Music

La France a-t-elle peur de ses explorateurs musicaux ?

Interview, exploration, expérimentation

Historiquement, et c’est sans doute un peu injuste, la France n’est pas vraiment connue pour être une terre d’expérimentations sonores dans le domaine de la musique populaire. Pourtant, notre pays a eu connu son lot d’explorateurs, d’aventuriers et de chercheurs qui ont eu envie un jour d’aller voir ailleurs, de faire tomber les digues et les barrières – aussi bien géographiques que purement esthétiques.

Croyez-le ou non, mais c’est souvent sur la radio publique que l’on trouve les plus belles pépites. Dans sa série d’émissions pour France Culture Une histoire française de l’exploration sonore, Étienne Menu, rédacteur en chef de la revue Audimat, s’est intéressé à cinq de ces figures françaises plus ou moins oubliées, ou tout du moins pas assez célébrées. Qu’elles soient d’humeur vagabonde, qu’elles aient choisi d’explorer les musiques traditionnelles d’ailleurs ou de creuser le sillon négligé du folklore bien de chez nous, elles ont en commun d’avoir pris à contrepied, consciemment ou non, un certain esprit musical français qu’on a trop souvent décrit comme parqué sur ses a priori.

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On a donc demandé à Étienne ce qui pouvait relier des personnages hauts en couleur comme Charles Duvelle du label Ocora, Marc Hollander du label Crammed, Hector Zazou, Hugues de Courson, et Pierre Barouh, du label Saravah. Et surtout, ce qui pouvait bien clocher en France pour qu’on ne mette pas plus en valeur ces défricheurs sonores qui font tous, chacun à leur manière, figure de pionniers dans le mélange des genres.

VICE : Pourquoi la musique populaire en France a-t-elle cette réputation d’être en vase clos, et de ne pas chercher à aller voir ailleurs ?
Étienne Menu : En terme d’exploration des musiques extra-occidentales, la France n’est pas si mal placée que ça. Certes, le terme world music est une invention anglaise, mais après, tu vois des mecs comme Marc Hollander de Crammed (qui est belge, d’accord), Hector Zazou, ou Pierre Barouh avec Saravah, c’est déjà un peu de la world. Celluloid, le label de Jean Karakos, c’est déjà une sorte de mélange du mélange. Il y a Martin Meissonnier dont je n’ai pas parlé non plus, mais qui a fait tourner Fela Kuti, et qui s’est retrouvé ensuite à être plus ou moins l’importateur du raï en France. Donc il y a quand même un peu cette culture-là en France.

Pourtant, ce n’est pas forcément ce qu’on met en avant.
Effectivement, c’est curieux. Il y a un repli au niveau de la culture musicale française. Et on le ressent vachement nous, parce qu’on est fan de musique anglo-saxonne. Disons que les succès populaires français semblent assez refermés sur eux-mêmes, et peu ouverts, alors qu’il y a quand même quelque chose. La France a accueilli beaucoup de jazzmen par exemple. Et puis, pour m’être plongé dans la musique francophone depuis quelques années, on trouve beaucoup de choses dans les années 70, même populaires. Léo Ferré a fait une série de disques avec Zoo, un groupe de rock prog, par exemple.

Mais ensuite, je pense plutôt que le côté exploration s’est hélas affadi dans les années 80 dans une sorte de cosmopolitisme mitterrandien, qui a fait que c’est un peu la culture Pier Import, Musée des Arts Premiers (même si c’est arrivé bien après) qui a pris le dessus. Il y a eu un peu un truc de fusion de tout, qui a aplani à la fois l’Occident, et l’extra Occident. Moi, ce qui m’intéresse dans la démarche exploratoire des mecs dont je parle, ce n’est pas tant qu’ils fassent émerger des choses qu’on ne connaissait pas en Afrique ou en Asie, ou en Corse pour Zazou, mais plutôt qu’ils s’en servent pour inventer des nouvelles formes de pop.

Même si certains ont fait des choses très connues, comme Pierre Barouh avec des morceaux pour le film Un Homme et une Femme par exemple, ils restent relativement obscurs. Comme s’il y avait un blocage.
Je pense que c’est dû au manque de curiosité global du public français. Déjà, il s’intéresse assez peu à la musique dont il ne comprend pas les paroles, ni aux musiques instrumentales. C’est déjà un premier problème. Mais sinon, j’aurais pu parler de gens plus récents, et plus connus. C’est con, mais j’aurais pu parler de Manu Chao, ou de M. Tu rigoles, mais ils ont quand même découvert des trucs. Bon, on peut en dire ce qu’on veut sur leur musique, mais pour des gens, c’est via eux qu’ils découvrent la musique malienne, ou des choses comme Amadou et Mariam. Ça vaut ce que ça vaut, mais pour certaines personnes c’est eux le canal.

