Peut-être que le Français qui a laissé la plus grande empreinte sur l’histoire du 100 mètres avait pour nom Timbale. A une époque, dans les années 1870, où les coureurs à pied étaient des professionnels qui s’affublaient de surnoms tels que « L’Homme-éclair » ou « Cerf-Volant », couraient parfois face à des locomotives, la plupart du temps pour satisfaire les parieurs, Timbale aurait atteint la marque des dix secondes pour la première fois dans l’histoire du sprint. Un chronométrage à l’ancienne, à la seconde près, mais tout de même : l’homme le plus rapide de l’époque aurait été Français.
On ne pourra pas en dire autant tout au long du siècle suivant : la France n’a jamais vraiment eu l’amour du sprint. Le 100 mètres, le mètre-étalon de la performance humaine, presque la discipline la plus pure dans l’esprit de compétition, la plus suivie, la plus commentée, eh bien la nation de Coubertin n’en raffole pas. L’histoire du sprint français se résume ainsi à quelques fulgurances, des carrières qu’on pourrait presque chronométrer sous les dix secondes. Les Français ont ainsi toujours bien figuré au niveau européen, mais jamais au-dessus, poussés des podiums par les concurrents américains, ceux du bloc de l’Est ou désormais les Jamaïcains, tous plus avides de performances. Pierre-Jean Vazel, historien du sport et entraîneur de Ronald Pognon et Christine Arron, confirme : « La France n’est pas une nation historiquement forte, même si elle faisait partie des pionniers du sprint. »
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Bambuck et le record du monde qui tiendra 1h40
Le premier sprinteur à réellement poser son empreinte sur l’histoire du 100 mètres français possède une carrière qui durera à peine cinq ans. Roger Bambuck a 17 ans quand il commence l’athlétisme, un âge déjà avancé. Avant lui, certains Français ont décroché quelques médailles européennes : on peut citer Etienne Bally, champion d’Europe en 1950 ou Claude Piquemal, qui lui terminera premier à Belgrade en 1962. Mais ce n’est rien face à la rapidité de Bambuck quand il arrive au sommet de son art à 23 ans, en 1968. Cette année-là, il bat le record de France du 100 mètres une première fois le 16 juin en le ramenant à 10 s 1. L’heure est encore au chrono manuel. Le Guadeloupéen choisira par la suite d’aller se confronter aux meilleurs sprinteurs américains à Sacramento lors des championnats des Etats-Unis.
C’est là, le 20 juin, qu’il inscrit littéralement la France dans l’histoire du 100 mètres. Lors des séries, il tape les dix secondes, les vraies, avec deux zéros derrière, et égale ainsi le record du monde de l’Allemand Armin Hary, un de ses héros. Le record ne tiendra pas longtemps cependant : 1h40 plus tard, le roi de la discipline à l’époque, Jim Hines, passe sous la barre mythique avec 9 s 99. « L’essentiel, c’est d’être inscrit sur les tablettes », dira-t-il au Monde en avril 2016. « The Night of speed », c’est le nom qui restera de cette soirée mémorable où les records mondiaux seront battus plusieurs fois, grâce à un vent un peu trop favorable diront certains.
C’est le même Jim Hines qui remportera, en octobre de la même année, l’or sur le 100 mètres à Mexico, avec un chrono (mesuré électroniquement cette fois) qui restera la référence pendant quinze ans. Bambuck, lui, sous le coup d’une angine, ne pourra faire mieux qu’une cinquième place. Il placera cependant le record de France officiel à 10 s 11 grâce au chronométrage électronique sur cette finale.
Roger Bambuck est au couloir 6.
Bambuck prendra sa retraite peu de temps après, à 23 ans, pour se consacrer à ses études : « À l’époque, la société ne comprenait pas qu’un être humain, à 25 ans, n’ait pas encore fondé son foyer. A cet âge-là, une jeune fille pas encore mariée, c’était une vieille fille, on fêtait les catherinettes. Il fallait passer aux choses sérieuses. Le sport n’en était pas une. » Il tentera des études de médecine, sans succès, puis trouvera un emploi dans une filiale ingénierie chez Renault. Intéressé par la politique, il prendra la direction du service des sports d’Epinay-sur-Seine. Une carrière qui l’amènera jusqu’au poste de secrétaire d’Etat à la Jeunesse et aux sports de 1988 à 1991 sous le gouvernement Rocard, où il mettra notamment en place la première loi de prévention et de lutte contre le dopage.
