« On a tous une raison d’aimer La Redoute », disait le slogan. L’épais catalogue de la marque de vente par correspondance fut aussi, autrefois, le best-seller de la littérature érotique hexagonale. Entre les années 1970 et 2000, il aura constitué la porte d’entrée sur la sexualité de nombreux adolescents français, friands de ses pages lingerie. Richement illustré de photos de jeunes femmes à moitié nues, plus accessible que Playboy – toutes les mères en possèdent un exemplaire – et moins intellectuel que le marquis de Sade, le catalogue de la marque, lancé en 1928, aura suscité bien des premiers émois. Jusqu’à Internet, et l’arrivée de la masturbation en ligne.
Bernard, comptable de 49 ans, a découvert la rubrique lingerie sur les conseils de ses copains « au début du collège, à la fin des années 1970 ». Des après-midi passés à l’effeuiller à l’abri du regard des parents, il garde de doux souvenirs. « Les mannequins étaient des pros, jeunes, au physique parfait », me dit-il. Selon lui, « tout était moins cru, ou moins cul, qu’aujourd’hui – plus suggéré ».
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Car il faut dire qu’à une époque où l’image de la nudité n’était pas banalisée et la pornographie encore difficile d’accès, le catalogue La Redoute constituait surtout la seule source de fantasmes des jeunes garçons. « Il y avait Lui, Playboy et Penthouse, se remémore Bernard, mais il fallait avoir le courage et l’argent pour aller les acheter au vu de tous. Tandis que là, à portée de main, le catalogue familial trônait. » Distribué à des millions d’exemplaires, celui-ci était alors présent dans presque chaque foyer français. Un âge d’or perdu pour la marque de VPC, qui laissait alors à la traîne ses concurrents comme les 3 Suisses ou la Blanche Porte.
Âgé de 32 ans, Stephen des Aulnois, fondateur du site Le Tag Parfait, webzine dédié à la culture porn, a lui aussi connu la fascination devant les pages lingerie du catalogue de VPC. Mais dans leur version années 1990, cette fois. « J’ai le souvenir de les regarder seul, entre 9 et 12 ans, à une période où la nudité devient taboue, quand l’interdit se crée », raconte-t-il. Selon lui, le catalogue La Redoute est d’autant plus excitant qu’on le découvre par soi-même. À cet âge, il paraît mystérieux, « comme s’il y avait un trésor caché à l’intérieur ». Plus prosaïquement, Stephen ajoute : « Quand tu connais l’éveil de ta sexualité, tu as besoin d’un support et ton but c’est d’en trouver un : La Redoute était le plus simple. » Surtout quand, pour les adultes, le support en question apparaissait comme de la banale pub pour des slips féminins.
À l’évocation de ces pages lingerie, un détail revient dans toutes les mémoires : la recherche du poil pubien à travers les petites culottes des mannequins. « Pour moi, c’était d’autant plus sexuel si tu voyais un peu les poils, qui étaient comme un témoignage du réel, face à la lingerie qui effaçait ce qu’on voulait voir », explique Stephen. Le poil prouvait la réalité de la femme derrière le modèle, avec toute son aura de mystère pour un pré-ado.
C’est ce mystère pubien qui fascine l’écrivain Stéphane Rose, 43 ans, auteur de Défense du poil – Contre la dictature de l’épilation intime aux éditions de La Musardine. Alors adolescent, ce dernier se souvient avoir découpé dans le catalogue « la photo d’une femme brune en culotte blanche transparente, qui laissait clairement voir sa toison noire », un cliché qu’il a longtemps conservé. « Pour les besoins de mon livre, j’ai questionné de nombreux hommes, détaille Stéphane. Les plus attachés au sexe féminin poilu sont toujours des hommes de mon âge, et plusieurs m’ont parlé du catalogue La Redoute. » D’ailleurs, l’écrivain en a même trouvé un qui restait, comme lui, « à jamais marqué par la femme brune en culotte transparente blanche ». Cette chasse aux poils pouvait à l’occasion se muer en chasse aux tétons, au gré des erreurs de retouche qui se glissaient dans la rubrique.
Toutefois, dans les locaux de La Redoute à Roubaix, dans le Nord, ces fantasmes adolescents sur des femmes de papier ne faisaient pas sourire du tout. « Ce n’était pas vraiment l’objet de blagues, parce que c’était quelque chose qui embêtait la direction », m’explique Marie, 66 ans, retraitée de l’entreprise. « Cela nous forçait à être très vigilants. » Entrée à La Redoute en 1972, elle y a travaillé presque 40 ans, dont 20 à la rédaction du catalogue, notamment au sein des pages lingerie. En tant qu’acheteuse d’art, elle s’occupait d’organiser les voyages photos, le recrutement des mannequins et des photographes-maquilleurs, le tout à travers un budget imparti. « Quand on visualisait les diapositives avec les filles en culotte, il y avait tout un système de retouche avant de les publier, se souvient-elle. Il ne fallait absolument pas que l’on voie un poil, par exemple. »
Un système qui n’était pas vraiment infaillible, à entendre le témoignage de Stéphane. Pourtant, Marie souligne l’importance de ces contrôles. « Il fallait mettre tous les négatifs dans des carrousels – c’était une vraie affaire d’État ! –, puis on regardait ça avec tout le personnel du pôle lingerie », et en cas de doute, c’était toujours au directeur de communication de trancher. Autant dire que La Redoute n’assumait pas vraiment l’usage détourné que les jeunes garçons faisaient de son catalogue. C’est pourquoi les communicants cherchaient plutôt à gommer toute trace d’érotisme de ses pages lingerie. Néanmoins, au-delà de la « rigueur » qu’elle décrit, Marie se souvient de bonnes tranches de rigolade face à certaines photos de culottes mal enfilées.
