Santé

L’étrange histoire de la femme qui voulait rester adolescente

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Le dentiste ne comprend pas. La jeune fille de 16 ans dont il en train d’inspecter la dentition n’a plus de dents de sagesse. Ça, c’est normal. Mais ce qui semble étrange, c’est que la cicatrice de l’opération est bien trop vieille pour une adolescente.

Quelques jours plus tard, la patiente en question, une certaine Brianna Stewart, évoque l’incident auprès de son petit copain Kenny Dunn, un camarade de son lycée de Vancouver. Le malheureux s’attarde sur les déclarations du praticien et questionne son interlocutrice, qui bascule immédiatement dans une colère outrée : « Comment peux-tu oser croire que je n’ai pas 16 ans ? » Bâillonné d’amour, le jeune homme se tait. Il ignore encore que Brianna s’appelle en réalité Treva Throneberry et qu’elle a presque 30 ans.

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La petite fille au sourire bancal

Tout commence en 1969 au Texas. Treva Throneberry naît un jour de mai dans une famille pauvre. C’est la petite dernière. Son père, Carl, un ouvrier du pétrole illettré, travaille dur pour nourrir et habiller son fils et ses quatre filles. Billy Ray, le grand frère de ce courageux pater familias, s’occupe volontiers des gamines pour le soulager un peu. Ce vétéran de la guerre du Vietnam boit beaucoup mais il couvre ses nièces de cadeaux. Certains jours, il les emmène faire des courses et leur achète des habits. Certains soirs, il se glisse dans leur lit pour les toucher.

Pour faire taire les petites Throneberry, Billy Ray leur assure qu’il tuera leurs parents si elles parlent des attouchements. Alors, elles seront tout à lui. Les trois grandes sœurs, Carlene, Kim, et Sue, sont encore adolescentes lorsqu’elles se marient pour lui échapper. La mince Treva au sourire bancal reste seule avec son oncle. La lueur dans son regard meurt doucement, ses sœurs le voient bien lorsqu’elles lui rendent visite, mais elles se taisent. Elle se taisent aussi lorsque Treva commence à raconter partout qu’une secte satanique l’a enlevée et forcée à boire du sang.

« Après avoir rendu visite à ses sœurs une dernière fois dans la ville de son enfance, Treva Throneberry disparaît »

L’année de ses quinze ans, Treva pousse la porte du commissariat local et déclare que son père l’a violée sous la menace d’une arme. Carl nie en bloc et Patsy, sa femme, assure que sa fille a pu être agressée par les membres d’une église locale. Les services sociaux placent l’adolescente dans une famille d’accueil. Là, son comportement étrange empire : la nuit, elle se tape la tête contre le mur en promettant qu’elle sera « gentille ». Après une référence au suicide de trop, elle est envoyée dans un hôpital psychiatrique. Les médecins ne parviennent pas à diagnostiquer cette jeune fille qui parle peu et pleure si souvent. Un cocktail de psychotropes la tiennent tranquille.

La fuite

Cinq mois plus tard, en octobre 1986, Treva quitte l’hôpital. En dépit des demandes désespérées de ses parents, qui refusent de l’accueillir tant qu’elle ne sera pas revenue sur ses accusations, elle ne fléchit pas. Retour en famille d’accueil. Sans jamais cesser de raconter ses histoires de secte et de sacrifices humains, la jeune fille termine le lycée en juin 1987. Son enfance est finie, elle vient de fêter ses 18 ans. Après avoir rendu visite à ses sœurs une dernière fois dans la ville de son enfance, Treva Throneberry disparaît. Aucun membre de sa famille ne cherche à la poursuivre. Tous pensent qu’elle est partie chercher une nouvelle vie.

L’itinéraire de Treva au cours des cinq années suivantes est inconnu. Mais au mois de juin 1992, la police de Corvallis, dans l’Oregon, à quelques 3000 kilomètres du Texas, reçoit la visite d’une jeune femme se présentant comme Keili Throneberry Smitt. Elle assure que son père l’a violée et qu’il la poursuit à travers le pays. Pour mieux se cacher, elle fait changer son nom en Keili Smitt à la mairie du coin. Un couple qu’elle a rencontré à l’église l’héberge pour le moment. Mais après quelques semaines de travail dans un fast-food local, elle disparaît.

Été 1993. Keili Smitt se matérialise du côté de Portland, une centaine de kilomètres au Nord de Corvallis, et raconte les mêmes histoires à la police locale : son père la poursuit après l’avoir violée.

1994, Coeur d’Alene dans l’Idaho, à 600 kilomètres de Portland. Une certaine Cara Leanna Davis prétend que sa mère est morte et que son père, un officier de police membre d’une secte satanique, l’a violée plusieurs fois. Elle s’évapore deux mois plus tard pour réapparaître dans la banlieue de Dallas, au Texas, à 3000 kilomètres au sud de Coeur d’Alene. Cette fois, son nom est Kara Williams. Secte satanique, enfants sacrifiés au couteau rituel, chants en l’honneur du diable, père violeur. Émus par son histoire, les policiers lancent une enquête pendant que les travailleurs sociaux la logent en foyer ou en famille d’accueil. Kara accuse un employé de foyer de l’avoir agressée sexuellement.