Pourquoi ne pas avoir parlé d’eux alors ?
Parce que ce sont des artistes, et que j’avais surtout envie de parler de producteurs. Je mets à part Duvelle, qui était avant tout ethnomusicologue, et le label Ocora. Mais des mecs qui auraient commencé à faire de la musique dans les années 90 et 2000, il n’y en a pas beaucoup. J’aurais pu parler du type qui a fait la collection Éthiopiques, mais je n’aurais parlé que de musique éthiopienne. Là, ce qui m’intéressait, c’était de parler de mecs qui avaient un peu fait le tour du monde, avec cette idée de ne pas rester focalisé sur un seul style. C’est l’imagination qui jouait, ainsi que leur désir assez inarrêtable de nouveauté. Et ça, effectivement, cette espèce de zone trouble où le fantasme fonctionne dans la création, ce n’est pas très mis en valeur par le public français.

Est-ce que tu penses que si on y porte (ou y reporte) enfin de l’intérêt aujourd’hui, c’est grâce au marché des rééditions ? Moi par exemple, je n’aurais pas soupçonné l’existence d’Hector Zazou si ses disques n’étaient pas ressortis il y a quelques années.
C’est clair qu’il y a un phénomène global qui vient à la fois de labels comme Sublime Frequencies, pour le côté musiques traditionnelles, ou toutes les rééditions de trucs afro beat. Mais il ne faut pas oublier que ce sont souvent des choses qui étaient assez mal vues par la critique à l’époque et qui sont maintenant réhabilitées. Hector Zazou, ou même certains disques de chez Crammed, une partie de la critique, notamment les Inrocks par exemple, se positionnait vraiment contre. Des figures comme Peter Gabriel, avec son label Real World, c’était des musiques qui avaient un peu le même statut que, disons Polo & Pan aujourd’hui. C’était considéré comme de la musique cool et con, pour un public cool et con.

Pourtant Crammed c’était pas vraiment ça. Aksak Maboul, le groupe d’Hollander, déconstruisait assez tôt pas mal de formes, et avait une démarche assez radicale.
Oui, mais Crammed, si tu suis un peu leurs sorties des années 90-2000, ça devient un peu de la world, de la neo world, avec des trucs balkans, etc. C’est pas aussi chelou et psychédélique que les disques des années 70 et 80 comme Noir et Blanc de Zazou et Bikaye. C’est un peu plus Radio Nova, disons.

https://www.youtube.com/watch?v=tplfiXGxrxA

Tu parles de la rencontre Marc Hollander – Hector Zazou à la fin des années 70 comme d’un moment charnière.
Oui. En gros, ils venaient tous les deux plus ou moins de cette scène un peu prog et psychédélique, un peu dark post-68 qui a annoncé le punk en France de manière indirecte. Des choses comme Etron Fou Leloublan, Heldon. Ils ont dû se croiser, et puis sont restés en lien. Mais oui, la première sortie de Zazou chez Crammed, ou en tout cas la première grosse, le disque de Zazou, Bikaye et CYI, ça a compté. Ce qui est marrant, c’est que quand on le réécoute aujourd’hui, le disque est super, mais on se dit qu’il y a eu beaucoup de trucs faits comme ça depuis. Il semble moins taré.

C’est pourtant le moment où l’intention est très claire dans cette volonté de fusion entre des éléments a priori disparates : la musique congolaise, expérimentale, tribale, électronique.
Ouais. Surtout que la base du disque est pas du tout faite pour être accompagnée par un chanteur africain, Bony Bikaye ici en l’occurence. C’est un disque instrumental fait par des mecs, CYI, qui viennent à fond du free.

Pourtant Zazou s’est réapproprié complètement le disque. D’ailleurs c’était le seul à se mettre en avant comme ça, non ? Les autres se mettaient plutôt en retrait.
Oui. Barouh a fait des disques sous son nom, ses disques solo, mais c’était jamais aussi criant dans le côté tirage de couverture. Mais pour le coup Barouh, les disques sortaient sur son label Saravah, mais il n’y avait pas vraiment de direction artistique, de patte, contrairement à Zazou. Après, Saravah, il y avait ce mec qui s’appelle Daniel Valencien, qui était musicien par ailleurs, mais qui était surtout ingé son et mixeur. Pendant toute la première période des années 70, le son Saravah, c’était vraiment lui. Un son que tu retrouvais à la fois dans les disques de Brigitte Fontaine que dans les disques africains, ou de free jazz.

