La scène se passe un dimanche de septembre 2006. Sur la pelouse de Sannois-Saint-Gratien, les jeunes de Torcy affrontent l'équipe locale. Parmi eux, un certain Paul Pogba. Il n'a que 13 ans, mais son talent saute aux yeux de Oualid Tanazefti un recruteur du Havre. Cet ancien international tunisien s’est reconverti dans le « scouting » – le repérage de jeunes pépites, comme on dit dans le jargon – et ce jour-là, il n’a pas perdu sa journée. Il fait immédiatement venir le jeune Pogba au centre de formation du club normand. Il le couve, jusqu'à devenir son conseiller sportif et le convaincre de lui céder ses droits à l'image. Dix ans plus tard, alors que la carrière de Paul Pogba explose sur les couleurs de la Juventus de Turin, il réalise son erreur et rachète cette clause pour 10 millions d'euros.
Publicité
Pour la communauté des « scouts », l’opération orchestrée par Tanazefti est un must. Tous rêvent de connaître le même destin : découvrir une pépite, l’accompagner jusqu’à son éclosion…et surtout, toucher le pactole au passage. Chaque week-end, ils sont des dizaines à zoner le long des lignes de touche des terrains d'Île-de-France. Avec ses 250 000 licenciés, dont une forte proportion de jeunes, la région parisienne a tout d'un eldorado pour ces observateurs, recruteurs et agents non affiliés à la recherche du futur grand joueur. Pourquoi là, plutôt qu’ailleurs ? « Les enfants des quartiers dit "sensibles" passent leur temps à jouer au football sur des surfaces réduites. Leur force est là. Si en plus, malgré des conditions de vie difficile, ils sont bien encadrés par leur famille, c’est quasi gagné. Pogba mais aussi Coman, Dembélé, Martial et Mbappé… C'est le genre de joueur que tout le monde espère trouver », explique Mathieu Bideau, ancien « scout » en Ile-de-France et aujourd’hui responsable du recrutement du FC Nantes.
L'intérêt des clubs pros pour les très jeunes joueurs ne date pas d'hier. L’histoire de Messi, recruté par Barcelone à 13 ans en 2000, en est un bon exemple. Mais, comme le souligne Mathieu Bideau, ces dernières années, la concurrence s'est encore accrue en banlieue parisienne avec l'arrivée de recruteurs étrangers - et des gros moyens qui vont avec : « Maintenant, pour les 5% des meilleurs joueurs, la prime à la signature monte rapidement à 100.000 euros, voire 200.000 euros ! ». De quoi nourrir bien des appétits : cette saison, pas moins de 53 recruteurs français passeront leur dimanche matin à mater les petits jeunes le long des pelouses. Auxquels il faut ajouter les observateurs étrangers dont le nombre n’est pas connu. Clairement, le secteur est saturé et l’eldorado se transforme en véritable jungle. Car pour avoir un coup d'avance, certains clubs n’hésitent à passer par des intermédiaires, plus ou moins officieux. Figures locales, grands frères ou simples « amis d’amis », ils gravitent dans l’entourage des jeunes footeux, gagnent la confiance de leur famille et font monter les enchères auprès des différents clubs susceptibles de les recruter. L’objectif de ces hommes de l’ombre est clair : repérer les meilleurs éléments « à la source » - idéalement avant leurs 16 ans, l'âge légal minimum pour signer un contrat pro - dans l'espoir de devenir leur conseiller et de toucher une commission sur la fameuse « prime à la signature » avec un grand club.