Premiers problèmes

1995. Sous l’identité de Kara Williams, Treva Throneberry entre dans un lycée des environs de Dallas. Elle a 26 ans et pour la première fois, sa fugue va être mise à mal. Un employé du foyer dans lequel elle loge croit la reconnaître – il vient de la même ville texane que la jeune fille. Il fait part de ses doutes à son assistante sociale, qui organise une confrontation. En dépit des photographies et des preuves écrites, Treva nie en bloc avec force pleurs. Un psychologue la reçoit et note qu’elle ne semble pas mentir. Peu de temps après, la jeune femme prend de nouveau la fuite.

« Les adolescents locaux ne se doutent de rien : comme beaucoup de filles d’âge ingrat, Brianna cache ses formes dans des habits amples. Seules ses couettes font lever des sourcils »

En juin 1996, « Emily Kharra Williams » arrive à Asheville, en Caroline du Nord, où elle déploie à son nouveau son histoire de fuite d’une secte satanique. Au moins d’août, Treva Throneberry se présente comme Stephanie Williams à Altoona, en Pennsylvanie, et explique à la police qu’elle fuit les abus sexuels de son père, un membre éminent d’un réseau pédophile. En fouillant dans ses affaires, les enquêteurs découvrent une note qui trahit sa véritable identité. Elle est condamnée à neuf jours de prison pour avoir menti aux autorités. Une employée du palais de justice locale l’entendra dire qu’une organisation secrète la couvre dans sa fuite. Prévenus, ses parents lui téléphonent. Elle fait mine de ne pas les reconnaître, à moins qu’elle ne les reconnaisse pas du tout. Le périple reprend.

Treva Throneberry échoue à Vancouver, dans l’État de Washington, en 1997. Elle se présente comme Brianna Williams dans un lycée local et déroule une autobiographie peaufinée. Elle a 16 ans et vagabonde depuis qu’elle a fui son beau-père à 13 ans. Sa vie est faite d’errance et de foyers pour jeunes, et elle a choisi Vancouver parce que sa mère assassinée lui a un jour affirmé que son père biologique habitait dans le coin. Le directeur du lycée accepte de l’intégrer. Les adolescents locaux ne se doutent de rien : comme beaucoup de filles d’âge ingrat, Brianna cache ses formes dans des habits amples. Seules ses couettes font lever des sourcils.

Traîtresse à ses bienfaiteurs

Pour une fois, Treva ne disparait pas après quelques semaines. Le couple qui a décidé de la loger après l’avoir rencontrée à l’église locale l’aime beaucoup : elle est courageuse, travailleuse et apparemment décidée à commencer une vie ordinaire. Kenny Dunn, un camarade de classe, s’entiche d’elle. Les amoureux cultivent une relation verdoyante de banlieusards américains, tout en tours de voiture et en repas nocturnes dans les fast-foods. Un incident cruel mais banal entache tout de même cette première année de stabilité : Brianna accuse un agent de sécurité de l’avoir agressée sexuellement. Il perdra son travail, plaidera coupable et sera condamné à 50 jours de prison.

Au fil des mois suivants, Brianna va doucement éveiller les soupçons concernant sa véritable identité. D’abord, elle intrigue le dentiste, puis les services sociaux et les familles d’accueil, qui peinent de plus en plus à croire ses aventures abracadabrantesques : la secte et les sacrifices, évidemment, mais aussi un beau-père ou un père biologique qui se serait servi d’elle comme garantie dans son commerce de drogues avant de la mettre enceinte, tout comme ce sénateur pour lequel elle avait travaillé. Mais pour le moment, personne n’ose voir la vérité. Tous ses bienfaiteurs persistent. Certains se sont même unis pour lui offrir un voyage vers une ville dans laquelle elle prétendait avoir grandi.

1999. En dépit de ses 30 ans, Treva Throneberry est convaincue d’aller sur ses 18 ans dans la peau de Brianna Williams. Les cérémonies de fin d’année scolaire approchent aussi. C’est au moins la deuxième fois qu’elle finira le lycée. Une panique sourde gonfle en elle. Atteindre l’âge adulte, c’est perdre l’aide des services sociaux et donc se retrouver seule face à la vie. Or la jeune femme n’a pas les moyens de se soutenir seule : sa fausse identité l’empêche d’obtenir un numéro de sécurité sociale en présentant un certificat de naissance valide, et donc de passer le permis, de trouver un logement ou d’entrer à l’université. Elle doit agir.

Devant la justice

2000. L’année des 18 ans et de la fin du lycée. Brianna passe plusieurs heures par semaines dans le bureau du directeur, où elle multiplie les accusations paranoïaques : ce camarade diffuse des rumeurs sur elle, ces professeurs lui donnent de mauvaises notes parce qu’ils ne l’aiment pas. Puis elle affirme que le père de sa famille d’accueil l’espionne à l’aide de caméras miniatures. Elle est mise à la porte. Sa nouvelle famille d’accueil remarque qu’elle se met facilement en colère, mais aussi qu’elle demande sans cesse si elle « fait son âge ».

