« Quand tu sautes les scènes de cul dans SAS, c’est que t’as réglé tes problèmes sexuels »

Les plus jeunes ignorent certainement la signification de l’acronyme SAS. Qu’ils demandent à leurs parents : ils répondront du tac au tac, tant cette série de romans d’espionnage érotico-géopolitique – et surtout ses couvertures sulfureuses – ont marqué les années 70 et 80.

SAS pour Son Altesse Sérénissime. C’est le prédicat honorifique du héros de la collection, le prince Malko Linge, aristocrate autrichien qui parcourt le monde pour arrêter les méchants et sauver des vies. Il est né en 1965 de l’inspiration de Gérard De Villiers, écrivain et véritable espion, à qui le journaliste Benoît Franquebalme consacre une biographie qui paraît ce 24 mai aux éditions Plon.

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Misogyne, réactionnaire, facho… Gérard De Villiers, l’était certainement. Mais il n’en reste pas moins un des plus gros vendeurs de livres de l’histoire française : 100 millions de ses cultissimes SAS se sont écoulés de son vivant. Alliant sexe et armes à feu, la collection est le plaisir solitaire des taulards : pas un film sur les prisons tricolores où ne figure pas, dans un coin de cellule, une de ses couvertures emblématiques. Mais celui que l’on surnomme « GDV » était aussi lu dans les hautes sphères de la société. Pour le cul, bien sûr. Mais aussi pour la fine connaissance qu’il avait des conflits armés à travers le monde : « Si on reprend mes deux cents livres, on a une bonne idée de ce qui s’est passé en géopolitique ces cinquante dernières années », se plaisait-il à dire, avec la modestie qui le caractérise.

Reste que pour nourrir son inspiration, GDV a parcouru plus de 130 pays. Au fil de ses voyages, il s’est construit un solide réseau de contacts dans la diplomatie et le renseignement, ce qui lui a permis d’anticiper certains événements comme l’assassinat du président égyptien Anouar Al-Sadate en 1980, ou l’attentat contre le bâtiment de la sécurité nationale à Damas en 2012. A force, les informations glanées par De Villiers ont suscité l’intérêt du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, futur DGSE, qui en a fait un de ces « honorables correspondants » comme on dit dans le jargon pour désigner ceux qui distillent bons tuyaux aux amis de la République – et fausses infos à ses ennemis.

Pour écrire et publier quatre SAS publiés par an, Gérard de Villiers s’appuyait sur une recette devenue légendaire : zones troubles, violence, torture, barbouzes et bimbos lubriques. À chaque fois, Malko Linge, en quête d’argent pour réparer son château de Liezen, part traquer méchants pour le compte de la CIA (communistes, bandits, djihadistes…) et réussit à déjouer des complots visant de grandes personnalités (le shah d’Iran, Hussein de Jordanie, Gorbatchev), tout en enchaînant les conquêtes. Ses pérégrinations ont débuté en 1965 en Turquie – SAS à Istanbul – et se sont achevées à Moscou – Le Vengeance du Kremlin – en 2013, peu avant le décès de son créateur le 31 octobre de la même année.

La vie de Gérard De Villiers ressemble à ses SAS : riche, intrigante et passionnante. Et diablement sexy. Pour preuve, voici trois extraits de sa première biographie complète.

