait et mon continuel désir d'invisibilité – j'aurais pu combler les attentes de mes parents. Au lieu de ça, j'entendais ma mère sangloter dès que je quittais la table – sans doute parce qu'elle pensait que je ne pouvais plus l'entendre.

Mes parents ne m'ont pas renié comme le père du personnage de Nicholson : d'une certaine manière, ils cherchaient à me comprendre. Mais ils n'ont pas su passer outre leurs préjugés pour saisir l'ampleur de mes difficultés. Pour eux, j'étais le principal coupable de cette situation. Il ne tenait qu'à ma volonté de retrouver la « joie de vivre ».

L'auteur, sur la route, à la recherche de la paix intérieure

Mais je me souciais moins de mon cas quasi désespéré que de mon idéal de la route, soudainement corrompu. Dans Cinq pièces faciles, j'ai appris que voyager ne permettait plus de se trouver soi-même. Sur la route, on se perd.

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Je me suis demandé si mon interprétation de Sur la Route n'était pas erronée, si ma déprime n'avait pas déterminé ma lecture de telle sorte que j'appréhendais ce livre à travers le prisme de ma personnalité. Des années plus tard, je l'ai relu. Dans certains passages, Kerouac semble guéri de sa dépression, qu'il décrivait comme une « impression que tout était foutu ». Mais cette rémission n'est qu'éphémère, comme je l'ai découvert lors de cette seconde lecture. En conséquence, j'ai admis que Sur la Route et Cinq pièces faciles arrivaient à la même conclusion. Kerouac n'a sans doute pas réussi à l'exprimer clairement dans son livre – mais il a dû la crier à la face du monde lors de cette soirée où il s'est saoulé à mort, à l'âge de 47 ans : la route ne délivre personne.

À 19 ans pourtant, j'y croyais toujours. Les étendues sans fin me paraissaient capables de m'aider, à condition de les dominer. Puisque j'étais faible, la vigueur de la vie devait me guérir.

§

 Après quelque temps, j'ai réussi à gagner l'Europe. J'y ai trouvé un job. Mais il s'est avéré que cela ne changeait pas grand-chose. Tout le monde se foutait de ma dépression tant que je travaillais avec docilité. Et il n'existe rien de plus déprimant que ce genre de situation. Pendant des années, j'ai continué à souffrir.

J'ai pu voyager, mais en aucun cas comme Kerouac. Je squattais des trois-étoiles au lieu de me retrouver défoncé sur le lit moisi d'un bordel mexicain miteux. J'ai fini par réaliser que je n'étais pas Kerouac, qu'il m'était impossible d'être aussi brave que lui – que jamais je n'atteindrai sa liberté.

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Au final, voyager et vivre à l'étranger m'a frustré. J'aurais dû vivre cette expérience sans retenue, mais j'étais bien trop asocial pour engager un discussion avec des étrangers, trop intimidé pour pénétrer dans des bars qui fleuraient bon l'aventure, trop las, enfin, pour veiller jusqu'à l'aube. Ce sont ces banalités qui m'ont empêché de m'épanouir au cours de mes voyages. Mais elles ne furent que l'écho du jeune garçon que je fus, habitué à fuir ses responsabilités.

En y repensant, fuyais-je réellement ? Je crois que oui. Mais ma dépression ne me laissait guère d'autre choix. Pour être honnête avec moi-même, j'ai nié pendant très longtemps l'existence même de ma dépression. Ce n'est qu'aujourd'hui que je suis en mesure de me juger à l'aune de mes capacités, et non sur des mythes qui m'ont été dévoilés dans ces livres et ces films.

Certes, j'aurais aimé aller à la fac, ingurgiter des tonnes de drogues diverses et devenir Jack Kerouac. Mais comment astreindre mon corps à faire ce qui lui était impossible, comment assujettir mon âme à ce qu'elle ne voulait pas être ?

Aujourd'hui, j'ai 27 ans. Je suis de retour au pays et l'âge du Tigre celtique s'est achevé il y a presque dix ans. Peut-être est-ce la fin de cette période – ou peut-être aussi que je n'attends plus grand-chose de ce qui n'est, au final, qu'un bout de terre perdu aux confins de l'océan – qui m'a réconcilié avec l'Irlande.

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Ma dépression est toujours là. Elle s'est même aggravée ces derniers temps. Je ne pense pas que ce soit à cause du stress – récemment, je trouve que ma vie est plutôt pas mal. Avec l'écriture, je crois avoir trouvé la meilleur façon d'extérioriser ma détresse, et je gagne même un peu d'argent au passage. Je peux aujourd'hui, et j'ai conscience de ce privilège, conclure que mes traumatismes d'adolescents n'étaient qu'une partie de mon destin. Alors que d'autres se goinfraient pendant les années du Tigre celtique, souscrivant à des prêts qu'ils sont aujourd'hui incapables de rembourser, j'ai appris à vivre de presque rien ; tandis qu'ils étudiaient à l'université, en lisant les mêmes livres que moi, je restais dans ma chambre et découvrais la joie de l'écriture.

