Dans son studio du 17 ème arrondissement parisien, Hichem Bonnefoi stocke plus de 10 000 vinyles hip-hop, bosse sur les premiers sons du futur album de MC Solaar et s’apprête à produire les prochains disques des Gipsy Kings et de Khaled. Surtout, celui qui estime avoir vu passer suffisamment de rappeurs entre ses murs pour n’avoir de leçons à recevoir de personne, demeure un producteur respecté. Plus pour son travail auprès du gratin du rap français (2 Bal 2 Neg, Sniper, Rohff, Diam’s, Kery James) que pour ses collaborations avec Hanouna ou ses scénarios de La Beuze et Gomez & Tavarès, mais quand même : celui qu’on connaît mieux sous le nom de Tefa reste aujourd’hui encore dans tous les bons coups, du genre à filer son studio pendant quinze jours à Sofiane pour réenregistrer ses bandes ou à tout miser sur un jeune homme cumulant à peine 3 000 vues sur YouTube : Vald. Alors, forcément, le bonhomme intrigue, et a pas mal de choses à raconter. Sur sa carrière comme sur l’évolution du rap en France.
Noisey : Je crois savoir que tu reviens des États-Unis là.
Tefa : Ouais, j’étais à L.A. pour bosser avec Fat Joe et un jeune artiste que j’ai découvert et qui promet. Il s’appelle Ten et il a un vrai univers.
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Tu regrettes de ne pas avoir développé plus de connexions avec les rappeurs américains ?
Non, j’ai plein de contacts là-bas, c’est juste que je ne les utilise pas vraiment. J’ai pas mal bossé avec Cris Cab, participé à plusieurs soirées reggaeton et ça m’éclate. Je n’ai pas besoin de courir après les ricains pour avoir de la crédibilité, je l’ai déjà. Même si certains pensent le contraire.
En composant pour Fatal Bazooka et en étant DJ chez Hanouna, tu t’es forcément exposé à ce genre d’attaques…
J’ai commencé le rap à une époque où le hip-hop n’existait pas encore en France, donc je n’ai de leçon à recevoir de personne. Après tout, la crédibilité n’est qu’une question de point de vue. Un breton va peut-être trouver Matmatah ou Louise Attaque plus crédibles que n’importe quel groupe pointu adoubé par les Inrocks. La crédibilité, c’est un truc de parisiens élitistes. Et ça me fait bien rire : comme si un artiste avait déjà réussi à rester apprécié des médias tout au long de sa carrière. Il y a forcément des choix qui étonnent plus que d’autres, qui ne font pas l’unanimité. Dieu lui-même ne réussit pas à faire l’adhésion, alors ce n’est pas moi qui y parviendra.
Tu penses que le reste de la France a mieux compris ta démarche avec Sébastien Patoche ?
Non, c’est juste qu’il faut arrêter d’être hypocrite. Tu as beau aimer l’électro pointue, ce n’est jamais ce genre de musique que tu écoutes avec ta famille. À Noël, il y a quand même plus de chances que tu écoutes Patrick Sébastien ou Claude François que le dernier Kendrick Lamar. Tout est une question de moment, et la musique fonctionne pareil. Elle est liée à des sentiments et des moments précis. Chez moi, c’est pareil : j’essaye de combiner les deux. D’autant que travailler sur l’album de Sébastien Patoche me permet de faire un gros clip ensuite ou de produire les albums de Lino et Kery James. Pourquoi je devrais me gêner ? C’est faire preuve d’intelligence, selon moi. C’est comme ça que le business fonctionne.
Le problème, c’est que crédibilité et business n’ont jamais fait bon ménage…
Si tu regardes mon catalogue, il n’y a pas plus crédible. J’ai Lino, Vald, Kery, Sniper, Diam’s, etc. Franchement, j’ai fait ma part du boulot. À côté de ça, je m’amuse et j’assume mon côté beauf. Ce qui n’est pas le cas de tout le monde… Un mec comme Michael Youn, par exemple, on ne peut pas dire qu’il est bâclé son projet Fatal Bazooka. L’humour était efficace et pas si éloigné de la réalité. Ce qu’il montrait, c’est ce que sont devenus beaucoup de rappeurs aujourd’hui.