Publicité
Technique du "maquereautage"
Publicité
Vendeurs de rêve
Publicité
Emmitouflé dans son survet' noir, Guillaume Courtaud observe depuis la buvette ses joueurs perdre 2-0 leur match contre les Lyonnais. En tant que directeur sportif de la Jeanne d'Arc Drancy, il affirme être confronté en permanence à ces intermédiaires qui gravitent dans l'entourage des gamins. Sans perdre ses joueurs du regard, il tente d'expliquer le boom du marché du recrutement dans le foot francilien : « Le rôle de recruteur demande peu de diplômes et peu de qualifications. C'est pour ça que pas mal de grands frères de cités ou d'anciens joueurs de CFA [la première division du foot amateur, ndlr] qui ont quelques contacts dans le monde pro, s'y mettent ». Au bord du terrain, aux côtés des recruteurs de Toulouse, d'Orléans et du PFC, il avise d'ailleurs Rabah Ziani, père de Karim, joueur de l'OM et international algérien. Grâce aux relations tissées au cours de la carrière de son fils, il arpente désormais les terrains d'Île-de-France et « joue le rôle d'informateur pour différents clubs », explique Guillaume Courtaud.Mais ces dernières années, la donne a changé. Ces « rabatteurs » ne viennent plus seulement de l'entourage familial ou amical des joueurs, ils viennent aussi de l'intérieur des clubs. Il n'est pas rare que les éducateurs voire mêmes les directeurs sportifs « conseillent » discrètement à un joueur de choisir tel club plutôt que tel autre. Voire carrément qu'ils quittent l'équipe qu'ils entraînent avec armes, bagages et gamins. Récemment, un éducateur d'un club du 93 est ainsi parti entraîner ailleurs en emmenant avec lui 10 enfants. Une pratique de plus en plus répandue en Île-de-France, qui donne un air de foire aux bestiaux aux classes de jeunes du foot amateur. C'est l'une des raisons qui a poussé Benoît Tosi à s'éloigner d'un foot francilien « pourri par les combines » qu'il égrène avec amertume. L'une d'entre elles, qui concerne un jeune joueur de Ligue 1 passé par Bobigny, est assez parlante : « Le recruteur historique du club pro qui le suivait a contacté l'éducateur du club amateur, qui lui a assuré la priorité sur le gamin. Depuis, cet éducateur est devenu l'agent du joueur et hop, tout le monde est content ! » Des petits arrangements entre amis qui ont contribué à forger un écosystème sous-terrain que tous dénoncent mais comprennent à la fois, Benoît Tosi le premier : « Il y a de moins en moins d'argent dans le secteur associatif, les éducateurs des clubs amateurs sont rarement salariés. Ils gagnent souvent entre 500 et 1000 euros grâce au foot et composent avec un autre taf à côté. T'imagines bien qu'ils ont la tête qui tourne quand ils comprennent qu'ils peuvent se faire 5 000 euros en redirigeant un joueur vers tel ou tel club. »Et il n’y a pas qu’eux qui ont la tête qui tourne ! Cette politique de ratissage massif pousse aussi les jeunes joueurs à rêver haut – parfois trop haut. On l’a compris, les clubs débauchent des ados pour faire le nombre dans leurs équipes de jeunes, alors qu'ils savent déjà quels joueurs les intéressent vraiment. Résultat, le gros des troupes débarqué en centre de formation en ressort aussi vite qu'il y est entré. Un passage express dans l'usine à rêves dont certains ne sortent pas indemnes. « Certains déraillent complet, déplore Benoit Tosi. Les gamins qui font un an en centre de formation avant de revenir en CFA ou amateur gardent les us et coutumes de l'ambiance Ligue 1. Ils se pavanent avec des voitures clinquantes alors qu'ils sont à 1000 euros par mois. Derrière, beaucoup décrochent du foot et se retrouvent sans diplôme ni envie de faire quoi que ce soit d'autre. »C’est ce qui est arrivé à Victor Nocente. Repéré à 13 ans par le Stade de Reims alors qu’il joue au foot dans la rue avec ses potes, il a précocement perçé sous les couleurs de Drancy, avec qui il est sélectionné en équipe de France des moins de 16 ans. Là, « tu vois débarquer des mecs qui te promettent n’importe quoi… », raconte-t-il. Le jeune homme a signé à Caen et, après deux belles saisons, fait même un essai pour intégrer le club de Valenciennes. Tous les espoirs étaient donc permis pour la suite, mais ils sont venus se fracasser sur une vilaine blessure au genou. Et là, « il n’y a plus personne ! », souffle-t-il. Ni pour l’aider dans la rééducation, ni pour l’accompagner dans son changement de carrière. Aujourd’hui, Victor Nocente joue en CFA 2, le deuxième échelon amateur. A 23 ans, il garde un « petit espoir » de raccrocher les wagons du professionnalisme, mais son objectif premier est surtout d’obtenir le Bac parce que « dans la vie, si on n’a pas de diplôme, c’est dur… ».Pour un Pogba, combien de Nocente sont-ils laissés sur le bord du chemin ?Barthélémy Gaillard est sur Twitter.