Gaming

La résignation des streameuses face au sexisme sur Twitch

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Un soir de juillet 2016, Adèle a eu envie d’arrêter le stream. Sur la plateforme de streaming Twitch depuis 2014 sous le nom d’Areliann, la jeune femme, âgée de 20 ans à l’époque, s’est mise à pleurer dans son lit. Elle venait de subir un raid d’un streamer bien plus populaire. Habituellement un moyen pour les streamers de mettre en lumière le travail de personnes qui ont peu de visibilité, il y a des raids organisés avec des intentions moins nobles. Ce streamer avait envoyé ses 2000 viewers (les spectateurs d’un live sur Twitch) sur le compte d’Areliann dans le but de l’insulter, elle qui plafonnait alors à 15 viewers.

Il a fallu quelques semaines à Areliann pour reprendre ses lives dans lesquels elle joue à des jeux comme Apex Legends ou GTA. Aujourd’hui, elle compte plus de 150 000 followers sur Twitch. Avec une communauté pareille, elle ne risque plus de subir un raid pour de mauvaises raisons. « J’ai fait mes preuves », dit-elle. C’est comme ça quand une femme se lance sur Twitch : elle doit faire ses preuves pour ne plus attirer les trolls. Mais peu importe le nombre de followers ou son classement à Overwatch, il y en a toujours. Les trolls apprécient particulièrement ce terrain de jeu car sur Twitch, contrairement à d’autres plateformes, ils peuvent constater l’effet de leurs insultes en live. « Ce qu’ils attendent, c’est de l’attention », alors Areliann fait le choix de les ignorer. 

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Elle laisse ses modérateurs faire le ménage et les bannir. Finalement, ce sont ces bénévoles qui lisent tous les commentaires négatifs et doivent encaisser moralement le harcèlement destiné à la streameuse. Elle se retrouve parfois à devoir les consoler. Pour un des modérateurs de la streameuse Shakaam, les propos insultants étaient trop fréquents et trop violents, il a fini par partir.

Habituées aux insultes

Shakaam est spécialisée dans le “Just Chatting” sur Twitch, une catégorie de live où les streamers discutent avec leur communauté plutôt que de jouer. Elle assure recevoir des insultes « à chaque live ». Shakaam a tout vu sur son chat : des commentaires sur le physique – “t’es bonne”, “t’es sexy” – aux messages plus subtils qui la poussent à faire des positions suggestives sans qu’elle ne s’en rende compte au départ, comme serrer les bras pour mettre sa poitrine en avant. Ses conversations “Just Chatting” étant souvent axées sur l’éducation sexuelle – « pour éviter qu’ils ne s’éduquent qu’avec le porno » -, elle en profite pour faire la leçon aux trolls. Mais parfois, c’est un peu trop pour elle. Il y a deux mois, elle s’est sentie obligée d’arrêter son live alors qu’une vingtaine de trolls balançaient des insultes dans son chat. « J’avais eu une mauvaise journée, je n’arrivais pas à rigoler de ça comme d’habitude, se souvient-elle. J’aurais pu me mettre à pleurer. »

La parade par le rire est souvent utilisée par les streameuses. Elles disent avoir tellement vu ces insultes qu’elles en ont pris l’habitude. C’est « triste”, tragique même », d’être habituée à se faire insulter, mais c’est comme ça. Elles sont résignées. Shakaam souhaite recadrer : « Habituée, c’est un grand mot. C’est comme dans la vraie vie, quand tu es une femme, est-ce que tu t’habitues à te faire harceler dans la rue ? Pas vraiment. »

« On a vu le pire de Twitch revenir » – Nahomay

Cette menace constante de harcèlement a longtemps fait hésiter Lyannha à se lancer sur la plateforme de streaming. En tant que femme transgenre, il lui a fallu trouver du courage pour lancer sa chaîne en 2020. Elle voyait que les femmes se faisaient plus insulter que les hommes sur Twitch et elle craignait que le fait d’être transgenre attire encore plus la malveillance.

Arrivant de Youtube où elle a une chaîne depuis 5 ans, elle apprend sur le tas à répondre aux attaques sexistes et transphobes en live. Avec son nail art et son maquillage on fleek, elle préfère pousser la provocation pour se défendre. « Si j’ai envie de montrer mes seins, je montrerai mes seins, parce que je m’en carre de ton avis », disait-elle fin janvier dans un de ces lives.

Avec Among Us, le retour du “pire de Twitch”

Même les streameuses les plus populaires, qui subissent donc moins de trolls à l’instar d’Areliann, ont vu une recrudescence des insultes ces derniers mois. En cause, le jeu Among Us, qui a connu un pic de popularité sur Twitch. Ce jeu multi-joueurs a créé un mélange des communautés des streamers réunis pour jouer ensemble. « On a vu le pire de Twitch revenir », affirme Nahomay, qui cumule plus de 46 000 followers. Ultia, une streameuse entourée d’une communauté « bienveillante » de 120 000 personnes, explique avoir vu débarquer sur son chat des viewers habitués à moins de modération. Qu’elle gagne ou qu’elle perde, elle recevait des insultes venant des communautés de ses adversaires.

NatAli, streameuse depuis 5 ans, a carrément décidé d’arrêter de jouer à Among Us alors qu’elle adorait ce jeu. Lors d’une partie, un streamer avec qui elle jouait a multiplié les reproches à son encontre après une mauvaise intuition qu’elle avait eu. Juste assez longtemps pour échauffer ses viewers qui ont rapidement migré sur le chat de NatAli pour l’insulter. Même si le streamer n’avait pas de mauvaises intentions envers elle, elle s’est sentie submergée par les insultes sur le chat et a quitté le live avant la fin.

