La drogue de synthèse Spice ravage la Russie

Debout, derrière un banc près de la place Pouchkine dans le centre-ville de Moscou, Ilya dépose un petit bout de substance verte dans une cigarette et l’allume. S’en suivent immédiatement 15 minutes de désorientation et de désincarnation, comme s’il était ivre mort et qu’il avait perdu le contrôle de son discours et de ses mouvements.

C’est l’effet du « Spice », une substance qui se fume, fabriquée à partir de la pulvérisation de drogues de synthèse, qui imitent la marijuana, sur des herbes inoffensives. Deux ans après cette nuit où il en a fumé avec des copains près de la place Pouchkine, il est mort d’une overdose de vodka, d’héroïne, et de Spice à l’âge de 35 ans, dans un appartement qu’il partageait avec sa mère et son frère. Le frère d’Ilya, qui fumait du Spice avec lui cette nuit-là est désormais à l’hôpital, en cure de désintoxication.

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Ilya fait partie du nombre croissant de victimes emportées par ce substitut d’herbe inoffensif en apparence, mais qui se révèle souvent très addictif. Les effets varient largement car les produits chimiques utilisés dans les mélanges de Spice changent régulièrement, trop vite pour que les législateurs puissent les interdire.

Ces derniers mois, Spice a été la cause de l’hospitalisation de 700 Russes, et de douzaines de morts, ce qui a conduit les autorités à sévir contre cette drogue qui a rejoint l’héroïne et la « drogue crocodile » (un dérivé de la morphine) au rang des dangers publics.

« Je n’ai jamais aimé ça et j’ai dit à Ilya que ce serait mieux qu’il n’en fume pas, que ce serait mieux qu’il ne fume que de l’herbe… Mais c’est pas cher, et vous pouvez trouver du Spice à peu près n’importe où », raconte Valera, un ami d’Ilya présent à l’enterrement de son camarade, un banquet traditionnel arrosé de vodka.

« Vous ne pouvez plus en trouver dans des kiosques comme avant, parce qu’ils ont été fermés, mais les vendeurs de Spice inscrivent leurs numéros de téléphone sur les trottoirs. De toute manière, tout le monde se connaît dans le quartier. »

Yevgeny Roizman est le maire d’Iekaterinbourg, la quatrième plus grande ville de Russie. Il a co-fondé « City Without Drugs », fondation connue pour ses méthodes dures de traitement des toxicomanes. D’après lui, « l’héroïne est le problème de la Russie d’hier » car le Spice est désormais plus consommé par les jeunes consommateurs.

« Les gens ne savent pas ce qu’ils fument, c’est pour ça que les conséquences sont si terribles, » explique Yevgeny Roizman à VICE News. « On les enferme dans des hôpitaux psychiatriques et les médecins ne savent pas quoi faire avec eux… La plupart du temps, les gens deviennent fous. Il y a de très lourdes conséquences psychologiques. »

Le site d’information d’Iekaterinbourg, znak.com raconte que les overdoses de drogue ont augmenté en septembre, citant un rapport du centre d’empoisonnement régional qui dit que 20 des 32 utilisateurs de drogues admis ici avaient pris des drogues de synthèse souvent utilisées dans « Spice ».

Le Spice a fait son apparition dans les médias russes fin septembre après qu’au moins 150 personnes ont été empoisonnées et quatre sont mortes dans la région de Kirov, dont un garçon de 15 ans qui, après avoir fumé près d’une rivière, y est tombé et s’est noyé. Cette épidémie s’est ensuite répandue, tuant six fumeurs de Spice dans la ville de Surgut en Sibérie, deux dans la république de Komi et en empoisonnant bien plus dans d’autres régions. Une réfugiée de 16 ans de la ville de Luhansk, dans l’est de l’Ukraine, ravagée par la guerre, est morte ce mois-ci après avoir fumé du Spice dans la région de Krasnodar dans le sud de la Russie.

La télévision d’État russe dit que des groupes ukrainiens sont responsables du trafic de drogues.