Tu penses que le rap manque d’humour et d’autodérision en règle générale ?
Non, Fatal Bazooka a fait rire plein de gens. Ce qui a provoqué l’énervement de certains, c’est parce que les morceaux passaient sur Skyrock et prenaient la place de « vrais » rappeurs. Mais ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que Skyrock est une radio mainstream qui jouait K.Maro ou Tragédie à la même période. Le procès ne m’est donc pas destiné. C’est au diffuseur qu’il faut s’adresser, même si je comprends qu’une radio se doit d’élargir son audience pour pouvoir grandir. C’est ce que j’ai essayé de faire à mon échelle, tout en continuant de beaucoup donner au rap.
Justement, j’ai lu que tu devais ta première réputation à ta ressemblance physique avec Jimmy Jay. C’est vrai ?
J’ai rencontré Masta fin 1989 dans une scène à Vitry lors du premier concert de Kery. Ce jour-là, j’ai également rencontré Solaar, qui a été le premier à m’ouvrir les portes de ce milieu. À l’époque, il bossait toujours avec Jimmy Jay, mais comme il ne sortait jamais, je prenais sa place et partais en soirée avec Solaar. Ça a duré deux ou trois ans, et ça nous convenait tous. Pour tout dire, Mouss Diouf m’a même appelé Jimmy Jay pendant quatre ans avant de comprendre que j’étais Tefa.
Kilomaître production, ça s’est vite imposé comme une nécessité ?
On a créé la structure en 1993 pour produire la rappeuse Destinée. On a fait le premier album de r&b en France, mais il n’est jamais sorti parce qu’elle s’était pris la tête avec le label… De son côté, Masta connaissait déjà les jumeaux, Doc TMC et G-Kill. On a commencé à travailler tous ensemble en 1995 à Ticaret, et tout s’est mis en place petit à petit. On était en totale indépendance, ce qui était assez rare. Il n’y avait que Mafia Trece, La Cliqua et nous à évoluer de cette façon à l’époque. Mais bon, ça nous a plutôt porté chance : on a vendu 60 000 exemplaires de 3x Plus Efficace, et c’est devenu un classique du hip-hop.
Tu t’es tout de suite dit que faire collaborer les 2 Bal et les 2 Neg pouvait être un tournant dans ta carrière ?
Non, on a surtout réuni les deux groupes parce qu’on n’avait pas les moyens de leur produire un album chacun. Faute d’argent, on leur a donc proposé de se réunir sur un même disque. À l’époque, on pensait simplement à la qualité de notre son, on était dans une approche très puriste. Les démarches carriéristes ne nous intéressaient pas. Depuis, les choses ont changé : même si Masta est resté assez puriste, j’avais envie de tester plein de choses. J’ai un côté insatiable et électron libre, j’ai besoin de m’amuser, de ne pas être enfermé dans une case.
Tu es toujours en contact avec Masta ?
Bien sûr ! C’est juste qu’on ne collabore plus ensemble. Déjà, parce qu’il arrêté de travailler pendant quatre ans. Et puis parce que, même s’il a décidé de revenir aujourd’hui, le business et les beats ont complétement changé. Moi-même, j’ai l’impression d’être dépassé… Booba a toujours dit qu’il ne ferait pas l’album de trop, et je pense pareil.
C’est pour ça que tu as mis la production de côté ?
Si tu veux continuer à être au sommet, il faut savoir que ça demande un travail de dingue, une pratique quotidienne. Là, j’ai tellement de groupes à gérer que je n’ai plus le temps de pratiquer. Et puis je préfère désormais trouver des jeunes et les aider à se développer. Alors, oui, je produis parfois des titres pour des mecs comme Cris Cab, mais ce sont généralement des titres mainstream. Tout simplement parce que le hip-hop nécessite plus de précision et que je ne me sens pas au niveau de toute cette nouvelle génération.
Tu penses avoir une marque de fabrique ? Je pense notamment à ces violons très inspirés par l’école de Queensbridge.
