La PrEP booste le porno sans capote

« Le studio Lagrange se moque de la portée désastreuse de ses productions, et se fout du sida. » Juin 2005. Act Up-Paris vient de « zapper » les locaux du producteur de porno gay Jean-Luc Lagrange. Dans son viseur, ses scènes « bareback », autrement dit sans capote. L’année suivante, les militants contre le sida intiment au CSA de n’autoriser à la télé que la diffusion de scènes « safe ». Aujourd’hui, douze ans plus tard, la chaîne historique de porno gay, Pink TV, s’apprête à mettre fin à sa politique du 100 % latex. Comment en est-on arrivé là ?

Pour le comprendre, il faut remonter à décembre 2015, à l’aube d’une véritable révolution dans le monde de la prévention. La prophylaxie pré-exposition (PrEP), traitement préventif contre le VIH, devient autorisée en France et intégralement remboursée par la Sécu. Ceux qui prennent cette petite pilule bleue – au nombre de 7 000 dans l’Hexagone à ce jour selon l’association Aides, à 97 % des hommes gays ou bisexuels – peuvent avoir des relations sexuelles non protégées sans risquer une contamination au VIH. Dans le porno hétéro, l’impact est quasi nul : la plupart des productions tournaient déjà sans capote, tout en demandant à leurs acteurs et actrices de fournir des tests de dépistage avant chaque tournage. Mais dans l’industrie gay, qui avait pris l’habitude du safe depuis l’hécatombe du sida dans les années 1980-1990, la PrEP change la donne.

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« J’ai milité contre le porno bareback pendant des années. L’arrivée de la PrEP a tout changé » – Jess Royan, producteur

Le producteur Jess Royan, qui a fêté en septembre les 10 ans de son site de porno amateur Crunchboy, le Jacquie et Michel du gay, avait jusqu’à 2015 tourné « très peu » de scènes sans préservatif. « J’ai milité contre le porno bareback pendant des années. L’arrivée de la PrEP a tout changé. » Ainsi, parmi les quinze à vingt films qu’il produit chaque mois, 85 % sont bareback, contre 2 % avant la PrEP, avance-t-il. « La PrEP a complètement décomplexé les pratiques pornographiques. Aujourd’hui, on ne montre plus du doigt les gens qui baisent sans capote. »

À en croire le producteur, ce sont avant tout les jeunes acteurs, souvent mal informés, qui demandent à faire du bareback. Les productions françaises qui résistent au mouvement seraient devenues l’exception. « Les diffuseurs pensent que ma position va être de plus en plus intenable compte tenu de la généralisation de cette pratique », rapporte le réalisateur Ridley Dovarez qui continue pour le moment de « militer pour l’usage du préservatif pour les actes de pénétration ». Citébeur, studio spécialisé dans le porno « ethnique », aurait cessé ses tournages pour cette raison. « Stéphane, le producteur, a toujours été contre le bareback, explique Jess Royan. Depuis deux ans, il a vu que tous ses acteurs voulaient en faire. Ça l’a complètement démotivé. »

Cette tendance est loin de faire l’unanimité. Le producteur Antoine Lebel, qui dirige French Twinks, spécialisé dans les « minets », ces jeunes mecs minces et imberbes, a d’emblée pris le parti du 100 % capote lorsqu’il a créé son studio il y a cinq ans. Aujourd’hui, il reste droit dans ses bottes. En témoigne son billet posté sur le blog de French Twinks en mars, intitulé « Le dilemme du porno safe et bareback ». Contacté par VICE, il dénonce l’« hypocrisie » de certaines productions qui, avant la PrEP, utilisaient d’autres prétextes pour tourner sans capote. « La plupart des studios se foutent royalement de la santé de leurs acteurs. » Il pointe du doigt l’impossibilité pour les producteurs de vérifier que leurs acteurs prennent bien la PrEP. « Je travaille avec des mecs très jeunes de 18-23 ans, un peu instables, qui déménagent souvent, changent de boulot. Ils n’ont pas la discipline de prendre leur PrEP convenablement et d’être suivis. La PrEP est fiable pour les gens sérieux, mais on ne peut pas avoir l’assurance qu’ils la prennent. »

« Bien évidemment, un jeune de 14-15 ans qui découvre la sexualité peut être influencé à force de voir des films sans capote » – Jess Royan, producteur