Aujourd'hui, ma vie est cernée d'incertitudes. Je m'inquiète pour des conneries sans fin. Les journées se confondent. Rares sont les moments que je peux qualifier d'heureux. Mais quelle satisfaction d'écrire ! Si certaines expériences me réjouissent, j'ai peur qu'elles ne soient pas viables sur le long terme. J'ai peur que les nuées de la dépression obscurcissent mon horizon, comme lorsque j'étais adolescent.

Mon obsession de la route n'est pas morte pour autant. Mais je me demande depuis si les bénéfices de telles expériences ne sont pas qu'éphémères. Pourrais-je un jour prendre la route comme Kerouac l'a fait, afin de surmonter ma dépression ?

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Mais j'ai assez réfléchi à la question pour comprendre que je n'y arriverai jamais. Je suis convaincu d'avoir tenté tout ce qui était en mon pouvoir: la méditation, la foi, le sport, la thérapie, pour ne citer que quelques tentatives illusoires. Je ne prétends pas avoir tout tenté – ni de m'être impliqué suffisamment pour que ces expériences aboutissent. Je peux seulement affirmer qu'après une décennie à repousser mes limites, en débauchant mon énergie, mon fric et mon âme avec tous ces traitements, que tout ne doit pas être nécessairement infécond.

Peut-être que je réclamais la route de tout mon être par simple besoin d'insoumission. Mes vagues ambitions me poussaient certainement à ne pas avoir la même vie que mes parents. Je ne voulais pas que ma vie soit une galère perpétuelle. Et je ne voulais pas être tourmenté par l'idée d'avoir un fils souffrant d'une maladie mentale sans oser évoquer le sujet avec lui. Mais, pour être franc, mon insoumission n'était qu'une vaste supercherie.

Je crois que mon obsession de la route est née de l'espoir – non pas un espoir de guérison, mais plutôt l'aspiration à cette réponse que j'avais tant cherchée. Je croyais qu'en voyageant, tout irait pour le mieux. J'avais tort.

Je crois que c'est à partir de ce moment-là que mon obsession s'est métamorphosée en torture. Je me cognais la tête, non seulement pour ne pas penser à ce que je ratais en quittant l'école, mais aussi pour tout ce que je ratais en me comportant comme une merde. Je me demande si ma passion pour les États-Unis était pertinente, si je ne me torturais pas en souhaitant visiter un pays qui, sans visa étudiant, ne m'ouvrirait jamais ses portes. Pourquoi savais-je tant de détails sur la Ford T alors que je n'en avais jamais conduit ? Pour quelles raisons ai-je consacré plus de temps à étudier la Grande Dépression plutôt qu'aucun autre événement de l'Histoire irlandaise ?

Malgré toutes ces désillusions, je me persuade toujours que j'ai les moyens de vaincre ma dépression. Je n'envisage pas, une fois plus vieux, de continuer à me battre contre elle. Pourrais-je supporter cela pendant 30, 40 ou 50 ans ? J'étais intimement persuadé que quelque chose finirait par me sauver.

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J'ai fini par admettre que je ne serais pas sauvé. Bien que je m'ordonne d'être plus fort, d'arrêter de me comporter comme une petite merde – ce que j'ai toujours fait, j'ai essayé cette méthode bien trop souvent pour me convaincre de sa pertinence ; me traiter de misérable étron n'est qu'une solution de facilité – toute ma vie, j'ai cherché des solutions faciles. Aujourd'hui, il est temps de prendre la réalité à bras le corps, d'arrêter de fuir.

Après tout ce temps, en suis-je encore capable ? Je pense en avoir encore les moyens. Je suis certain que je ne serai jamais assez courageux pour prendre la route sans déterminisme et en toute liberté, et je ne pourrai jamais me suicider. Ironiquement, cette peur qui m'empêche de devenir Jack Kerouac me maintient en vie.

Je suis trop fatigué pour ne plus me laisser aller, épuisé d'être dépressif, mais exténué de continuer à croire que l'espoir ne mène nulle part.

Peut-être que je n'ai aucune force morale. Mais je pense avoir accepté l'irrémédiable. Ma mélancolie et ma lâcheté feront toujours partie de ma personnalité. Si une rémission n'est pas à exclure, je ne pourrai pas forcer cette guérison. Cette guérison prendra du temps, nécessitera de la chance ; ou quelque chose que j'ignore encore. Tout ce que je sais, c'est que prendre la route et me déprécier en permanence ne m'aideront pas. Et pour la première fois de ma vie, je dois admettre que cela me convient.