Les nécrologies ont souvent cet arrière-goût un peu âcre et écœurant censé anoblir l’artiste regretté, ou du moins lui restituer sa place dans l’histoire. Ce genre d’élégie post-mortem est devenue tellement prévisible qu’elle finit par générer une forme de vague indifférence et qu’on en perd le rapport intimiste noué avec ledit artiste au fil du temps, a fortiori lorsqu’il s’agit d’une légende de cette trempe. Se confronter à une discographie aussi singulière et à une personnalité aussi opaque que Scott Walker n’est certes pas chose aisée. Et ce n’est pas la génération qui l’a découvert sur le tard avec Tilt, The Drift ou Bish Bosch, trois albums à l’âpreté poétique sans précédent, qui prétendra le contraire.
Scott Walker, c’est avant tout une voix de baryton d’une amplitude extraordinaire, reconnaissable entre toutes. Celle au départ d’un crooner à midinettes au sein des Walker Brothers, un trio de Los Angeles signé par Philips qui leur taille une carrière sur mesure au milieu des années 1960, alors qu’il avait déserté son Ohio natal pour s’installer à Los Angeles. Présenté comme une fratrie bien qu’ils n’aient pas le moindre lien familial, leur carrière est lancée en plein boom du Swinging London. Le groupe aligne à l’époque des tubes pop sirupeux à souhait, mais toujours transcendés par le chant profond et magnétique de Scott Walker (Noel Scott Engel, de son vrai nom) et des arrangements gorgés de violonades plaintives. Par la beauté irréelle de ses trémolos, le cheesy se transforme contre toute attente en opéra pop grandiose. Rencontrant un succès triomphal avec une poignée de singles devenus des classiques (« My ship is comin’ in », « Make it easy on yourself », « The sun ain’t gonna shine anymore »), les faux frères superstars ne parviennent pas à surmonter la pression et splittent au sommet de leur gloire en 1967, après avoir décliné de composer la chanson-titre d’un James Bond (« We only live twice »). Ils sont alors à deux doigts de supplanter les Beatles.
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Fasciné par la culture européenne, notamment par la philosophie existentielle de Sartre ou Camus, et bien trop raffiné pour se laisser corrompre par l’industrie, Scott « Walker » Engel n’est décidément pas prêt à endosser le rôle de poule aux œufs d’or. Avide de poursuivre une carrière plus personnelle et enchanté de son récent exil à Londres, il enregistre dans la foulée son premier album solo. Sobrement intitulé Scott, il est suivi en toute logique de Scott 2, Scott 3 et Scott 4, dont l’un des titres paye son dû au Septième Sceau de Bergman, son cinéaste favori. Quatre merveilles d’albums enregistrés en l’espace de seulement deux ans, marqués par la chanson à texte francophone – notamment Jacques Brel, dont il livrera un album d’adaptations roucoulantes en anglais – et des arrangements qui doivent autant à Phil Spector qu’à Ennio Morricone.
Trop « matures » pour un public de teenagers en mal de divertissement, ils ne rencontrent malheureusement pas leur public. Summum de cette carrière de crooner en dents de scie, Til’ the Band Comes In jette des ponts entre pop chevaleresque, obsession cinématographique et balades sentimentales à tomber par terre. Avançant masqué, il s’y permet même des saillies politiques ironiques sur le diktat communiste, renvoyé dos à dos aux pulsions guerrières de l’Amérique, avec des titres comme « The Plague » et « The Old Man’s Back Again ». Quatre autres albums de variété inégaux (The Moviegoer, Stretch, Any Day Now et We Had it All) lui succédent entre 1972 et 1974 , avant que Walker ne jette l’éponge et retourne à l’anonymat.
La traversée du désert prend fin avec Climate of Hunter, autre « accident industriel » et chef d’œuvre perdu qui fait figure de charnière entre deux périodes. Les structures se délient tandis que la production oscille entre new wave saint sulpicienne et Symphonie du Nouveau Monde. On pardonnerait presque les abominables soli de guitare de Mark Knopfler qui le parsèment. Four commercial absolu (la pire vente de Virgin, prétend la légende), cet album a sans nul doute inspiré Mark Hollis, autre grande figure maudite disparue il y a un mois.
