« Mon grand-père me racontait souvent des histoires. Mais quand on te raconte ça de manière assez succincte, tu retiens un peu et puis, en grandissant, tu oublies », constate Mélanie, 19 ans. L’étudiante en arts et communication à l’université Toulouse-II est originaire de Guadeloupe. En dehors de ce que lui a transmis son aïeul, la jeune femme dispose de peu d’information sur ses ancêtres. « Il m’avait expliqué que sa mère, quand elle était jeune, était esclave avant de devenir matrone. C’étaient les femmes qui s’occupaient des maisons des autres, des enfants, etc. ».
Au XIXe siècle, les colons français avaient réduit 250 000 personnes en esclavage, réparties entre les Antilles, la Guyane et la Réunion, d’après l’historien Frédéric Régent. Considérés comme des biens au même titre que les possessions immobilières où le bétail, les esclaves n’étaient identifiés que par un prénom et un matricule. Aujourd’hui, les informations à leur sujet demeurent rares. Depuis quelques années, plusieurs de leurs descendants cherchent à en savoir plus, comme pour mieux se réapproprier une partie de leur histoire. Et la publication de leurs découvertes a suscité un fort intérêt chez nos compatriotes antillais. On apprend comment les noms ont été attribués arbitrairement et les généalogistes nous expliquent par quels moyens ils espèrent remonter le plus loin possible dans leur ascendance.
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C’est sur les réseaux sociaux que Mélanie a entendu parler de la possibilité de chercher une trace de ses ancêtres. « Je me suis dirigée vers ce site qui est concentré sur la Guadeloupe et la Martinique. J’ai entré mon nom et j’ai trouvé une dizaine d’occurrences avec des villes qui correspondaient à celles où ma famille aurait vécu. Aux Antilles, quand tu donnes ton nom à quelqu’un d’assez âgé, souvent il sait d’où vient ta famille ». L’association Comité Marche du 23 mai 1998 (CM98) a mis en ligne le site Anchoukaj qui repose sur une base de données minutieusement établie.
« C’est vrai que l’on sent quand même un intérêt pour ces questions liées à la généalogie dans ces populations qui ont connu cet esclavage par l’intermédiaire de leurs ancêtres » – Frédéric Regent, spécialiste des sociétés esclavagistes dans les colonies françaises
Josée Grard tient la permanence de l’association CM98 où elle nous accueille près de la Porte des Lilas dans le XXe arrondissement. Elle fait partie des premières personnes à avoir exploité le « Registre des nouveaux libres », établi à partir de 1848, qui attribuait des noms de famille aux anciens esclaves pour les inscrire à l’état civil. Avec ses amis, elle a patiemment photocopié puis indexé manuellement le document. La femme aux cheveux grisonnants exhibe de lourds cahiers contenant une copie du précieux registre. Les pages sont couvertes d’une belle écriture manuscrite. « Au début, on était novice et il a fallu qu’on s’adapte », s’amuse Josée. La calligraphie extrêmement serrée s’avère compliquée à déchiffrer. Le document leur permettra néanmoins d’isoler et de regrouper dans une base de données les premières personnes ayant reçu chaque nom, ainsi que leur âge et matricule, l’habitation correspondante et leur propriétaire.
Les membres du CM98 vont être les pionniers de ce pan méconnu de l’Histoire. Et cette entreprise fastidieuse menée par l’association va faire des heureux. C’est ce que confirme Frédéric Régent, maître de conférence à l’université Paris I, spécialiste des sociétés esclavagistes dans les colonies françaises et lui-même descendant d’esclaves. « Ce travail qui a été initié par des associations mémorielles ou généalogiques sert aussi à l’historien, nous explique l’universitaire. J’ai utilisé les bases de données du CM98 pour comprendre le fonctionnement de la société esclavagiste. C’était un gagne temps considérable ». Et les associatifs continuent de défricher le terrain. « Il y a des registres qui ont disparu, déplore Jean-Yves Prudentos, un membre de l’association. On essaie de les reconstituer en se basant sur les actes de mariage sur lesquels vous avez les numéros du registre des nouveaux libres et leur filiation ».
