Ce que j’ai appris de mon addiction au tarot divinatoire

L’année passée m’a vue développer une habitude assez tenace. À l’instar de ceux qui enchaînent cigarette sur cigarette, j’ai pu m’adonner durant mes heures oisives (et laborieuses) à un passe-temps qui m’aide à décompresser – le tarot divinatoire. Jusqu’à quarante fois par jour dans les moments où le doute et l’ennui étaient les plus prégnants, j’ai ainsi tiré mon tarot sur un sombre site internet sur lequel j’ai dû « tomber » un jour de grand désespoir. 123-tarot.com est ainsi devenu mon compagnon de routine, remplaçant peu à peu l’horoscope quotidien du 20 Minutes distribué à l’entrée du métro, premier pas vers l’abysse de la divination en code Java où je me suis trouvée.

Amour, travail, vie sociale, famille, argent… Selon l’humeur et l’angoisse, j’ai commencé à avoir recours à la fonction aléatoire du site (ne nous voilons pas la face) pour savoir si je devais me lancer dans tel ou tel projet, compter sur tel ou tel événement pour me sortir de l’ennui et de la précarité, ou encore envoyer tel mail ou tel texto à telle personne à tel moment. Les mauvaises raisons de consulter ce site attrape-couillons se sont faites si nombreuses ces derniers mois que je ne pourrais que rougir devant la constitution de mon historique internet, signe le plus probant des proportions inouïes prises par mon obsession pour le futur.

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Si l’addiction à la voyance est peu connue et rarement considérée, mes recherches m’ont amenée à constater qu’elle existe pourtant bien, et fait des victimes : les témoignages concernant l’addiction au tarot et à la voyance sont innombrables. Pour certaines personnes avec qui j’ai eu l’occasion de discuter sur certains groupes Facebook dédiés à la médiumnité, le recours à la voyance est apparu suite à la mort d’un proche, ou pour remédier à une certaine anxiété. Pour Sarah*, par exemple, le « besoin de savoir » est apparu après la mort de son mari. Depuis, elle poste régulièrement sur les réseaux sociaux des appels aux « ressentis » afin de savoir où son mari se trouve, ce qu’il est devenu, tout en ayant conscience qu’il ne s’agit pas d’un jeu et qu’elle doit refréner cette envie. Pour Marie*, il s’agit avant tout de se rassurer sur les éléments extérieurs. La consultation résulte directement d’une peur de l’avenir. Gabrielle, quant à elle, a perdu 6 000 euros auprès d’un charlatan qui lui parlait de ses « chemins d’incarnation ».

Photo : Rachel Glaves via Flickr

Certaines personnes vont jusqu’à dépenser des fortunes en séances de voyance, ou prennent des décisions sur un coup de tête en fonction des prédictions, jusqu’à perdre leur job, larguer leur femme ou partir à Tombouctou en solo (une extrémité à laquelle je ne suis pas encore arrivée – Thoth m’en garde). L’addiction à la voyance peut être chronophage, obsessive, et très coûteuse – et arriver à tout le monde. Comme me l’a expliqué Stéphanie Ladel, addictologue spécialisée dans les addictions sans substances : « Quelqu’un qui va tomber dans le piège de la voyance n’est pas plus crédule qu’un autre. Au début, il va y aller par curiosité. C’est comme les machines à sous : elles sont programmées pour donner l’impression au joueur « qu’il y était presque ». En voyance, on va avoir des prédictions un petit peu amples pour débuter, qui vont hameçonner la personne fragile, créer la confiance. Si on tombe sur quelqu’un qui utilise nos points faibles, ça va être très facile d’être attrapé. »

Pour ma part, j’ai tôt fait d’identifier ce dont il s’agit : une aversion pour l’incertitude devenue peu à peu obsessive. En bref, un grand besoin d’être rassurée. Ayant désormais l’âge de me gérer toute seule et d’entrer dans ce qu’on appelle « la vie active », je subis donc un sentiment de quasi-panique à chaque carrefour de mon existence, et reste immobile devant les différents chemins à prendre et les choix à faire. Ce qui est excusable, selon Stéphanie Ladel, qui, lorsque j’ai évoqué un potentiel lien à l’époque, m’a tout de suite parlé de la multiplication des choix qui s’offrent à nous : « Il faut être conscients qu’on a un choix incroyable de nos jours, sur absolument tout. Qu’il s’agisse d’amour ou de la marque de nos yaourts, les possibilités sont innombrables. On nous demande donc aujourd’hui de décider en permanence de petites et de grandes choses. Si certaines personnes s’en accommodent très bien, cela peut être compliqué pour d’autres. Elles peuvent alors chercher des réponses, à soulager leurs incertitudes. C’est le cas des personnes addict à la voyance. »

Photo : Pearlmatic via Flickr

Le tarot, donc, au cœur de ce tunnel obscur, m’est apparu comme une solution simple et pas trop nocive de remédier à mes angoisses existentielles (certains choisissent l’alcool, par exemple). « On retrouve souvent des addictions sans substances chez des personnes qui ne se sont pas permis la consommation de substances, ou un passage à l’acte. Les personnes accros à la pornographie par exemple, ont d’abord considéré cette pratique comme un moindre mal. C’est le piège des addictions sans substances – on ne les soupçonne pas. »