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C’est à peu près à cette période que la touche « porno chic » fait son apparition dans les SAS. Certes, après le terne premier tome, on était vite monté en gamme dans les « tourbillons de cris et de gémissements » (1965) ou avec des coïts décrits comme « un long tamouré ponctué de brèves saccades » (1966). Mais 1968 libère complètement l’écrivain. En 1969, dans Escale à Pago-Pago, le sexe de l’Hindou Nabi Khalsar « boit » un liquide rougeâtre dans une soucoupe, fait l’amour avec Grace Lohan et le dégorge intact dans la soucoupe. Une belle preuve de self-control sexuel. Quelques tomes plus tard, dans Le Bal de la comtesse Adler, une protagoniste use d’un vagin soporifique quand, dans Requiem pour Tontons Macoutes, une certaine Simone Hinche se fait prendre par un âne dans un bordel d’Haïti. Pour cette dernière scène, l’auteur n’a eu qu’à puiser dans sa mémoire : quelques années avant, avec son copain le photographe Jacques Harvey, à Los Angeles, ils avaient, affirme-t-il, été les témoins d’un accouplement entre une femme et un guépard !
Tout au long des deux cents SAS, les conquêtes de Malko vont frémir, haleter, feuler et se faire caresser, entraver, besogner, écarteler sans relâche. Notre héros ne se lassant jamais de s’enfon- cer dans leur « fourreau onctueux » et de les « transpercer jusqu’à la garde ». Malko a deux passions : la sodomie et la fellation (« un rapport très asymétrique entre les hommes et les femmes », selon le sociologue Erik Neveu).
Cela vaudra à l’auteur cette question d’une journaliste à la télé : « Aimeriez-vous que l’on parle de votre mère comme vous le faites des femmes dans vos livres ? » « Dans SAS, les bombes sexuelles alternent avec les bombes réelles, savoure son ami Patrick Besson. Ce sont des rapports de la DGSE dans lesquels on aurait oublié quelques photos pornos. »
Pourtant, Serge Brussolo l’assure : « Dans la vie courante, il ne parlait jamais de sexe. De politique et d’espionnage, oui, abondamment, mais jamais de sexe.» Une assertion confirmée par d’autres amis de GDV, comme le docteur Eric Girard (cousin de Renaud) : « Il avait un talent pour écrire ça, mais on ne parlait jamais de sexe. Pas une blague salace, pas de réflexion quand on se voyait. » Il se rend parfois à des ventes aux enchères, pour se procurer des stocks de livres très anciens. Il choisit des ouvrages érotiques pour réécrire les scènes, et les adapter. Le filou s’inspire aussi de choses vues ou entendues. « Une fois, autour d’une vodka, je lui ai confié un souvenir sexuel, se marre son ami, le journaliste Laurent Boussié. Je l’ai retrouvé dans Le Maître des hirondelles (2011) sur quatre lignes quelques mois plus tard ! »
Gérard assure qu’il ne peut pas ralentir l’action en consacrant quinze pages à la manière dont Malko séduit une femme. Il ne cache pas non plus que l’écriture de ces scènes est compliquée. Ce sont ces pages qui lui donnent le plus de mal. Alors, il fantasme, écrit et fiche en l’air les trois quarts de sa production. Et pas question de faire appel à des souvenirs personnels : cela ne sert pas à grand-chose. Il lui est arrivé de vouloir raconter une scène érotique dont il conservait un souvenir fabuleux. Eh bien, très souvent, sur le papier c’était le bide. Alors qu’un simple fantasme qu’on a imaginé et trituré dans sa tête, sitôt couché sur le papier, ça flambe ! Evidemment, il ne peut s’empêcher de frimer : « Quand vous vivez une vie intense, vous vivez une vie sexuelle intense, c’est logique. Tout va ensemble. C’est le reflet de ce que j’aime. »
Des propos nuancés par une experte, Brigitte Lahaie, qui pose en couverture du SAS Panique au Zaïre, en 1978 : « Ça reste très gentil. Je garde un très bon souvenir de De Villiers. Il est très différent de Malko, mais on voit bien que c’est lui et qu’il se met en scène dans SAS. Même si je ne pense pas qu’il ait vécu un quart de ce qu’il raconte. » « Les scènes de cul? Peut-être qu’il prenait des notes quand il baisait, sourit son ami le photographe Patrick Chauvel. Je pense que c’est un truc qui se nourrit tout seul, car les filles avec qui il couchait avaient lu SAS. Gérard est un type qui s’amusait beaucoup. »
Associés aux couvertures sexy, ces passages olé olé si durs à rédiger ont pourtant façonné l’image des SAS. A une époque, on les lit en cachette, comme Lui ou Playboy. Au point, pour beaucoup, de masquer le fond. Pour Gérard, cela ne semble pas poser problème. « Il me disait : “Quand tu sautes les scènes de cul dans un SAS, c’est que t’as réglé tes problèmes sexuels” », raconte Boussié. De Villiers admettait volontiers que cette touche porno- chic participait du succès de sa série et l’assumait. Au départ, c’était principalement pour se démarquer de la « Série Noire » et de sa timidité sexuelle qu’il l’avait adoptée : « J’ai donc décidé que mon héros se conduirait avec les femmes comme un individu normalement constitué, explique GDV dans ses mémoires. Et je me suis amusé à décrire ses aventures sentimentales avec un certain nombre de détails alors introuvables dans les autres ouvrages de distraction. » Rappelons-nous que, au début des SAS, Emmanuelle ou Histoire d’O se vendaient quasiment sous le manteau.