D’après les médias russes, les consommateurs de Spice se suicident souvent. Ils ont diffusé des vidéos où on les voit sauter par les fenêtres. « Un jour je me suis levé, et j’ai compris très clairement que la seule manière d’échapper à ma vie terrible était de tuer mes deux enfants, puis de me suicider, » a confié au Guardian une accro au Spice. « Pour moi, c’était clair comme de l’eau de roche que c’était la seule chose à faire. Heureusement, mon mari m’a arrêtée, et m’a calmée. Mais qu’en est-il de ceux qui n’ont pas ce soutien ? »

En octobre, Viktor Ivanov, le directeur du service de contrôle des drogues en Russie a déclaré que les mélanges de Spice avaient empoisonné un total de 700 personnes et tué au moins deux douzaines de gens depuis le 19 septembre. Ces lots mortels de Spice contenaient une nouvelle drogue connue sous le nom MDMB (N)-Bz-F, qui n’est pas sur la liste des substances interdites par le gouvernement et donc n’est pas illégale, a-t-il ajouté. On peut trouver cette drogue en vente sur Internet.

Les forces de l’ordre ont commencé des opérations « intensives » pour trouver de la drogue et ont arrêté 20 personnes suspectées de dealer de la drogue, d’après Viktor Ivanov. Il a admis que « le problème s’amplifiait rapidement », avec un total de 22 tonnes de Spice confisquées par les autorités. Il a rejeté la faute sur la « mafia étrangère », ainsi que sur l’incapacité des autorités russes à suivre le rythme des changements de formules des drogues de synthèse utilisées dans Spice.

La télévision d’État russe dit que des groupes ukrainiens sont responsables du trafic de drogues. Un extrait, diffusé dans l’émission d’information Rossiya-1 présentée par Dmitry Kiselyov, un militant anti-gay et anti-occident virulent, montre quatre hommes arrêtés par la police. Il est dit qu’ils sont ukrainiens, et qu’ils ont fait rentrer du Spice illégalement à Surgut. Dans le reportage, il est toutefois dit que le Spice a été produit en Chine.

Parmi les mesures présentées par Viktor Ivanov figurent de nouvelles régulations permettant au service de contrôle des drogues en Russie d’interdire pour trois ans les nouvelles substances qu’il juge être des stupéfiants. Une loi de ce type a été présentée au parlement. Il a aussi été proposé de pousser les peines de prisons à huit ans pour ceux qui vendent du Spice , des peines semblables à celles des membres d’un gang criminel, ou qui sont responsables de la mort d’un client.

Roman Khudyakov, un député du parti nationaliste « Liberal Democratic Party of Russia », a récemment proposé que le pays réintroduise la peine de mort spécialement pour les dealers de Spice.

Une vidéo publiée récemment montre les « forces spéciales » du service de contrôle des drogues avec gilets pare-balles et casques dans un raid spectaculaire sur un parking. Dans la vidéo, des officiers équipés d’armes à feu tirent à plusieurs reprises en l’air alors qu’ils sautent hors de leur van, puis mettent à terre une demi-douzaine d’hommes. Dans la voiture supposée appartenir à des dealers, on a trouvé un stock de Spice caché dans un compartiment secret du coffre, ainsi qu’une Kalashnikov et un pistolet.

Malgré les raids et les projets de loi, le Spice reste très accessible, même dans la capitale, ont confié à VICE News des Moscovites consommateurs de cette drogue. Le numéro de téléphone des dealers peut être trouvé sur des forums et sur des sites internet qui vendent en ligne. Ulyana, un habitant de Moscou qui a refusé de nous donner son vrai nom, dit que l’on peut même trouver la drogue dans des kiosques.

« Si vous savez ce que vous cherchez, vous allez à la fenêtre, vous tendez 500 roubles [9 euros] et dites “donne-moi un carré noir”, et ils vous le donnent, » dit-elle, utilisant un mot d’argot qui désigne les paquets noirs dans lesquels on trouve souvent le Spice.

Ulyana avait l’habitude de fumer du Spice mais a vite arrêté après un accès de paranoïa qui lui a fait réaliser que cette drogue avait plus d’effets secondaires que la marijuana.

« Après vous vous sentez mal. Votre corps en prend un coup, et ne vous donne absolument aucun plaisir, » dit-elle. « Mais si quelqu’un a en tête de mettre fin à ses jours, c’est pas cher et c’est disponible… Vous pouvez mettre votre conscience en veille et atteindre le nirvana. »

Suivez Alec Luhn on Twitter : @ASLuhn