« Depuis sa cellule, elle assure aux journalistes et aux enquêteurs qu’elle ignore qui est cette femme qu’elle est supposée être »

Surtout, Treva accélère ses efforts pour obtenir un certificat de naissance qui lui permettra de se voir attribuer un numéro de sécurité sociale. Pour ce faire, elle embauche deux avocats. L’un d’entre eux attaque l’institution responsable en justice et obtient gain de cause : Treva aura juste à se présenter devant un tribunal au mois de mars suivant pour obtenir ce qu’elle demande. L’autre avocat s’en prend directement au gouvernement fédéral, qu’il somme de produire un numéro de sécurité sociale pour Brianna. Mais avant, il réclame les empreintes digitales de la jeune femme pour vérifier qu’elle ne fait pas déjà partie des fichiers. Elle accepte.

Quelques semaines avant l’audience qui devait consacrer sa nouvelle identité, Treva Throneberry est arrêtée pour vol et parjure après que ses empreintes digitales ont été reconnues par les systèmes de la police fédérale. Les traces papillaires correspondent à celles prélevées cinq ans plus tôt sur une certaine Stephanie Williams du côté d’Altoona, en Pennsylvanie, avant sa condamnation à neuf jours de prison pour mensonge aux autorités. Les policiers qui l’avaient encadrée à l’époque n’ont pas oublié. Accablée, Treva Throneberry tient bon. Depuis sa cellule, elle assure aux journalistes et aux enquêteurs qu’elle ignore qui est cette femme qu’elle est supposée être.

Brianna VS tout le monde

La justice propose un marché à la mystificatrice : quatre mois de prison en échange d’une reconnaissance de son identité. Elle refuse. Ses avocats commis d’office lui annoncent qu’ils souhaitent la défendre en expliquant qu’elle est bien Treva Throneberry mais qu’elle pense réellement être Brianna Stewart, et donc qu’elle n’a commis aucun crime consciemment. Elle les congédie sur le moment et demande à assurer sa défense elle-même. La cour lui accorde ce droit quand un expert rapporte qu’il ne lui a pas découvert assez de problèmes psychologiques pour la déclarer irresponsable.

Le procès s’ouvre en juillet 2004. Brianna-Treva se défend tant bien que mal face à un procureur furieux. Il l’accuse d’être un parasite, une profiteuse. Elle assure qu’elle n’est pas Treva Throneberry. L’une des femmes qui l’a accueillie à la fin des années 90 lui présente des photographies sur lesquelles elles apparaissent toutes les deux. Un test génétique qu’elle a elle-même réclamé indique qu’elle est la fille de Carl et Patsy Throneberry avec 99,93% de certitude. Et pourtant elle nie, encore et encore. Les jurés ne délibèrent que quatre heures avant de la reconnaître coupable des sept chefs d’accusation qui pesaient contre elle. Pour avoir volé les systèmes scolaire et sociaux de Washington de presque 20 000 dollars, entre autres, elle est condamnée à trois ans de prison ferme.

Une journaliste du New York Times rencontre Treva Throneberry dans le parloir de sa prison en 2002. « Je la fixe au travers de la vitre, écrit-elle. Je ne vois aucun signe de vieillissement : sa peau n’a pas de rides ; ses cheveux n’ont aucune trace de gris. » Inlassable, la jeune femme lui assure qu’elle est bien Brianna Williams.

Volatilisée pour de bon

Treva Throneberry a disparu après avoir été libérée de prison en juin 2003. Alors âgée de 34 ans, elle répétait toujours qu’elle était Brianna Williams, 21 ans, et que les tests du FBI avaient été faussés par des médicaments. Elle a ressurgi en 2016 sous le nom de Brianna Kenzie en accusant un employé de l’hôtel dans lequel elle travaillait de l’avoir violée. En révélant son passé, ces accusations lui ont valu un licenciement.

Certains de ceux qui ont croisé la route de Treva Throneberry pensent qu’elle n’a jamais cessé de faire semblant. Mais alors, pourquoi aurait-elle accepté de livrer ses empreintes digitales ? Pourquoi aurait-elle réclamé un test ADN ? Et comment aurait-elle pu ne pas s’effondrer devant le défilé de souvenirs et de preuves de son procès ? Est-elle tout bonnement malade, folle ? Les spécialistes ne se sont jamais accordés sur un diagnostic psychiatrique. Cependant, une thèse de comptoir demeure : les attouchements répétés de Billy Ray ont tellement détruit Treva Throneberry qu’elle ne pouvait plus vivre dans cette peau.

En 2002, Kenny Dunn a vendu les droits de son histoire d’amour avec Treva Throneberry. Il touchera 75 000 dollars quand un studio décidera de l’adapter au cinéma. Cela ne se fera sans doute jamais. C’est une histoire étrange mais trop triste. Treva semble avoir disparu pour de bon, comme elle le voulait.

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