J’ai donc commencé à me rendre sur ces sites à un moment où tout, dans ma vie, semblait n’être qu’un sable mouvant prêt à se dérober sous mes pieds. Situation familiale difficile, vie affective trouble, incertitude professionnelle, impatience bornée, peur irraisonnée de l’inconnu, et besoin de stimulation permanente sont à l’origine de ce TOC qui ne témoigne de rien d’autre que d’une envie de m’extraire du présent, et d’un besoin exacerbé de contrôle sur les moments futurs. « En addictologie, on considère qu’il y a ce qu’on appelle des “comorbidités psychiatriques”, à savoir un maillage entre troubles psychiatriques (anxiété, dépression…) et pratiques addictives. Les personnes accros à la voyance sont des gens qui ressentent la précarité de la société plus que d’autres. Et ils cherchent à remédier à leur anxiété. L’addiction, c’est aussi la maladie du contrôle. Or, là, il s’agit de récupérer un peu de contrôle sur des choses extérieures à nous-même. Un besoin que l’on retrouve aussi dans l’anorexie. »

Mais suis-je responsable ? À une époque où les notifications à la pelle ponctuent nos interactions avec le monde, et où chacun expose sa réussite et son bonheur aux yeux de tous, passer une seule minute confronté à soi-même et à ses doutes devient de plus en plus étouffant. Certaines études ont montré que les notifications agissent de la même façon sur notre cerveau que la drogue ou l’alcool, nous envoyant des décharges de dopamine. De mon côté, j’ai réalisé que mon recours compulsif à 123-tarot.com était intimement lié au rapport que j’entretiens avec les moyens de communication moderne, dont les réseaux sociaux qui entretiennent un besoin croissant d’immédiateté et de reconnaissance.


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Paradoxalement, alors que les moyens de communication se multiplient, cherchant de plus en plus à « lire dans les pensées » des internautes (pensez aux nouvelles fonctionnalités de « vote par émotion » de Facebook), la frustration qui naît de l’existence d’asymétries d’informations est d’autant plus grande. Or, amour et travail sont, à 25 ans, les royaumes privilégiés de la précarité. Impossible de demander au mec qui était dans votre lit le week-end dernier s’il a apprécié autant que vous ce moment, ou d’être certain que l’énième maillon de la chaîne hiérarchique rencontré au cours de votre 6e entretien pour ce CDD tant convoité vous a apprécié à votre juste valeur. Dans ces situations, reste l’insupportable doute et l’inéluctable attente du texto, du mail, ou du signe qui vous offrira validation. Validation, qui, comme le souligne l’addictologue, est aujourd’hui plus que jamais visible et quantifiée : « On rallumerait son portable en moyenne 150 fois par jour, juste pour voir si on n’a pas une notification. Nous sommes tout le temps à vérifier. L’attention que l’on nous porte se mesure en likes, en notifications. Ça aussi, ça participe d’un comportement addictif, d’autant plus que les systèmes de récompense sont stimulés. »

Et dans mon cercle, la demande pour la voyance est elle aussi présente. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cette pratique n’attire pas que les crédules du coin mous du genou. Au contraire. Les quelques fois où je me suis amusée à jouer les voyantes pour mes potes m’ont témoigné la curiosité qu’ont les gens de mon âge pour cette pratique. Et même parfois, le sérieux avec lequel ils prennent ces prédictions.

Je me l’explique ainsi : la vision sur le long terme d’une génération à qui l’on rabâche qu’elle doit accepter la précarité est forcément bouchée. On nous parle d’adaptabilité, de flexibilité, et avec ces notions vient la nécessité de faire des choix, mais aussi paradoxalement la soumission à un ordre économique qui n’offre que des miettes. La liberté de choix, reste, bien souvent, une illusion. En résulte un mélange détonant et marécageux propice à la prolifération de l’incertitude et de l’angoisse. À une heure où la peur prend ses quartiers partout, dans la vie économique en passant par le futur de la planète plus que brumeux, et où l’on n’est jamais sûr de ne pas se rétamer sentimentalement (rien que le ghosting témoigne de la cruauté d’une époque où les liens entre individus sont en partie virtuels), il est légitime de chercher des moyens de reprendre un peu de contrôle sur l’inconnu, quand bien même celui-ci se ferait au détriment de toute rationalité à une époque où toutes les icônes ont fini au bûcher.

Cartes en main, j’ai eu l’impression de remédier un tant soit peu à des peurs qui devenaient incontrôlables et à un sentiment d’impuissance pathologique. Maintenant que ça va un peu mieux, je me sens prête à ranger les cartes pour laisser place à l’action et au libre arbitre. Pour le reste, vous pouvez parfois me trouver attablée dans un bar du XIXe, troisième œil dessiné au Posca sur le front, et paillettes sur les joues, prête à vous tendre le paquet de cartes et à vous demander de bien mélanger avant de couper.

*À la demande de nos interlocutrices, les noms ont été changés.