Quand on devra faire la compilation ultime des plus beaux buts de l’histoire du football, il faudra laisser une place de choix au but marqué dimanche par Olivier Giroud contre Crystal Palace. De même qu’on se souvient du « but de Van Basten », du « but de Bergkamp » ou du “but de Trezeguet”, cette reprise du talon par l’attaquant français d’Arsenal restera certainement comme l’action la plus significative de sa carrière. Car elle le fait rentrer dans la famille peu peuplée et un peu dégénérée des pratiquants du coup du scorpion. « Ce but, c’est une forme d’art, a même déclaré son entraîneur Arsène Wenger, en raison de l’effet de surprise, de la spontanéité, de la beauté du mouvement. On se rappelle de chaque attaquant en fonction de deux ou trois buts, et celui-ci restera à jamais associé à Olivier Giroud ».
S’agit-il vraiment d’un coup du scorpion d’ailleurs ? Les puristes diront que non : le coup du scorpion se fait à deux pieds et sans toucher le sol, là où Giroud a toujours un pied par terre au moment de frapper la balle. Volée du talon, donkey kick ? Coupons court au débat sémantique : tout cela fait partie de la grande famille des ballons frappés derrière soi et ramenés vers l’avant grâce au talon, un geste qu’on a toujours associé au mouvement que produisent certains arthropodes au moment de piquer leurs victimes.
Le geste de Giroud est d’autant plus frappant qu’il intervient cinq jours après un autre but sur une reprise de volée du talon marqué par Henrikh Mkhitaryan. Le but de l’Arménien de Manchester United est le petit frère un peu plus disgracieux du but de l’attaquant d’Arsenal, bien qu’il ait été inscrit avant : en position de hors-jeu, Mkhitaryan décroise sa frappe, là où Olivier Giroud tape une barre rentrante. Est-ce le début d’une nouvelle ère pour le coup du scorpion ? Qu’on l’ait vu deux fois en si peu de temps, dans le même championnat, pose question. Est-ce à cause de la concentration de talents en Premier League ? D’une période de fêtes qui pousse à tenter des gestes impossibles ? Une simple coïncidence ? Ce sera aux historiens du foot du futur de débattre de cela.
René Higuita est sans aucun doute la personne la mieux placée pour définir le coup du scorpion. Le fantasque gardien colombien a repris à son compte un geste inventé par la légende mexicaine Hugo Sanchez quelques années auparavant. Sanchez ne réussira jamais à en marquer un en match officiel. C’est donc René Higuita qui le fera entrer dans la légende dans les années 1990. Les Cahiers du football avaient relayé en 2011 une interview publiée dans la revue colombienne Revista Soho. Higuita y racontait la genèse de son geste : « Je n’arrêtais pas d’essayer de faire des choses différentes sur le terrain. J’imaginais des gestes techniques originaux toute la journée et ensuite je les répétais pour pouvoir les réaliser en match. J’aimais sortir de la surface pour dribbler des joueurs, ou amortir les ballons entre les fesses et le sol pour m’asseoir dessus. »
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Son coup du scorpion, il le met au point sur le tournage d’une publicité pour la marque de jus de fruits Frutiño. Une demi-seconde où on le voit faire ce geste face à des enfants, mais une demi-seconde qui restera dans la mémoire des Colombiens qui lui demanderont régulièrement de faire une « Frutiño ».
« El Loco » garde l’idée dans un coin de son esprit dérangé. « Je ne savais pas quand j’allais pouvoir le faire, si ce serait contre Cúcuta, les Millonarios ou le Tolima. » Finalement, la fois où il se dira “c’est celle-là”, ce sera sur un centre-tir de Jamie Redknapp. La Colombie affronte l’Angleterre en match amical en ce 6 septembre 1995 et René Higuita se dit que c’est le moment idéal pour tenter son « coup du scorpion ». Le Colombien révélera plus tard qu’il avait vu l’arbitre-assistant lever son drapeau pour signaler un hors-jeu : s’il s’était raté, le but n’aurait donc pas compté. Selon lui, après l’avoir vu faire son geste, l’arbitre baissera son drapeau et laissera l’action se dérouler, histoire de ne pas gâcher l’instant.
