Je me rappelle bien de la première fois que j’ai entendu parler de la blockchain, j’étais en soirée avec un ami extrêmement enthousiaste au sujet du Bitcoin. À mon grand désarroi, il a tenté de me convaincre d’en acheter toute la nuit. Je pense que beaucoup d’autres que moi ont traversé une épreuve similaire. Il est vrai que sans le Bitcoin, la blockchain ne serait sans doute pas aussi connue aujourd’hui. Reste que les fondations de cette technologie obscure existaient longtemps avant la cryptomonnaie.
En fait, la plus vieille blockchain du monde est née treize ans avant le Bitcoin. Elle se cache sous nos yeux depuis tout ce temps, gentiment imprimée dans les pages de l’un des journaux les plus distribués du monde : le New York Times.
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La première blockchain du monde
Fondamentalement, une blockchain — ou chaîne de blocs chez les francophiles durs — n’est qu’une base de données hébergée par un réseau d’utilisateurs et sécurisée à l’aide de techniques cryptographiques. Quand de nouvelles informations entrent dans cette base de données, elle sont réparties dans des « blocs » qu’on pourrait décrire comme des conteneurs pour données. Une fois créé, chaque nouveau bloc est connecté à une « chaîne » de blocs plus anciens. Chacun de ces blocs est identifié par un « hash », un code créé par un algorithme en fonction du contenu du bloc concerné et du « hash » du bloc précédent. Ce mécanisme garantit l’intégrité de l’ensemble des données entreposées dans la blockchain, car toute altération dans un bloc engendrerait un hash « anormal ».
Aujourd’hui, le terme « blockchain » désigne la technologie sur laquelle reposent la plupart des cryptomonnaies et autres systèmes de tokens, notamment le Bitcoin et l’Ether. Cependant, la blockchain peut être remplir beaucoup d’autre missions que celle d’un livre de comptes inaltérable. En fait, il est possible d’intégrer n’importe quel type d’information dans une blockchain : des variétés de cannabis, des chatons virtuels, des sushis, des œuvres d’art…
La blockchain en tant que chaîne chronologique de données « hachées » a été inventée par les cryptographes Stuart Haber et Scott Stronetta en 1991. Peu ambitieux, Haber et Stronetta considéraient leur création comme une simple méthode d’horodatage pour documents numériques. Comme ils l’expliquent dans un article publié dans The Journal of Cryptology, pouvoir dater précisément la création ou la modification d’un document permet de résoudre le problème de la propriété intellectuelle, entre autres.
Dans le monde physique, les méthodes d’horodatage sont nombreuses et relativement triviales : on peut s’envoyer un document à soi-même dans une enveloppe fermée, établir une chronologie dans un livre de comptes… Ces méthodes compliquent considérablement la tâche d’éventuels faussaires : difficile d’ouvrir l’enveloppe ou d’ajouter une page au livre de comptes sans laisser de traces. Pour les documents numériques, c’est beaucoup plus compliqué.
Haber et Stornetta ont identifié deux obstacles à l’horodatage d’un document numérique. Premièrement, les données elles-mêmes doivent être marquées « de sorte qu’il soit impossible de changer ne serait-ce qu’une fraction du document sans que cela n’apparaisse clairement. » Deuxièmement, il faut que l’horodatage lui-même soit inaltérable.
Facile, dirons certains. Pourquoi ne pas envoyer le document numérique à un service d’horodatage qui le retiendrait dans un « coffre fort numérique » ? Cette méthode résoudrait les deux problèmes cités par Haber et Stornetta. Malheureusement, une telle approche compromettrait nécessairement l’identité de l’expéditeur. De plus, rien ne garantit que le document ne sera pas endommagé lors de son envoi ou de son stockage.
Haber et Stornetta ont donc jugé préférable de passer le document à sécuriser au crible d’un algorithme de hachage cryptographique pour obtenir un code d’identification unique. Ainsi, si le document subit la moindre modification, l’algorithme de hachage produira un code d’identification complètement différent. La signature numérique, une technique permettant d’authentifier un signataire avec certitude, vient parfaire le procédé : plutôt que d’envoyer le document entier à un service d’horodatage, l’utilisateur partage la valeur de hachage cryptographique fournie par l’algorithme, qu’il peut éventuellement signer pour garantir son authenticité.
Mais que vient faire le New York Times là-dedans, demanderez-vous ? Dans le multivers des cryptomonnaies, les hash sont publiés sur un registre public connu sous le nom de… Blockchain. N’importe qui peut consulter ce registre et constater que les données qu’il protège sont intactes. Les judicieux Haber et Stornetta ont compris que le quotidien de référence pouvait s’acquitter d’une mission similaire.
Bisous Satoshi
Ce que décrivent Haber et Stornetta dans leur article de 1991 n’est rien de moins qu’un prototype des blockchains des cryptomonnaies de notre temps. En fait, Haber et Stornetta ont signé trois des huit papiers cités dans le livre blanc dans lequel le mystérieux Satoshi Nakamoto introduit le concept de Bitcoin. Interrogé au sujet de la cryptomonnaie par le Wall Street Journal, Stornetta a répondu qu’il la trouvait « plutôt cool ».
Reste qu’Haber et Stornetta ont créé leur propre service d’horodatage quatorze ans avant l’invention du Bitcoin. Appelé Surety, il devait prouver que leur technique d’authentificationétait viable.
Le produit phare de Surety, le logiciel AbsoluteProof, agit comme un genre de tampon cryptographique pour document numérique. Son mécanisme de base correspond au modèle théorique développé par Haber et Stornetta dans leur article de 1991. AbsoluteProof agit en trois temps. D’abord, il créé un hash pour un document numérique donné à la demande d’un client. Ensuite, il fait parvenir ce hash à Surety, qui l’horodate afin de créer un « sceau ». Enfin, cet identifiant unique est envoyé au logiciel qui le conserve pour le compte du client.
AbsoluteProof conserve une copie de chacun des sceaux créés par les clients de Surety dans une « base de registre universelle ». Cette « chaîne de hash » ne contient que les sceaux des clients. Dans les faits, Surety détient donc un livre de comptes imprenable et immuable. Cependant, puisque l’entreprise a la mainmise sur cette base de registre, comment s’assurer qu’elle ne la trafique pas elle-même, en interne ?
Chaque semaine, pour prouver son honnêteté à ses clients, Surety rassemble tous les nouveaux sceaux dans une valeur de hachage unique qu’elle fait publier dans le New York Times. Ce hash est visible dans la catégorie « Notices & Lost and Found » du quotidien depuis 1995. Pas besoin de registre public sur Internet.
Surety assure que cette méthode « rend impossible pour quiconque (…) d’antidater des horodatages ou de valider des registres électroniques qui ne seraient pas des copies rigoureuses des originaux. » Ou presque impossible, disons.
Vitalik Buterin, le co-fondateur d’Ethereum, l’a fait remarquer pour rire sur Twitter le 23 août dernier : pour compromettre la blockchain de Surety, il faudrait « fabriquer de faux journaux qui mentionnent une chaîne de hachage différente et les faire circuler à plus grande échelle. » Sachant que le New York Times tire à 570 000 exemplaires quotidiens en moyenne, ce serait difficile.
Haber et Stornetta ont quitté Surety il y a plus de dix ans pour retrouver le monde de la recherche. Aujourd’hui, ils travaillent tous les deux sur des projets liés à la blockchain en tant que cryptographes. Ironie du sort, ils n’ont jamais fait fortune dans le monde merveilleux des cryptomonnaies — qu’ils ont pourtant aider à créer.