Tu dis notamment de Barouh qu’il était « le plus beau ».
Oui, c’est vrai qu’il y avait quelque chose d’assez beau et d’assez émouvant dans sa manière de vouloir faire de la musique. Il était juif, a été caché par ses parents pendant la guerre, ils l’ont planqué dans une ferme en Vendée, puis ses parents sont morts, et il est revenu à Paris. Dès qu’il a eu un peu d’argent avec Saravah, il a racheté la maison où il avait grandi en Vendée, il y a installé son studio, et tout. Il y a un truc de douceur dans sa musique que je trouve hyper beau également. Aussi, contrairement à Zazou, ou même à Hollander, ce n’était pas du tout un intellectuel, il était très dans l’affect. Quand tu écoutes les paroles de ses chansons, c’est hyper premier degré. Parfois on pourrait même croire que c’est du faux naïf à la Katerine, mais en fait pas du tout. Il pouvait écrire des trucs genre « il faut accomplir ses rêves », ça fait même un peu maxime Facebook à des moments.

https://www.youtube.com/watch?v=SAzOakRka0g

Le catalogue de Saravah est énorme, tu as aussi de la chanson française, du jazz, ça pourrait même paraitre un peu « pépère » par rapport aux autres. Je voulais aussi appuyer le fait que la découverte y était peut-être un peu moins vénère chez eux. Moins avant-gardiste, même si d’une certaine façon ça l’est. Mais il y avait surtout une intention de la part de Barouh qui était belle, il avait l’air de dire aux gens qui voulaient enregistrer une chanson : « Ben venez dans mon studio, on la fait ». Ça semble un peu cliché dit comme ça, mais c’était vrai. Et c’est marrant, sachant que le mec était un gars hyper showbiz au départ ; il a bossé avec Lelouch, a écrit « La bicyclette » pour Yves Montand. C’était un peu une anomalie. Comme si aujourd’hui, tu avais un gars type Yodelice qui faisait la Souterraine. [Rires]

Globalement, ils sont très en avance sur leur temps dans leur manière de casser les barrières entre ambitions mainstream et musique savante. Zazou c’est l’exemple typique. Il y a aussi de Courson dans le genre.
Zazou avait surtout une ambition grand art je pense. L’album collaboratif avec John Cale et Sakamoto pour les cent ans de la mort de Rimbaud, c’était le truc le plus proche d’un tube qu’il ait pu faire. C’était quand même de la musique pour des trentenaires esthètes. De Courson pour le coup, Mozart l’égyptien il savait très bien qu’il allait faire un truc qui allait cartonner. Son groupe Malicorne, ça a quand même eu beaucoup de succès. Ensuite, il a décidé de faire son propre label, Ballon Noir. Il avait un deal de distrib’ avec CBS ou WA, les mecs achetaient 20 000 exemplaires d’office de toutes ses sorties. Alors que des trucs comme Emmanuelle Parrenin, ou Benoit Widemann, le pianiste de Magma, je ne sais même pas comment ils pensaient en vendre 20 000. Mais c’est intéressant parce qu’il leur donnait de la visibilité.

Je pensais que son projet la Confrérie des Fous, était déjà une tentative assez radicale. Tu dis même dans l’émission que tu ne sais pas si c’est du lard ou du happening.
Il est pas dedans, même s’il y a a participé de loin. Mais de Courson a réussi à négocier des bourses au ministère des Affaires Etrangères pour ses projets, pendant 3 ans. C’est assez dingue comment il s’est démerdé. Il y a un truc assez mystérieux avec ce gars-là, et je m’étais aussi dit la même chose de Duvelle. Il y a des trous dans leur parcours : Duvelle, par exemple, tu ne sais pas trop ce qu’il a fait à un moment dans les années 80. Courson, le disque Lambarena, Bach to Africa [disque sorti en 1994 en collaboration avec Pierre Akendengué qui mélange rythmiques traditionnelles du Gabon avec des compositions de Jean-Sebastien Bach, NDLR], c’est une commande d’Omar Bongo, un hommage à Albert Schweitzer, le gentil médecin qui a soigné des Africains. C’est toujours louche, et ça entretient le mystère.

Mais de Courson, vu la manière dont t’en parles, je me disais qu’on pouvait un peu le rapprocher d’un mec comme Sourdure. Notamment dans sa manière de revisiter le folklore français avec Malicorne.
Je pense que c’était un geste radical avec Malicorne, sauf qu’à l’époque ce côté digging de terroir était plus marqué par un truc… pas de droite, mais un peu tendance nationaliste quand même. Même si ce côté retour aux racines faisait partie de l’état d’esprit hippie. Après, si tu veux t’intéresser au folklore de ton pays, même si tu as grandi à Paris, ça ne fait pas de toi un facho. Mais pour le coup, Courson, ce qu’il m’a dit, c’est que toutes les musiques folkloriques qui l’ont intéressé, elles ont en commun d’être des musiques modales. Que ce soit la musique indienne, arabe, celtique, ou des Balkans, tu as la même distinction : modal versus tonal. Il n’y a pas de nationalisme possible sur la musique à partir de là.