Une succession qui tardera à venir
Son record de France du 100 mètres tiendra, lui, pendant près de 20 ans. Durant les années 1970 jusqu’au début des années 1980, le sprinteur français de référence s’appelle Hermann Panzo. En 1981, le Martiniquais s’offrira ainsi le luxe de remporter le Golden Sprint, course prestigieuse de la Fédération internationale d’athlétisme. En 10 s 14, Panzo réalise un record personnel et se rapproche dangereusement du record de Bambuck, mais le vent est trop favorable et le temps ne peut pas être homologué. Sur cette course, il se permet néanmoins de battre le tout jeune Ben Johnson. Panzo reste aussi dans l’histoire du sprint tricolore comme le dernier Français à avoir concouru dans une finale olympique du 100 mètres. C’était à Moscou en 1980, il finira huitième :
Le record de France de Bambuck, c’est Antoine Richard qui l’effacera des tablettes lors des championnats de France 1986, en courant en 10 s 09. La carrière de Richard prit une tournure moins glorieuse lorsqu’il fut contrôlé positif l’année suivante. 1987, c’est aussi l’année où Max Morinière devient l’autre “homme le plus rapide de France”, en égalant le record. Jusqu’en 1990 et Daniel Sangouma.
Celui qui est aujourd’hui retourné dans sa Réunion natale a amené le record de France à 10 s 02 lors d’un meeting à Villeneuve d’Ascq en juin 1990. « Jeune, j’avais choisi le sprint, simplement parce que je battais tous mes camarades de classe sur cette distance,explique-t-il à VICE Sports. Le record de Roger Bambuck ne nous semblait pas imbattable à l’époque, parce que de toute façon, si on se met des barrières, on ne peut pas aller chercher des performances. »
S’il a une carrière sur le 100 mètres plus qu’honorable, Sangouma est néanmoins resté dans l’histoire de l’athlétisme français grâce à sa participation au 4×100 mètres des Championnats d’Europe de Split en 1990. Avec Max Morinière, Bruno Marie-Rose et Jean-Charles Trouabal, ils battent le record du monde en 37 s 79. Le relais américain de Lewis et Burrell reprendra son dû un an plus tard, mais ce temps reste encore aujourd’hui le record de France de la discipline. Les 10 s 02 de Sangouma sur 100 mètres resteront, elles, le record pendant 15 ans.
Pognon, premier sous les 10
C’est Ronald Pognon qui viendra le détrôner en 2005 en étant le premier Français à passer sous la barre des dix secondes (9 s 99), près de 40 ans après Jim Hines à Mexico. Le Martiniquais restera pendant plusieurs années comme le meilleur tricolore sur la distance, mais il n’est pas vraiment un adepte du sprint court, comme le révèle celui qui l’entraînera à partir de 2006, Pierre-Jean Vazel : « Il a toujours préféré le 200 mètres. Economiquement, le 100 mètres, c’est plus vendeur. Mais beaucoup de sprinteurs préfèrent le 200, parce qu’il y a un virage, plus de sensations… »
Ronald Pognon amorce en tout cas une génération dorée de coureurs français de 100 mètres. Christophe Lemaitre le rejoindra ainsi sous les dix secondes lors des championnats de France 2010 à Valence, en courant en 9 s 98. L’année 2010 de Lemaitre évoque presque la fulgurance de l’année 1968 de Bambuck : fin juillet, aux championnats d’Europe de Barcelone, le natif d’Annecy réalise un triplé historique pour l’athlé français, à 20 ans à peine, en s’emparant des titres sur 100m, 200m et 4x100m. Un relais qui compte également dans ses rangs Martial Mbandjock (3e du 100 mètres) et Jimmy Vicaut.
Christophe Lemaitre, la référence
Lemaitre détonne alors sur le circuit du sprint : discret, introverti, presque gauche, là où la discipline fait généralement s’affronter des égos mal dégrossis comme Carl Lewis, Maurice Greene ou Usain Bolt. « Il a l’air dégingandé à l’échauffement, mais il ne faut pas s’y fier, raconte Pierre-Jean Vazel. Quand il est sur la piste, il se transforme, il devient sprinteur. »
Par rapport aux Américains bodybuildés, lui est jeune, très jeune, fin, et surtout blanc. A l’époque, il brise une idée reçue presque taboue : celle qui veut que les Blancs courent moins vite. Un athlète blanc sous les dix secondes, c’était l’obsession du bloc de l’Est pendant la guerre froide, et voilà qu’un jeune Français la concrétise des décennies après, presque sans faire exprès. Une performance difficile à expliquer par ailleurs. Du côté de sa morphologie, on explique chez Slate en 2012 que « sa signature génétique est plus répandue chez les Jamaïcains ou les Afro-Américains que chez les Européens » selon le professeur Gérard Dine. « Un Ouest-Africain égaré sur les rives du Lac du Bourget », dira le journaliste Jean-Philippe Leclaire, auteur du livre Pourquoi les Blancs courent moins vite.