Scarifiée par des ruptures amoureuses et hantée par des tombereaux de mélancolie, la personnalité d’écorché vif de Scott Walker et son aura énigmatique (aucun élément de sa vie privée n’a jamais filtré) s’affirme en même temps que sa musique se dirige vers une forme de plus en plus singulière, s’ouvrant à toutes sortes d’expérimentations. Une direction inattendue qui achève de le couper de son public d’origine. Loin de lui porter préjudice, ce nouveau départ fait de lui l’objet d’un culte renaissant dans les années 1990, lorsqu’il signe son grand retour avec Tilt (1995), son album à la fois le plus passionnant et le plus hermétique, qui est un peu son « eureka ! » à lui. Sur « Farmer in the CIty », il égrène le nombre de coups de couteaux reçus par Pasolini lors de son assassinat.
Le reste du disque est à l’avenant, cinématographique en diable, avec des arrangements entre ombre et lumière, dureté industrielle et violons aériens. Pas franchement fun, mais incroyablement visionnaire, et d’une beauté terrassante qui reflète tout le chaos du monde post-11 septembre 2001. En 1999, les grands esprits se rencontrent lorsque Leos Carax fait appel à lui pour la bande-son de Pola X, où figure aussi un certain Smog. Pas de chance, le film fait un bide et l’album, méconnu, se perd dans les limbes de l’oubli.
S’ensuivent deux autres albums tout aussi ahurissants à six ans d’intervalle : The Drift (2006) et Bish Bosch (2012) qui témoignent d’une richesse de textures et d’émotions inouïes, brassant commentaire politique et allégories alchimiques, guitares atonales dignes des Swans, cuivres et violons en glissando spectral, percussions belliqueuses, cornes de brume et chant en apesanteur qui se permet toutes les modulations. On n’a proprement jamais entendu cela, et c’est tétanisant. Incompris pour incompris, Scott Walker fait feu de tout bois et entérine cette approche hautement avant-gardiste, libérée de tous les canons préexistants. Une œuvre de déconstruction radicale, truffée de références littéraires (Kafka, Proust, Dostoïevski) et artistiques (Bosch, Bacon, Richter), qui culminera en 2014 avec Soused, une collaboration avec Sunn O))), druides du drone metal.
Influence majeure pour nombre de musiciens, de David Bowie à Nick Cave en passant par Alain Bashung, Neil Hannon ou Simon Fisher Turner, Scott Walker ne manquera sans doute pas d’être salué comme un « monument » (mais tout autre superlatif fera l’affaire). Loin de la mégalomanie que ses détracteurs ont souvent projetée à son encontre, Scott Walker était à l’inverse d’une discrétion et d’une douceur qui forcent l’admiration. On le constate lors des rares entretiens qu’il accordait – lunettes fumées, casquette et Converse aux pieds – où l’on s’aperçoit de toute l’affabilité et l’humour du personnage. En 2017, il répondait aux questions de Jarvis Cocker sur la radio de la BBC. Ce fut sans doute l’une de ses dernières interventions publiques.
D’une inventivité jamais tarie et d’une intelligence aigüe, Scott Walker fait partie de ces rares génies qui peuvent littéralement changer la vie. Compositeur à l’exigence maniaque et artiste total bien au-delà du seul statut de chanteur, Scott Walker est l’un des seuls exemples de musiciens capable de se réinventer constamment et de concilier les pôles les plus opposés. Jusqu’au dernier souffle, il aura alterné sans sourciller aubade sentimentale et symphonie post-industrielle, avec une ambition démesurée. Un être à part qui occupera toujours une place à part, veillant sur les mystères insondables de l’existence. Il se rappelle aujourd’hui à nous par une musique à la puissance insensée, comme arrachée aux blessures de l’amour et au crépuscule de la civilisation.
Julien Bécourt est sur Noisey.