Jess Royan le reconnaît : son système repose sur la bonne foi. « On fait beaucoup de prévention lors des castings par téléphone, plus qu’avant. Quand quelqu’un coche la case bareback et qu’il a 19-20 ans, on prend vraiment le temps de lui demander s’il prend la PrEP, s’il est séronégatif. S’il est jeune, ne prend pas la PrEP et n’est pas séropo, je refuse qu’il fasse du bareback. S’il insiste vraiment, pour moi ça restera incompréhensible, mais je dis ok. » Il renvoie toutefois les jeunes « barebackers » qui ne connaissent pas la PrEP vers des structures de prévention. Pour Antoine Lebel, c’est une « aubaine » pour ces productions, qui se contentent du déclaratif et n’assurent « pas de suivi » derrière. « La PrEP leur permet de se dédouaner du problème. » Alexis Tivoli, 25 ans, tourne à la fois pour Crunchboy et French Twinks. Après avoir « mal supporté » la PrEP une première fois il y a deux ans, il s’y est remis il y a cinq mois. « Aucune de mes prods ne m’a jamais parlé de la PrEP », raconte-t-il. Il lui arrive de demander aux acteurs avec lesquels il tourne s’ils prennent le traitement. « Parfois j’ai des réponses un peu inquiétantes. Ils me disent : “Non, je ne prends pas la PrEP, mais toi ça a l’air d’aller.” C’est quand même assez limité comme raisonnement. Mais il y en a qui la prennent, ça se développe de plus en plus et c’est assez positif. »

Doryann Marguet, 35 ans, travaille depuis huit ans dans le porno, gay comme hétéro. Lui a toujours refusé de tourner des films gays sans préservatif et ne compte pas se renier. Une démarche « politique » : « Je n’ai pas envie que le porno safe disparaisse, j’ai envie de montrer que la capote existe. » S’il reconnaît que la PrEP est un « très bon outil de prévention », il rappelle qu’elle ne protège que contre le VIH, pas contre les autres IST, notamment la chlamydia et la gonorrhée, en forte recrudescence depuis 2012 d’après Santé publique.

En filigrane se pose la question de l’influence des vidéos sans capote sur les pratiques des consommateurs, comme le souligne l’acteur bisexuel : « Même si les acteurs prennent la PrEP, les consommateurs n’en ont pas forcément conscience. Je n’ai pas envie que ceux qui regardent le porno dans leur campagne, qui n’ont pas forcément accès aux services médicaux qu’on peut avoir à Paris, par exemple, pensent que c’est normal et sans risque de baiser sans capote. » De son côté, Alexis Tivoli récuse l’idée d’une « mission pseudo-éducative » du porno : « On a la responsabilité de son propre comportement mais on n’a pas à donner l’exemple. L’essentiel est d’avoir un message cohérent à côté. Il faut que la personne soit avertie et se rende compte que ce n’est pas la réalité, que derrière tout est planifié. » Jess Royan, lui, est parfaitement conscient du rôle que joue le porno dans la fabrique des comportements sexuels : « Bien évidemment, un jeune de 14-15 ans qui découvre la sexualité peut être influencé à force de voir des films sans capote. »

En France comme dans le reste du monde, « ceux qui défendent le préservatif sont minoritaires », regrette Antoine Lebel. Fin septembre, aux États-Unis, un des derniers studios à diffuser exclusivement des scènes protégées, Hot House, a présenté son premier film bareback. En France, c’est le plus gros diffuseur de porno gay à la télé, Pink TV, jusqu’alors un « village gaulois », selon les termes de Jess Royan, dans la défense du safe, qui s’apprête à changer son fusil d’épaule. La chaîne devrait opérer sa transition « pour la fin de l’année », d’après Antoine Lebel. « On ne leur fournit tout simplement plus de sujets avec capote à l’international », estime le producteur de French Twinks. Au téléphone, Cyrille M., directeur des programmes de Pink TV, dit ne pas encore avoir acté de date, mais confirme la mutation à venir. « Jusque-là, l’ensemble des chaînes de télé souhaitait que les films, notamment gays, comportent des préservatifs. L’arrivée de la VOD a bousculé les choses. Désormais, les opérateurs ont supprimé ce critère. » Le programmateur se dit « réaliste » : « À un moment, c’est un problème de contenu. On travaille avec le monde entier. C’est sûr, la PrEP a favorisé le sans capote. »

Pour Antoine Lebel, le bareback, mot-clé star dans les recherches de porno gay sur internet, répond à un « pur objectif marketing », dans le contexte d’une crise mondiale du porno due au développement des « tubes », ces sites de streaming (YouPorn, Pornhub etc.) qui proposent du contenu gratuit, souvent piraté : « Le sans capote est devenu un moyen de survivre. » Jess Royan, producteur de Crunchboy, se défend de vouloir augmenter ses bénéfices en proposant des vidéos bareback : « Est-ce que le bareback est un argument de vente ? Je ne crois pas. Je vends aussi bien mes films safe que sans capote. Je le fais parce que j’aime ça, je préfère tourner un film sans capote. » Dans un milieu de plus en plus concurrentiel où les carrières se raccourcissent, les acteurs, eux, voient leurs possibilités réduites. « L’acteur est malheureusement une marchandise dans ce domaine, déplore Antoine Lebel . S’il n’a pas d’autre choix ailleurs, il est obligé d’accepter le bareback. C’est le client qui fait le marché. »


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