Ce geste insensé définira sa carrière de fou génial. Ce coup du scorpion-là est aussi gratuit qu’il est spectaculaire. Dangereux également. L’historien du sport Andreas Campromar le définira en ces termes dans son livre Golazo !, qui revient sur l’histoire du football en Amérique latine : “Ce geste a démontré que le spectacle n’était pas mort : que le jeu, malgré ses nombreux défauts, pouvait encore fournir des moments éclatants qui ont peu de choses à voir avec la victoire ou la défaite.”
Higuita reproduira sans se faire prier le coup du scorpion lors de multiples matches de gala ou jubilés d’anciens coéquipiers. « Ce moment a été si important qu’il m’a rendu plus célèbre que le fait de jouer en sélection, de tirer les coups francs, de dribbler des adversaires jusqu’à l’autre bout du terrain, ou de faire un “relooking extrême”. Le “Scorpion” m’a laissé une marque indélébile. » En septembre 2015, il célébrera les 20 ans de son coup de génie en reproduisant son geste en sautant dans une piscine.
Mais le coup du scorpion de Giroud est-il dans la lignée de celui d’Higuita ? Pas vraiment. Le geste du Français est différent dans la réalisation et dans l’intention. Ici, ce n’est pas une reprise de volée pour amuser la galerie, mais un geste désespéré pour tenter de marquer.
De fait, on parle là d’un but qui serait plutôt de la famille de celui de Charles-Edouard Coridon contre le FC Porto en 2004. En ce soir d’octobre, le Martiniquais est un peu trop avancé pour recevoir un centre de Stéphane Pichot. Tant pis, il tente quand même de rabattre le ballon avec son talon. La balle atterrira au pied du poteau de Vitor Baia. Ce sera le seul but de Coridon sous les couleurs du PSG.
Le Parc verra une autre reprise du talon, neuf ans plus tard. En octobre 2013, Zlatan Ibrahimovic reprend de façon acrobatique, du talon toujours, une balle dans la surface. Là encore, on parle de coup du scorpion, mais le geste n’a pas grand chose à voir avec celui d’Higuita : à l’arrêt, sur une jambe, on est loin du saut les deux pieds décollés du Colombien.
En réalité, la reprise en aile de pigeon est plus ancienne que le coup du scorpion de René Higuita. Zico raconte ainsi que le plus beau but de sa carrière fut un lob marqué de cette façon pour les Kashima Antlers, durant son passage au Japon.
Le coup du scorpion peut venir de n’importe qui, c’est là aussi la beauté des rares buts marqués de cette façon. Comme on l’a vu, il peut être marqué par un transfert raté du PSG (Coridon), par un joueur déjà réputé pour ses buts acrobatiques (Zlatan), par une légende du football (Zico), par un attaquant souvent décrié mais aussi souvent capable de gestes de grande classe (Giroud), par l’arrière droit Alexandre Coeff lors de matches de l’équipe de France espoirs, par des inconnus de troisième division allemande ou, magnifiquement et contre son camp, par des défenseurs nigérians qui jouent dans le championnat hongkongais et qui répondent au nom de « Festus Baise » :
Edinson Cavani, de son temps à Naples, réalisa lui aussi une reprise du talon. Difficile de dire si elle était intentionnelle, même au ralenti. En se couchant pour ce qui semble être une tentative de tête plongeante, Cavani propulse le ballon dans les filets adverses avec son mollet. Chanceux.
La définition du coup du scorpion ultime est peut-être là : quel degré d’intention dans le geste ? Quelle volonté de réaliser un mouvement spectaculaire, comme l’avait voulu René Higuita ?
A ce jeu-là, c’est peut-être Laurent Robert qui détient le vrai sens du coup du scorpion. En 2004, le Réunionnais joue avec Newcastle contre Fulham. Sur un centre venu de la droite, à deux mètres des buts, Robert saute et se contorsionne pour marquer un but du talon gauche dans le petit filet de Van der Sar. « Un geste où, sur le moment, tu sens, tu le fais d’instinct. Tu ne peux pas l’expliquer » , comme il le définira pour So Foot. Un but inspiré par le jeu vidéo Tekken mais surtout le mélange parfait d’efficacité et de spectacle. Le vrai coup du scorpion ?
Le but est visible à partir de la 50e seconde.