Dans tous les cas, de Courson c’est le seul qui s’intéresse aux musiques folkloriques françaises, qui a fait une exploration vers l’intérieur plutôt que vers l’extérieur, non ?
Oui. Enfin il y a Zazou aussi, avec Les nouvelles Polyphonies Corses (1991). Même si la Corse, c’est un terroir un peu spécial. Ocora l’ont fait aussi, après le départ de Duvelle, quand ça a été repris par Pierre Toureille, il y a eu des disques sur les musiques françaises régionales. Après, le folklore régional était déjà un peu balisé, notamment avec Frémeaux et Associés, un label qui fait aussi pas mal de livres lus, c’est eux qui éditent des audiobooks d’Onfray par exemple.

Mais des mecs comme Hollander, qui est belge (mais francophone), c’est différent dans ce rapport-là. Lui-même le dit au début de ton émission : la raison pour laquelle la Belgique va voir ailleurs, qu’elle est si curieuse, c’est parce qu’elle a moins de patrimoine culturel fort, que la France, par exemple.
Oui, d’ailleurs je l’avais interviewé il y a quelques années et il m’avait déjà dit ça. Et j’avais trouvé ça intéressant, mais en même temps je me disais que le patrimoine français n’est pas non plus si fort que ça, en dehors de la chanson. Après ce qu’il veut dire, c’est que d’une façon générale, c’est un pays petit, où effectivement les francophones sont peu nombreux. C’est juste qu’il n’y a pas une masse culturelle, il n’y a pas une chanson belge comme il y a une chanson française. En gros, il dit qu’il y a peu de « chez soi ». En France, les gens vont chercher ailleurs parce que la chanson française les fait chier. Là, en Belgique, c’est juste qu’il n’y a rien d’intéressant, il n’y a même pas un truc qui les fait chier, c’est juste qu’il n’y a rien. Mais il y a quand même une identité belge, certes une identité un peu parasite par rapport à d’autres cultures, mais qui est quand même là. Il y a le symbolisme belge – même si c’est 3 mecs. Il y a la mode belge…

En musique, la new beat est très identifiée Belgique.
Oui, mais Hollander parlait des années 70. Musicalement, effectivement il devait se dire qu’il y avait alors une portée extrêmement réduite. Donc pour inventer leur musique, il fallait tout inventer, il n’y n’avait pas de base précise sur laquelle construire.

Ce qui pourrait nous faire dire que l’idée d’identité culturelle pourrait être un poids ? On le voit pour la chanson française ici, qu’il a toujours été très difficile de réinventer, ou de sortir de son carcan. Même si les gens dont tu parles l’ont fait, d’une certaine manière.
J’étais complètement de ton avis il y a quelques années. Et puis je m’y suis intéressé de plus près, j’ai diggé des trucs. Et en fait il y a plein de trucs de chanson française (même si c’est pas vraiment de la chanson française pure, plus du rock chanson) complètement oubliés – j’en avais parlé dans la série que j’avais faite sur l’histoire parallèle de la pop française d’ailleurs. Dans la période fin années 70 – début années 80, il y a un mouvement rock un peu indistinct, qui pour le coup est une identité française, qui n’a pas duré très longtemps, mais qui a vraiment été propre à un certain esprit français, peut-être même un peu Ile-de-France, même s’il y avait des groupes de régions.

Certes, aujourd’hui on ne retient un peu que les quelques gros chanteurs du patrimoine musical français, c’est toujours les mêmes noms, Téléphone, Gainsbourg, etc. Il y a quelque chose de très limité, parce que l’aspect texte est toujours hyper mis en avant. Cet aspect rend sourd une partie du public français à l’écoute, et fait écran au son. C’est d’autant plus dommage qu’il y a en France une école importante d’ingénieurs du son et de studio, avec le studio Davout évidemment [studio français mythique fermé en 2017, NDLR], et aussi à travers la radio, une grande qualité, ou en tout cas toute une lignée, de création sonore radio très importante. Là on parle de tout petits trucs, c’est absolument pas de gros publics, mais ça n’empêche que c’est quelque chose qui a un peu perpétué, notamment avec des festivals de création sonore. Il y a quand même un truc qui a toujours vachement existé, très fort. Mais en marge.

La série d’émissions Une histoire française de l’exploration sonore est toujours en écoute sur le site de France Culture.

Marc-Aurèle Baly est vaguement sur Twitter.

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