J’ai été interdit de manifestation
Un manifestant allume un fumigène lors de la manifestation contre la loi Travail du 24 mars 2016, à Paris. Photo :  Étienne Rouillon/VICE News

FYI.

This story is over 5 years old.

FRANCE

J’ai été interdit de manifestation

À l’heure où pleuvent les mesures contestées d’Emmanuel Macron, plusieurs Français se sont vu refuser le droit de battre le pavé.

En avril dernier, Justine*, la vingtaine et habituée des manifestations contre la loi El Khomri pendant le printemps 2016, reçoit une visite surprise à son domicile. « Ils ont commencé par sonner à l'interphone, puis ils ont toqué à ma porte », se souvient-elle. « Quand j'ai fini par ouvrir, j'ai découvert sept policiers – certains en tenue et d'autres en civil. Cinq d'entre eux avaient la main sur leur fourreau, le sixième avait un taser et quant au dernier, il avait carrément sorti son arme… Ils sont rapidement entrés chez moi avant de commencer à fouiller. Tout au long de l'intervention, je ne savais pas pourquoi ils étaient là. Je ne l'ai appris qu'à la toute fin : pour me remettre une interdiction de séjour pour la manifestation syndicale du 1er mai. »

Publicité

Les interdictions de séjour sont des interdictions administratives fondées sur l'article 5-3 de la loi sur l'état d'urgence de 1955 qui donnait, jusqu'à sa récente censure par le Conseil constitutionnel, pouvoir aux préfets « d'interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l'action des pouvoirs publics ». Depuis les attentats de Paris de novembre 2015 et la mise en place de l'état d'urgence, ces interdictions ont souvent été utilisées comme des interdictions individuelles de manifester (à différencier de celles pouvant être prononcées par un juge dans le cadre d'une peine complémentaire ou d'une interdiction générale de manifestation) ou de se rendre dans un lieu précis.

Les préfets y ont eu recours à de nombreuses reprises. Une année et demie s'est écoulée, et pas moins de 639 mesures d'interdictions individuelles de manifester ont été prononcées par leurs soins, selon Amnesty International dans son rapport « Un droit, pas une menace ». Parmi elles, 574 l'ont été dans le cadre des manifestations contre la loi travail.

Pour justifier ces interdictions, les préfectures se sont régulièrement appuyées sur les fameuses « notes blanches », des notes anonymes rédigées par les services de renseignement français. Une méthode qui n'est pas sans poser problème comme me l'explique Serge Slama, professeur de droit public à l'université de Grenoble et membre du Centre de Recherches et d'Études sur les Droits Fondamentaux (CREDOF) : « En résumé, les renseignements intérieurs constituent une fiche sur une personne qui représente, à leurs yeux, un risque pour l'ordre public au regard de ses agissements passés lors de manifestation ou de ses relations. Le préfet est alors susceptible d'adopter une mesure d'interdiction de séjour pour empêcher la personne de se rendre à une manifestation ou même à toutes les manifestations se déroulant durant l'état d'urgence… On est loin de la décision que peut prononcer un juge dans le cadre d'une condamnation pénale qui est adoptée à l'issue d'un procès contradictoire au cours duquel les preuves sont discutées et la charge de celle-ci pèse sur l'accusation. »

Publicité

Dans une étude sur les jugements rendus par les tribunaux administratifs et les cours administratives d'appel en cours de finalisation, des enseignants-chercheurs du CREDOF ont collecté les décisions rendues entre novembre 2015 et janvier 2017 et remarqué que les notes blanches étaient au cœur de la moitié des contentieux. « Et le débat, pour cette moitié, était de savoir si les informations de la note blanche étaient suffisamment étayées et particulièrement pour les interdictions de séjour… », précise Serge Slama. Pour lui, le risque de glissement devient donc grand puisque « les services de renseignement "fabriquant" ces interdictions de séjour sur la base de renseignements non sourcés et parfois des photos de précédentes manifestations, ces dernières peuvent devenir des éléments de neutralisation d'opposants politiques ou de contestataires de l'ordre établi. Plus largement, on peut s'inquiéter du ciblage de la mouvance contestataire dans le cadre d'un état d'urgence visant à répondre au péril terroriste. »