« J’ai trouvé le concept bien parce que l’on n’a pas trop d’informations. Après avoir fait mes recherches, j’ai commencé à partager ça avec quelques amis pour leur montrer », raconte Mélanie. Au-delà des cercles de généalogistes et de chercheurs, le site Anchoukaj suscite l’engouement. « Quatre ou cinq personnes nous contactent chaque jour à ce sujet », affirme l’un des administrateurs de la base de données. Le département de Guadeloupe s’est associé à la démarche. « On les remercie parce que, effectivement, grâce à eux, on constate que l’on a plus d’usagers », nous confie-t-on aux archives départementales. « Certes ça ne nous apporte pas tellement de choses en dehors du prénom, du numéro de matricule et de la ville, mais on est curieux de le voir parce que l’on ne sait pas tout ça », reconnaît pour sa part Mélanie. Frédéric Régent en convient lui aussi : « C’est vrai que l’on sent quand même un intérêt pour ces questions liées à la généalogie dans ces populations qui ont connu cet esclavage par l’intermédiaire de leurs ancêtres ».
Les recherches se compliquent lorsqu’il s’agit d’explorer les périodes antérieures à l’abolition de 1848, mais l’association CM98 planche sur la question. « Avant l’abolition, la seule manière de retrouver les esclaves, c’est sur les actes d’inventaires qui étaient dressés par les notaires. Mais il y avait aussi les contrats de mariage, les actes de reconnaissance, les demandes d’affranchissement », nous explique Jean-Yves Prudentos qui travaille au sein de l’association sur les actes notariés. « C’est notre mine », nous confie sa collègue Josée Grard. « Pour la Guadeloupe, on a pratiquement tout. Et pour la Martinique, on a les actes notariés sur la période 1825 à 1848 », détaille ce dernier. Les tout premiers actes notariés en Guadeloupe et en Martinique sont établis au milieu du 18e siècle. Aux archives nationales, ils sont disponibles à partir de 1777.
« C’est un peu tragique parce que ces noms de famille ont été attribués arbitrairement. L’ancien esclave ne choisissait pas ce nom encore porté de nos jours par ses descendants » – Dimitri Garnier, employé aux archives départementales de Guadeloupe
La lecture des documents exhumés par l’association se révèle riche d’enseignement sur la période de l’abolition de l’esclavage, au milieu du XIXe siècle. La manière dont les anciens esclavagistes ont attribué les noms donne souvent des frissons. « On trouve des Grospoil, Grosdesir ou bien Misère, constate Frédéric Régent. On a estimé le nombre de personnes ayant des prénoms ridicules à 0,7 %. En termes de proportions, c’est minoritaire, mais c’est déjà trop ».
Pour Dimitri Garnier, employé des archives départementales de Guadeloupe, le problème est plus général. « C’est un peu tragique parce que ces noms de famille ont été attribués arbitrairement. L’ancien esclave ne choisissait pas ce nom encore porté de nos jours par ses descendants », déplore l’archiviste. Il nous explique l’intérêt de consulter les documents qu’il conserve. « Il faut que le descendant d’esclave puisse retrouver pourquoi l’officier d’état civil a donné ce nom particulier à sa famille en 1848. Et pour essayer de trouver des éléments de réponse, il faut voir les vrais registres. C’est en connaissant le nom des voisins de l’habitation qu’on peut trouver une logique ». Il nous montre comment dans une habitation, tous les esclaves pouvaient écoper d’un nom latin, alors que dans une autre c’était les villes d’une région du sud de la France.
« Je n’avais pas cherché plus que ça avant de voir ce site. Je n’ai pas trouvé mon arrière-grand-mère. Il faudrait que je cherche son nom de jeune fille », se décide Mélanie. De son côté, Jean-Yves Prudentos envisage de nouvelles perspectives pour découvrir l’origine des esclaves. « Il y a peut-être une manière de trouver. Il y a un bouquin, établi, par Jean Mettas, qui liste tous les vaisseaux partis des ports français sur lesquels il y avait des esclaves ». Le Répertoire des expéditions négrières françaises au XVIIIe siècle, auquel fait référence le généalogiste, constitue une somme de plus de 1700 pages. Grâce à cette bible, Jean-Yves Prudentos espère pouvoir effectuer des rapprochements qui permettraient de déduire l’origine exacte des esclaves.
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