Avec Masta, on avait clairement notre son et les rappeurs venaient nous chercher pour ça. Par exemple, on était les premiers à pitcher les samples, à les jouer en 45t. On était aussi la définition du rap violon/piano en France, et je suis très fier de ça. Ça veut dire que lorsque tu vas te pencher sur l’histoire du rap français, tu vas forcément tomber sur notre son, quelque chose qui nous démarque d’emblée.
Quand tu composes, tu penses directement le morceau en terme de tubes, à son potentiel disque d’or ou pas du tout ?
Encore une fois, il faut arrêter d’être hypocrite : quand une maison de disques t’appelle pour produire deux singles à un de leurs artistes, tu le fais avec plaisir. Pas parce que c’est facile, mais parce qu’on rêve tous d’être hitmakers plutôt que beatmakers. D’ailleurs, c’est bien plus dur pour moi de faire un tube qu’un classique hip-hop. Ce sont des codes totalement différents. Mais bon, tout dépend du mood, finalement. Quand je suis en studio avec Lino, je ne pense pas en terme de single, je veux juste faire des gros morceaux de rap. Ce qui ne m’empêche de reconnaître certaines erreurs. Sur l’album Requiem, par exemple, on a cherché à produire un ou deux singles et ça ne marchait pas.
Tu penses pouvoir bosser avec n’importe quel rappeur, ou tu as des exigences en termes de style et de discours ?
Non, je ne m’impose pas de limites. Je viens d’une famille où mon père écoutait de la country, du blues et du rock. De mon côté, j’ai écouté beaucoup de classique pour trouver des boucles, mais aussi des BO de films – avec Masta, on a d’ailleurs été les premiers à les sampler en France. J’aime aussi la salsa, la soul ou le funk, donc je puise dans tout ça. Le mensonge du rap, c’est qu’on nous a dit qu’il correspondait à tel ou tel son. Heureusement des mecs comme De La Soul, The Roots ou A Tribe Called Quest ont prouvé que le rap n’était pas figé et sectaire. Ça m’a inspiré et je pense avoir conservé cette ouverture d’esprit.
Le beatmaking a énormément évolué ces dernières années, entre un matériel plus accessible et une concurrence toujours plus dingue. Comment tu juges cette situation ?
À l’heure actuelle, je dénote surtout un très grand manque d’originalité. Les producteurs actuels font tous la même chose, c’est même très rare de trouver des mecs qui te ramènent autre chose que de la trap, de l’afro-trap ou du son de Chicago. L’uniformisation de la musique ma fatigue. À l’époque, quand t’allais voir Sulee B, t’avais un son particulier, pareil avec DJ Mars, Kilomaître ou Animalsons. Aujourd’hui, il y a moins de caractère dans les prods, on s’est encore plus rapproché de ce qu’il se fait en Amérique. Pourtant, des mecs comme Vald ou Sofiane permettent une certaine singularité.
Et le manque de reconnaissance accordé aux beatmakers, on en parle ?
C’est le manque de culture qui engendre cette situation Aux États-Unis, par exemple, t’as des prix pour les producteurs et les techniciens. En France, ce n’est pas là d’arriver… Pourtant, le beatmaker est tout aussi responsable du morceau que le rappeur. On oublie d’ailleurs souvent de préciser à quel point les mecs comprennent le rap et sa musicalité. Il suffit d’écouter un gars comme Stromae, beatmaker à la base, pour comprendre à quel point les producteurs sont des artistes à part entière.
Tu penses que les rappeurs ont peur de laisser penser qu’ils ne sont pas à 100% responsables de la qualité de leurs morceaux ?
C’est toujours difficile de faire exister quelqu’un d’autre quand tu veux toute la lumière sur toi… C’est l’éternelle histoire du rappeur et de son ego, on n’y changera rien. Mais ça peut se comprendre d’un point de vue psychologique : quand tu sais que ces mecs partent de rien et n’ont jamais rien eu, c’est finalement assez logique de vouloir capter toute l’attention. Moi, je n’ai jamais aimé me mettre en avant. Si je suis dans le clip de Fianso, par exemple, c’est juste parce qu’il m’a cassé la tête pour ça [Rires].