Catalogue favori de la mère de famille d’une France encore traditionnelle, La Redoute est longtemps restée une marque plutôt prude. C’est pourtant elle qui vendra les premiers sex-toys, sex-shops mis à part, mais toujours en prétendant ne pas y toucher. Les plus âgés se souviennent sans doute des publicités de la rubrique beauté vantant les mérites du « masseur personnel » dont la fonction vibration servait, selon les légendes du catalogue, à « délasser les joues ».
Dans le même sens, la marque préférera longtemps ignorer le vent de libéralisation des mœurs soufflant en France dans les deux décennies de l’après-Mai 68. « Il faut savoir que c’était une entreprise du Nord, dirigée par les grandes familles catholiques de la région, m’explique Marie. La libéralisation est intervenue dans le catalogue, mais pas avant les années 1990. » Dans les années 1970, elle recevait d’ailleurs des lettres incendiaires sur la longueur des jupes, ou sur la couleur des sous-vêtements, le noir et le rouge étant alors considérés comme vulgaires. Autres temps, autres mœurs.
Puis, dans les années 1990, tout change. En 1994, l’entreprise est rachetée par le groupe PPR et lance son site internet – ce qui n’empêchera pas plusieurs périodes de crise. La lingerie sexy fait son apparition et les sex-toys commencent à s’assumer au sein du catalogue. Mais cette période coïncide également avec la fin de la grande époque des shootings haut de gamme. « Avec la crise, on a dû réduire les coûts des voyages photos ; auparavant, pour les clichés de maillots de bain, c’était systématiquement Les Seychelles », déplore Marie. Au même moment, les adolescents découvrent les joies d’Internet, délaissant le catalogue pour satisfaire leur curiosité sur des images plus explicites.
Au tournant des années 2000, l’ouvrage n’éveille plus vraiment la curiosité sexuelle des jeunes. Au pôle lingerie, on le sait. Et on n’en est pas forcément mécontent, bien que cela ne change pas la façon de travailler. « Vers la fin, on pouvait voir un peu plus les tétons des femmes, ce genre d’incidents étaient moins ennuyeux auprès de la direction », concède Marie.
Pendant plusieurs décennies, le catalogue aura symbolisé une forme d’égalité dans l’érotisme : les ados de 12 ans s’excitaient tous sur les mêmes images puisqu’ils n’en possédaient pas d’autres. Le journaliste Marc Lemonier, qui fait paraître aux éditions de La Musardine Liberté, Égalité, Sexualité, un essai consacré à cette période, parle plutôt « d’une égalité par défaut, dans la frustration ». Selon lui il s’agissait « tout au plus d’une porte d’entrée vers l’érotisme, mais c’était presque honteux : cela voulait dire qu’on n’avait accès à rien d’autre ».
À l’inverse du branché ou du caïd qui possédait un numéro de Playboy, le gamin lambda qui n’avait ni grand frère ni complice plus âgé, regardait le catalogue. Marc se souvient de ces pages lingerie, qui ne le satisfaisaient pas. « Le catalogue cherchait à vendre l’objet qui voilait le corps, c’est pourquoi celui-ci n’était pas mis en valeur. » D’ailleurs, il note que 99 % des types de lingerie étaient strictement opaques, puis qu’au moment de l’apparition de la lingerie plus fine, il était évident que les mannequins portaient des caches-tétons. Lui aussi décrit une marque très prude à destination de la ménagère d’une France moyenne et proposant « un type de lingerie extraordinairement chaste, contraignante, à l’image des gaines solides et des soutiens-gorge à armatures ».
Reste que ces images, à défaut d’être affriolantes, détenaient un fort pouvoir érotique sur les jeunes esprits. Et quand on demande aux témoins de cette époque ce qu’ils pensent de la facilité avec laquelle les pré-ados ont désormais accès à la pornographie aujourd’hui, tous pointent du doigt l’instantanéité. Marc détaille un parcours que suivaient tous les garçons. « Les catalogues n’étaient que la première étape, et en grandissant, on pouvait avoir accès aux magazines de charme. Puis, pour les vidéos, il fallait être très patient. »
Un certain contrôle social et un éloge de l’attente qui rendent nostalgique Bernard. « L’éveil sexuel réclamait un effort : rien ne venait à nous, les images suggestives figées ne s’animaient que grâce à l’imagination, au rêve au fantasme. » Puis d’ajouter : « Je ne voudrais pas passer pour un vieux con donneur de leçons : on fait avec ce dont l’on dispose, hein. Nous, on avait les pages lingerie… C’était suffisant, c’était bien. »
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