Quand je reviens des toilettes après le set dantesque de Cortez, elle est tranquillement en train de discuter avec Antoine Läng, le chanteur du groupe, juste à côté de la scène du Picolo, tout à fait à l’aise. Elle, c’est ma mère, cinquante-cinq ans, rangée par l’INSEE dans la classe moyenne supérieure, arrivée le matin même de la Côte d’Azur et plongée dans un univers à des années-lumière de sa zone de confort. Lorsque je lui avais proposé, en remplacement d’une banale soirée théâtre, de venir se frotter aux-musiques-extrêmes dans un bar restaurant des Puces de Saint-Ouen, elle avait eu une petite seconde d’hésitation — et c’est bien normal — avant de finalement se laisser tenter et de céder à la curiosité.
J’avais bien pris soin de lui expliquer que le concert avait toutes les chances d’être intense, avec une affiche signée El Mariachi, pourvoyeur en soirées hardcore et affiliés à l’esprit DIY et toujours d’une qualité irréprochable. Aucun piège de ma part donc, ma mère est venue en âme et conscience découvrir la passion de son fils et se faire récurer les conduits auditifs par trois formations, les Parisiens de Anna Sage (chaotic hardcore), les Lillois de Barque (crust) et donc, les Suisses de Cortez (hardcore/mathcore/truc-core qui t’arrache le crâne en moins de deux).
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Après avoir traversé quelques rues parisiennes où flotte une odeur de poubelles cramées et d’insurrection latente — en plus de ce concert, ma mère aura eu droit aux manifs des gilets jaunes, sacré week-end ! — nous arrivons à Saint-Ouen. On s’installe tranquillement sur une des tables de la terrasse du Picolo pendant que les groupes se préparent et je sens ma mère légèrement tendue, jetant des regards à droite à gauche pour se faire une idée de la faune qui fréquente ce genre de lieu. Tendue mais pas crispée, loin de là, puisque rapidement une conversation s’engage entre nous et une paire de mecs pas mal éméchés, un certain Hugo et son comparse dont le nom m’échappe mais que j’appellerai l’Homme Très Saoul. Et je me retrouve donc là, assis à une table en sirotant une Chouffe, avec ma mère et deux types qui discutent musique et soirées underground, dans une entente cordiale et amicale. Jusqu’à ce que l’Homme Très Saoul, dans le seul éclair de lucidité qu’il aura au cours de la soirée, demande d’un coup à ma mère : « Mais, t’as quel âge ? ».
Sourires de notre côté de la table, explication sur la situation et voilà l’HTS ahuri qui se demande, presque jaloux, pourquoi il n’a pas une mère comme la mienne — quand il sera devenu l’Homme Très Très Saoul et qu’il la recroisera, il s’exclamera un grand « Mamaaan ! » plein d’envie. Sans rien faire de particulier, en se laissant simplement aller dans la soirée, ma mère s’intègre sans forcer dans cette population qu’elle ne côtoie pas — et ne voit sans doute jamais ou très rarement – un peu à la manière d’une nourrice qui saurait comment gérer ses gosses. C’est assez fascinant à voir et surtout vachement drôle, particulièrement quand le responsable des lumières ira jusqu’à lui proposer de s’installer avec lui sur la console – mais heureusement pas sur ses genoux.
Mais ce qui m’intéressait également dans cette immersion en milieu inconnu, c’était sa réaction à la musique. Comme tout ado écoutant de la musique agressive, je l’écoutais fort et tout le temps, et les demandes pour baisser le son ne se faisaient jamais attendre bien longtemps quand les enceintes gueulaient (un peu) trop. Et j’avais beau expliquer à l’époque que ce brouhaha de guitares, de rythmiques infernales à la double pédale et ces hurlements haineux n’était pas, justement, du brouhaha mais de la musique, ma cause n’était pas vraiment comprise. Et ce soir, elle s’apprête à se farcir trois concerts tapant dans la violence de haut vol, qui plus est pas facile d’accès même pour les amateurs de hardcore — Cortez c’est quand même bien spécial, loin d’un hardcore binaire et bas du front. Je craignais de la voir souffrir un peu, ou même dans le pire des cas rendre les armes et se réfugier sur la terrasse. Pourtant, dès les premières minutes du concert d’Anna Sage, je la sens complètement fascinée par le spectacle, les yeux rivés sur le chanteur qui se démène avec une énergie communicative, à l’affût du moindre de ses mouvements.
La seule chose qui la fera grimacer tout au long de la soirée, ce sont les larsens qui traînent (volontairement) entre les titres. Mais elle encaisse tout le reste avec une attention constante, les hurlements, les riffs tordus et les rythmiques de la mort. Je suis plutôt sur le cul. Pourtant, l’explication qu’elle me donnera est toute bête : c’est l’énergie dégagée sur scène qui l’emporte dans le concert. Je fréquente depuis tellement longtemps ce genre d’endroit que j’en ai intégré les codes et les habitudes, mais pour elle qui découvre cette ambiance, tout est nouveau et inédit. Et là où elle n’entendait que du bruit et des cris dans mes enceintes, elle est à présent au cœur de la tempête et envahie par les émotions qui agitent l’atmosphère, parfois même submergée m’explique-t-elle par cette musique faite pour la catharsis et l’évacuation des frustrations de la vie quotidienne. Toute novice qu’elle est, elle parvient à ressentir ce que les habitués vivent, ce pourquoi ils viennent dans ce genre de rassemblement. Elle comprend et ressent ce que l’on cherche dans de tels concerts. Ça, je ne le croyais pas vraiment envisageable. Mais je suis ravi qu’elle me prouve le contraire.
Il y a encore un million de choses que je pourrais dire sur cette soirée riche en petits détails comportementaux décalés que seule une mère peut avoir — comme par exemple examiner minutieusement la composition des T-Shirts du merch avant d’en offrir un à son fils (100% coton, tout va bien). Mais l’essentiel réside dans cet espèce de prodige : ma mère a compris ce que j’aimais dans cette musique, et, surtout, ce que je pouvais en ressortir. C’est précisément ce que j’espérais en lui proposant cette expédition en milieu underground, je m’en rends compte après coup — je ne sais jamais vraiment pourquoi je fais les choses, mes motivations me semblent toujours très mystérieuses, mais tout va bien, j’ai appris à faire avec. Soit enfin parvenir à lui faire percevoir cet indicible sentiment (appelez-ça comme vous voulez, libération, purge, défouloir ou lâcher-prise) que me procure cette musique depuis mes douze ans, et qu’elle s’approprie, à sa manière bien sûr, un pan de l’expérience qui m’a forgé en tant que jeune adulte. Ce qui me semblait, je dois l’avouer, impossible à dévoiler autrement. Ce soir, on aura partagé quelque chose que je n’avais jamais réussi à expliquer, qu’aucun mot n’avait jamais parvenu à retranscrire de manière satisfaisante. À la place, il aura juste fallu un type qui beugle comme un taré dans un micro, une sono dégueulasse, et une bande de mecs bourrés.
Florent Vivarelli est tout nouveau sur Noisey.