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Il s’occupe aussi personnellement de choisir les armes figurant en couverture des SAS. A partir des années quatre-vingt, son repaire est l’armurerie Courty & Fils, rue des Petits-Champs (2e) à Paris. Pilier de cette maison centenaire, Bruno l’y a reçu des dizaines de fois. « Au début, il ne voulait pas de fausses armes. A la fin, il a transigé et acceptait aussi des répliques en plastique type airsoft gun.» Ce fut, par exemple, le cas en 2009 pour le SAS Le Piège de Bangkok.

« Il n’avait pas le droit de transporter les armes, poursuit Bruno. Il les choisissait, puis j’allais avec lui au studio. Il venait me chercher avec son chauffeur en Jaguar pour m’emmener dans le 9e arrondissement. On en prenait dix ou quinze dans deux attachés-cases à chaque fois pour avoir le choix. » Bruno se souvient d’un client « très sympa qui nous avait à la bonne. Il connaissait un vrai panel des types d’armes existantes. Je lui ai même prêté des armes m’appartenant. Il y a un pistolet Jericho à moi sur deux couvertures. Il aimait les gros flingues mais ça dépendait du mannequin qui les portait. Ça dépendait du stock, aussi. On lui proposait des nouveautés mais il ne prenait pas forcément des armes récentes. Cela pouvait être des armes de poing, des pistolets-mitrailleurs, des fusils à pompe, des kalachnikovs plaquées or, etc. Il aimait nous raconter ses voyages. Chaque fois qu’il passait au magasin, il amenait un exemplaire du dernier SAS à chacun. Du champagne aussi, parfois. On lui prêtait les armes gracieusement car l’armurerie était mentionnée au début du SAS sous forme d’une note “Prêtée par…”. Ce qui est sûr, c’est qu’il aimait manipuler les armes. Certains mannequins aussi, même si, souvent, elles étaient trop lourdes pour elles ! »

Il aime tellement les armes que, à la fin des années soixante-dix, il s’associera même avec un ami au sein de la société S.A. Gérand pour équiper la police française.

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Grâce à Yvan de Lignières, de Villiers établit une connexion solide avec le SDECE, future DGSE. Le colonel lui présente Alexandre de Marenches, patron du service, et il devient un habitué de la Piscine, surnom de son siège, boulevard Mortier, dans le 20e arrondissement de Paris. Pierre Marion, l’amiral Lacoste, René Imbot, François Mermet… Il est, par la suite, systématiquement et régulièrement invité à déjeuner par les patrons du contre-espionnage français. C’est aussi de Lignières qui présente à Gérard Philippe Rondot (dit « Max »), alors jeune officier au SA. Il deviendra un de ses plus proches amis… et une de ses meilleures sources.

A l’époque, il ne se contente pas d’avoir ses entrées à la Piscine, il en devient l’un des innombrables rouages. Selon Michel Roussin, alors directeur de cabinet de De Marenches, il commence alors à officier comme « honorable correspondant » (HC) du SDECE. « L’officier traitant de Villiers était le colonel de Lignières. Le SDECE utilisait SAS pour faire de la désinformation, c’était la mode à l’époque. Par lui, on faisait passer des messages. De Marenches raffolait de ça », révélera, trente-cinq ans plus tard, Roussin au Monde Magazine. Serge Brussolo l’affirme : « Un général, ancien directeur des services secrets, m’a un jour déclaré : “Gérard de Villiers s’est toujours montré un excellent HC, il nous a rendu d’immenses services.” »