Un manifestant s'effondre après une charge lors de la manifestation du 15 septembre 2016. Photo : Étienne Rouillon/VICE News

Âgé de 26 ans, Julien* a aussi reçu sa première interdiction de manifester en mai 2016. Sur la note blanche qu'il a eue entre les mains (et que l'on peut obtenir dans le cadre d'un contentieux contre cette mesure devant un tribunal administratif), on lui reprochait notamment « d'avoir été arrêté lors d'une manifestation avec des armes », lors d'une des premières journées de mobilisation contre la loi travail. Ce que nie formellement le jeune homme, d'autant plus qu'à l'époque, il était sous contrôle judiciaire pour des faits n'ayant aucun rapport avec ces manifestations. « Si j'avais été arrêté en possession d'armes, j'aurais immédiatement été placé en garde à vue », assure-t-il.

Publicité

Si Julien est parvenu à faire annuler cette interdiction (« ce qui est loin d'être fréquent, il y a très peu d'appels », selon Serge Slama), il a eu la surprise d'en recevoir d'autres les semaines qui ont suivi puis, plus récemment, lors de l'élection présidentielle. À ses yeux, ces interdictions sont clairement une tentative de réduire au silence des militants contestataires. « L'État et les services de renseignement comme la DRPP (les services de renseignement de la Préfecture de police de Paris, ndlr) ciblent leurs ennemis potentiels et s'en prennent à eux, estime le jeune homme. Pendant la loi travail par exemple, les interdictions de manif ont surtout été faites pour coller à un récit. Le mouvement était fort et inédit. Et plutôt que de dire que c'était un ras-le-bol général, on a créé une histoire autour de groupes organisés à l'origine de tout cela. Après avoir monté ce mythe-là, l'État a été obligé de cibler des groupes, des activistes, des gens qu'on voyait souvent en manifestation – de prendre des mesures contre eux alors qu'on ne les accusait de rien au final. »

Si les préfectures semblent avoir délaissé les notes blanches pour justifier les interdictions de manifester (« À partir de juin 2016, les arrêtés dont nous avons eu connaissance se fondaient principalement sur des interpellations lors des manifestations précédentes, mais sans nécessairement que la personne ait été condamnée pénalement », rapporte l'avocate à la cour Aïnoha Pascual), elles n'ont pas totalement renoncé à la pratique. Ce qui reste extrêmement problématique pour Serge Slama : « On est dans un système où, devant le juge, la preuve pèse essentiellement sur la personne faisant l'objet de la mesure. L'administration affirme que cette personne a fait ceci ou cela, et c'est à cette dernière de prouver que c'est faux. Or c'est extrêmement difficile ; comment voulez-vous établir que vous n'avez pas participé à des violences lors d'une manifestation ? Normalement, ce serait à l'administration de produire des photos ou des vidéos permettant d'identifier formellement la personne mise en cause puisqu'ils affirment se baser sur des éléments tangibles pour justifier les interdictions. C'est très inquiétant du point de vue des libertés… »

Publicité

Une inquiétude partagée par Justine, qui a reçu plusieurs interdictions en 2016 et 2017 : « Avec ça, ils te font comprendre qu'ils peuvent te bloquer à tout moment. Le préfet, sur des soupçons – pourtant invalidés par un juge administratif dans mon cas – se permet, à titre de plus en plus préventif, de réduire des libertés. La dernière interdiction que j'ai eue le montre bien, puisqu'elle était basée sur une victoire hypothétique de Marine Le Pen aux présidentielles… Il n'y avait même pas de déclaration de manifestation déposée ! Tout ça s'accompagne de la montée en pression des flics. Depuis l'état d'urgence, la police s'autonomise, et ça se sent. »

« Les interdictions de séjour ou de manifester seront à terme remplacées par des assignations à résidence. » – Julien

Conscient du danger de ces interdictions de manifester, Amnesty International a tiré la sonnette d'alarme. Dans son rapport « Un droit, pas une menace », l'organisation non gouvernementale a dénoncé l'utilisation massive et abusive de ces pratiques, d'autant plus que « les stratégies et tactiques utilisées par les autorités pour maintenir l'ordre lors des rassemblements publics remettent en cause les arguments selon lesquels elles ne disposent pas de suffisamment d'effectifs de police pour assurer le maintien de l'ordre pendant les manifestations ».