Ces exploits lui valent en tout cas une notoriété mondiale, pour le meilleur et parfois pour le pire : dans un reportage d’Intérieur sport sur Canal +, le père de Christophe Lemaitre révèle ainsi que le coureur avait été contacté par le Ku Klux Klan, qui l’invitait à « venir faire une visite de courtoisie » au Texas. Une proposition évidemment refusée.
Sa popularité ne se limite pas, et heureusement, aux organisations racistes : « Il jouit d’une grande popularité en Asie par exemple, révèle Pierre-Jean Vazel, surtout parce qu’il a accompli ce que personne n’avait jamais fait au niveau européen. » Lemaitre est ainsi détenteur de huit médailles en Championnats d’Europe : après Barcelone, il en glanera deux à Helsinki en 2012 (or sur 100m et bronze sur 4×100) et trois à Zurich en 2014 (argent sur 100 et 200, bronze sur 4×100). Il a été le plus proche d’un podium mondial avec une quatrième place à Daegu en 2011. Un palmarès qui en fait la référence absolue au niveau français sur le sprint. Pour Pierre-Jean Vazel, « il n’y a que lui et Bambuck qui ont vraiment eu un impact sur le 100 mètres au niveau international. »
Vicaut, l’espoir
Depuis 2014, des blessures et des contre-performances ont éloigné Lemaitre de son meilleur niveau, et surtout, ont laissé la place à l’avènement d’un nouveau prince du sprint. Jimmy Vicaut semble être le Français le plus proche de monter sur un podium mondial ou olympique. Déjà présent aux Championnats d’Europe 2010, à 18 ans à peine, le natif de Bondy a franchi la barrière des dix secondes, le rite de passage de tout sprinteur qui se respecte, en 2013 lors des championnats de France. Vicaut ne s’est pas arrêté là : il a grapillé des centièmes jusqu’à venir, en 2015, égaler le record d’Europe du Portugais Francis Obikwelu, 9 s 86, lors d’un meeting Areva où il finit deuxième derrière Asafa Powell.
Vicaut a réitéré l’exploit en juin dernier, ce qui reste la troisième meilleure performance mondiale de l’année, derrière Justin Gatlin et Trayvon Bromell. De quoi inciter l’enthousiasme pour ces JO, même si le Français a déçu aux Championnats d’Europe, terminant troisième en 10 s 08. Pour Daniel Sangouma, « il peut inquiéter les Américains et les Jamaïcains. S’il a le déclic le jour J, ils vont souffrir. » Avec son œil d’entraîneur, Pierre-Jean Vazel estime que Vicaut a progressé sur sa fin de course, pas vraiment sur son départ, le point faible qu’il partage avec Lemaitre. Il les attend en finale des JO, pour qu’il y ait au moins un successeur à Hermann Panzo. Car si elle ne manque pas de talents, l’histoire du sprint tricolore manque de continuité.
Comment expliquer ces différents passages à vide historiques ? Quinze ans pour que le record de Bambuck soit battu, quinze autres pour dépasser celui de Sangouma. 36 sans finale des JO. Aucune médaille mondiale ou olympique à se mettre sous la dent. Pour Daniel Sangouma, le constat est simple : l’athlétisme français n’apprend pas de ses victoires. « On n’est pas capable de se baser sur ce qui a été a réussi. Aujourd’hui, les coureurs du 4×100 français sont tous plus rapides que nous en moyenne, et pourtant, le record de France est toujours en notre possession. Le relais ne se fait pas dans l’athlétisme français. »
Pierre-Jean Vazel abonde : « Il n’y a pas d’école du sprint en France. Que ce soit chez les hommes ou chez les femmes, à chaque fois depuis les années 1980, ce sont des talents qui éclosent ponctuellement. Il n’y a pas d’école comme pour le saut à la perche par exemple. Cela s’explique peut-être par le fait qu’on n’est pas un pays de performance, plutôt de sports collectifs. » Des talents ponctuels, comme dans le sprint féminin, fait-il remarquer, où Muriel Hurtis a succédé à Christine Arron, qui avait succédée à Marie-José Pérec.
Depuis dix ans, on peut parler de sprinteurs français sans que ça ne semble absurde, mais la génération Pognon, puis Lemaitre et Vicaut n’annonce pas forcément une filière pérenne. « Peut-être qu’il n’y aura rien après », se demande Pierre-Jean Vazel. Les Etats-Unis ont toujours eu cet appétit pour la performance. La Grande-Bretagne est allée chercher des entraîneurs américains pour former leurs jeunes coaches locaux qui ont pris le relais. La Jamaïque a produit des sprinteurs par effet d’émulation, les vieux inspirant les jeunes. C’est peut-être tout cela qui manque au 100 mètres français. Alors, une médaille olympique et le sprint tricolore est lancé ? On attend Lemaitre et Vicaut à l’arrivée.