« Gérard de Villiers était effectivement ce qu’on appelle un “honorable correspondant”, nous assure Philippe Bouvard. J’étais assez ami avec Alexandre de Marenches sous Giscard. Un jour, il m’a invité à la Piscine. Là-bas, il y avait une grande pièce avec un planisphère hérissé de petits drapeaux qui correspondaient aux honorables correspondants. Il m’avait parlé de Gérard comme de quelqu’un qui, après chaque voyage, lui rapportait des renseignements. Gérard ne s’en cachait pas, pas devant moi en tout cas. J’en ai parlé avec lui. Il était assez fier d’avoir une place dans un organigramme officiel. Il avait été obligé très tôt de nouer des liens privilégiés dans les ambassades de France à l’étranger pour pouvoir circuler, avoir une accréditation. Je pense qu’on lui a dit qu’en retour, il faudrait qu’il donne quelques renseignements. » « C’est courant, relativise son ami le juge Bruguière. Dans le monde anglo-saxon, tous les hommes d’affaires sont des agents de renseignements. Comme il bourlinguait beaucoup, il est possible qu’il l’ait fait d’initiative. »

Comme John le Carré, Ian Fleming, Ernest Hemingway ou Graham Greene avant lui, il intègre donc la confrérie des écrivains frayant de manière incestueuse avec le monde des espions. « Il faut croire que j’avais un tropisme pour ces activités, confiait-il. Je considère que le renseignement, ce qu’on appelle “ intelligence” en anglais, c’est la forme de guerre la plus… intelligente. C’est moins brutal, c’est beaucoup plus subtil, cela met en jeu des mécanismes beaucoup plus intéressants. […] Ce sont des jeux de rôle. Il ne faut pas hésiter à faire des choses qui sont réprouvées par la loi ou même par la morale. Comme tuer des gens, monter des coups d’Etat, faire des manips vicieuses. Mais c’est comme ça… Vous savez, ceux qui ont poussé le système le plus loin, ce sont les Israéliens. […] Les grands espions, ce sont tous des nationalistes, ce sont des gens qui aiment leurs pays. Ce sont des gens que ça ne gêne pas d’avoir une double ou une triple vie. De ne pas dire à leurs amis, à leurs femmes, ce qu’ils font, etc. Et puis ce sont tous des gens profondément honnêtes, d’une grande rectitude d’esprit. Ce sont des gens courageux, ce sont des gens désintéressés. C’est un métier que j’aurais très bien assumé. » A défaut, il piochera certains de ses meilleurs amis au sein de la profession. Les « gens » du renseignement estiment qu’il les comprend, les connaît et les respecte. Cela les amuse de voir raconter de façon correcte des histoires qu’ils ont vécues et ne peuvent raconter eux-mêmes. « Je les démarque suffisamment pour que ce ne soit pas nuisible à qui que ce soit, précisait GDV. C’est pour ça que je n’ai jamais écrit de SAS se déroulant en France. Je ne peux pas utiliser des gens qui sont mes amis, que je respecte. Ou des situations qui pourraient nuire à mon pays. »

Dans les années qui suivent, la litanie des SAS peut être croisée avec la carrière de De Lignières. Commando sur Tunis (1982) et Coup d’Etat à Tripoli (dans lequel, en 1992, l’auteur donne l’organigramme des services secrets libyens) doivent sûrement beaucoup à « Lionel », lui qui, en 1977 et 1980, aida les gouvernements égyptien et tunisien à se défendre contre les incursions libyennes sur leurs territoires. Au milieu des années quatre-vingt, le colonel de Lignières devient attaché militaire auprès de l’ambassadeur de France à Tunis. Danse macabre à Belgrade (1986), qui conte la traque d’Abou Nidal, ne peut qu’être relié à la mission que lui confia la DGSE de retrouver le terroriste palestinien. Enfin, La Traque Carlos (1994) doit tout à Rondot et de Lignières, qui le pistèrent pendant vingt ans durant, avant que « Max » ne le prenne en août 1994. « Lionel » était alors à la retraite depuis quelques années, après être devenu général de brigade en 1988. Il mourra quelques mois plus tard, en décembre 1995, à l’âge de soixante et un ans.

Gérard de Villiers. Son altesse sérénissime, Benoît Franquebalme, éditions Plon.