De plus, Amnesty rapporte que les représentants du ministère de l'Intérieur et de la préfecture de police interrogés par ses soins « ont été dans l'incapacité de fournir une évaluation de l'efficacité de ces mesures en termes de maintien de l'ordre durant les rassemblements publics » et estime que « les autorités ont recouru à l'état d'urgence pour appliquer toutes ces restrictions en citant souvent des objectifs mal définis liés au maintien de l'ordre. De tels objectifs n'entrent pas dans le champ d'action pour lequel l'état d'urgence a été promulgué et ultérieurement prolongé, à savoir éviter de nouveaux attentats. »

Publicité

Du côté de Human Rights Watch, on s'affole également de ces interdictions et du maintien de l'état d'urgence. Kartik Raj, chercheur sur l'Europe de l'Ouest pour l'ONG, m'explique que la France « doit revenir à la loi ordinaire, avec un contrôle judiciaire effectif, au lieu de mettre le rôle du judiciaire sur la touche dans l'exercice de ces pouvoirs potentiellement abusifs ». Nadim Houry, directeur du programme Terrorisme et lutte antiterroriste d'HRW, écrit sur le site de l'organisation que le maintien de l'état d'urgence relève davantage « de la procrastination politique, voire, plus exactement, de la lâcheté politique ».

Un avis sur lequel surfe Serge Slama : « S'il n'a plus d'utilité opérationnelle, l'état d'urgence est une espèce de piège politique et il est devenu impossible politiquement d'y mettre fin ! Sauf dans une politique d'escalade dans laquelle Emmanuel Macron et son premier ministre s'inscrivent avec le nouveau projet de loi antiterroriste. Ils disent : "OK, on va sortir de l'état d'urgence, mais on reprend toutes ces mesures dans le droit commun." On le pérennise donc, vous voyez bien le piège ? »

Et concernant les interdictions de séjour ou de manifester ? « Dans le projet de loi rendu public par le journal Le Monde il n'y avait pas de disposition à ce sujet », répondait Serge Slama à la mi-juin. « Mais ce texte était un ballon d'essai et il est fort probable qu'il évolue et que l'interdiction individuelle de manifester y soit finalement inscrite avec quelques replâtrages. »

Le professeur de droit public visait (presque) juste. Si elles ont été remises au goût du jour lors de la sixième prorogation de l'état d'urgence début juillet, et malgré leur censure récente par le Conseil constitutionnel (suite à une question prioritaire de constitutionnalité des avocats Aïnoha Pascual et Raphaël Kempf le 9 juin dernier), les interdictions de manifester ne figurent pas textuellement dans le nouveau projet de loi antiterroriste qui va prendre la suite de l'état d'urgence le 1er novembre prochain.

Malgré cette absence de façade, cette future loi permettra la création de périmètre de protection – avec fouille des bagages, palpation de sécurité par des agents de sécurité privée et inspection des véhicules – pour chaque événement exposé à un risque terroriste, comme, par exemple, une manifestation. De plus, cette même loi facilitera les assignations à résidence décidées par un préfet contre une personne s'il « existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d'une particulière gravité pour la sécurité et l'ordre publics ». Pour Julien, le tour de passe-passe est clair : « Les interdictions de séjour ou de manifester seront à terme remplacées par des assignations à résidence. » « Mais la détermination des manifestants ne s'écrasera pas comme ça, ils continueront à protester », conclut-il.

* À la demande de nos interlocuteurs, les prénoms ont été changés.