C’est un peu paradoxal de donner une interview dans ce cas, non ?
Non, parce que j’aime bien le procédé, c’est un échange d’idée. Et puis ça permet de rectifier quelques attaques de la presse, comme lorsque vous m’êtes tombé dessus à travers l’article sur L.E.J… Honnêtement, j’aurais aimé un papier qui parle un peu de musique plutôt qu’une attaque en règle. C’est toujours un peu énervant de prendre des risques et d’entendre des gens vous descendre sans arguments.
Comme lorsque tu as composé des morceaux dubstep pour Kery James ? On peut dire que ce n’était pas ta plus grande réussite…
Le drop est très bon, c’est juste que l’alchimie ne marche pas sur le titre « Des mots ». En revanche, ça fonctionne nettement mieux sur « Vent d’État ». Quand tu entends ce titre en concert, ça marche à fond ! Mais bon, on était les premiers à tester ça en France à l’époque et la sauce ne prenait pas. Heureusement, toutes ces critiques, justifiées pour le coup, nous ont permis de réfléchir et de revenir avec Mouhammad Alix l’année dernière, un album que tout le monde a salué. Et là encore, c’était un risque de notre part. Tout comme lorsque j’ai produit les derniers Lino et Sniper, ou lorsque je me suis lancé dans l’aventure avec Vald et Sofiane.
Avec Vald, tu as réussi à mettre en place un univers de malade. Comment ça s’est passé ?
Ce qu’il faut savoir, c’est que soit ça marchait, soit on allait dans le mur. Heureusement, ça a pris, mais c’est aussi parce qu’on a fait un super travail de développement. Je suis fier de dire que Vald ne ressemble à personne d’autre dans le rap français. Pareil pour Sofiane. Il a trainé dans la rue, il a mangé du rap comme personne et il aime tellement la musique que ça ne pouvait que finir par payer pour lui. Pourtant, je ne peux pas compter le nombre de personnes qui m’ont déconseillé de travailler avec lui, qui me disaient qu’il était imprévisible, alors que c’est juste un artiste à l’état pur.
Sofiane me fait un peu penser à ce que représentait Rohff dans les années 2000, dans le sens où il incarne le renouveau du rap de rue, en alternant les morceaux hardcores et les tubes…
Ah, c’est un parallèle intéressant. Que ce soit au niveau du caractère ou de l’approche artistique, ils ont beaucoup de similitude. Comme Rohff, Fianso a d’ailleurs cette proximité avec la rue, ce truc qui lui a permis de repositionner le rap sur les cités au sein d’une époque où les ambiances se font de plus en plus planantes. Il a remis le kick en avant, il ose des titres comme « Marion Maréchal » ou « Toka », et ça lui ouvre des portes. Même TF1 lui a accordé un reportage dernièrement, ce qui prouve qu’on fait du bon travail tous ensemble.
Tu es très proche de Mac Tyer et tu as produit Tandem. Comment tu expliques qu’un rappeur comme lui ne connaisse pas un plus grand succès public ?
Pour moi, Mac Tyer est un rat de laboratoire, dans le sens où il teste tout avant que les gens ne découvrent les tendances. Il est très avant-gardiste et, forcément, ça déstabilise. Je pense qu’on finira par lui reconnaître ce talent, cette faculté à tester des choses. Surtout, il sait rapper sur de la trap comme sur du boom-bap. C’est une denrée rare aujourd’hui. Crois-moi que si la trap s’épuise demain, il y a 70% du rap français qui disparaît dans la foulée…
Avec tous les artistes pour lesquels tu as produit des sons, existe-t-il encore un mec pour qui tu composerais sans réfléchir ?
J’aurais adoré faire un titre avec Lunatic. Pour moi, c’est un des plus grands groupes du rap français, et l’un des albums que j’ai le plus écouté, avec Le Combat Continue d’Ideal J. Après, j’aurais également adoré bosser avec les X-Men. C’est d’ailleurs étrange que ça ne se soit jamais fait sachant que l’on trainait beaucoup ensemble à l’époque.