Le chat, miroir du streamer

En disant du mal d’un autre, un streamer va inévitablement pousser un groupe de viewers à aller l’insulter. Ce n’est pas forcément intentionnel mais c’est une mécanique qui est souvent observée. Quelques streamers comprennent l’influence qu’ils ont sur leur audience et modèrent leur chat en conséquence, y compris quand ils y voient des insultes ou des commentaires sur des streameuses. Toutefois, la plupart des streameuses que nous avons interrogées regrettent l’inaction des profils les plus suivis sur Twitch face au sexisme sur la plateforme. 

Quatre streameuses parmis les plus suivies n’ont pas répondu à nos demandes d’interviews ou ont refusé par le biais de leur attachée de presse car « elle ne souhaite pas aborder le sujet de la femme dans ce milieu ». Pour Drakony, ancienne Youtubeuse arrivée sur Twitch en 2018, la raison de ce refus est simple : « Se dire féministe sur Twitch, c’est se tirer une balle dans le pied. » En attendant, Shakaam trouve ça « hyper triste de ne pas défendre cette cause par peur de perdre quelques centaines de followers sachant qu’elles en ont déjà des milliers ».

« La seule chose qui intéresse Twitch, c’est l’argent » – Nat_Ali

Si les streamers et streameuses les plus connus ne veulent pas prendre la parole de peur d’égratigner une image lisse et consensuelle – donc lucrative -, peut-être que la plateforme pourrait apporter des solutions ? L’entreprise Twitch a conscience qu’il y a « encore du travail à faire pour créer des espaces sûrs et inclusifs. Nous avons un certain nombre de projets en cours concernant le harcèlement auquel font face les streamers, tout particulièrement les femmes et d’autres groupes sous-représentés », nous a indiqué un porte-parole de l’entreprise.

Depuis le 22 janvier, des nouvelles règles ont été mises en place par l’entreprise pour tenter de réduire le harcèlement, notamment sexuel. Il est désormais interdit de faire des remarques sur le physique d’une personne si ce genre de commentaires n’est pas le bienvenu et de « faire des commentaires obscènes ou explicites sur la sexualité de quelqu’un ». Exit les “t’es bonne” et “tu suces” ? Un mois après, les streameuses ne voient pas la différence.

Elles constatent que les mauvais comportements des viewers viennent de ce que renvoient les streamers. Le chat est comme un miroir du streamer. Le vocabulaire, l’attitude vindicative ou sexiste d’un streamer va se retranscrire dans son chat. Donc si Twitch condamnait les streamers problématiques, peut-être que les insultes et remarques dégradantes diminueraient d’elles-mêmes.

De son côté, Twitch assure que chaque signalement est traité le plus rapidement possible avec le plus grand soin. L’entreprise admet qu’elle ne peut pas à elle seule « mettre fin aux problèmes qui envahissent les communautés du gaming et d’internet dans son ensemble, mais assure qu’elle assume sa responsabilité en tant que service au sein de cette communauté ».

Hier, la plateforme publiait son premier rapport annuel de “transparence” relatif aux initiatives menées pour assurer la sécurité des utilisateurs. Le rapport contient des informations intéressantes, quoique floues, sur les efforts de Twitch pour réduire les comportements haineux, le harcèlement sexuel et même la propagande terroriste. Mais il ne parvient pas non plus à lever le voile sur la question qui a entouré nombre des décisions les plus déroutantes de Twitch : pourquoi ?

« Si tu ne veux pas regarder, tu ne regardes pas, si tu ne veux pas donner d’argent, tu ne le fais pas » – Shakaam

Selon Nat_Ali, « la seule chose qui intéresse Twitch, c’est l’argent ». Tant qu’un streamer attire des spectateurs, Twitch l’aidera en le mettant en avant, peu importe ses propos. La streameuse a l’impression que Twitch ne punit les streamers problématiques que quand « il y a un scandale Twitter ». Cela rappelle le cas d’Altair. Ce streamer suivi par plus de 50 000 personnes a été banni pour deux semaines en juillet 2020 à la suite de la publication d’un thread Twitter recensant de nombreux extraits de ses lives dans lesquels il tenait des propos sexistes et racistes.

La diabolisation des streameuses, là pour profiter de la “détresse sexuelle” des hommes

Étrangement, ces actes répréhensibles font moins réagir sur les réseaux sociaux que la présence de femmes montrant un peu plus leur corps que les autres. Quelques femmes choisissent de faire des lives en tenue plus ou moins suggestive (une robe au-dessus du genou, un short, un crop-top, une nuisette) pour obtenir des abonnements payants. Grand bien leur fasse, disent en substance les streameuses que nous avons interrogées. « C’est une étude marketing de base : s’il y a de l’offre, c’est qu’il y a de la demande », explique Drakony. 

Certains utilisateurs de Twitch ont un tout autre avis. En décembre, deux créateurs de contenu ont agité Twitter à ce sujet. D’un côté, on accuse les femmes sur Twitch de profiter des hommes atteints d’une supposée “détresse sexuelle” et de l’autre on crie au scandale pornographique après l’apparition accidentelle d’un téton (féminin bien sûr, les tétons masculins sont tolérés) en live. Conclusion : toutes les streameuses jouent les tentatrices pour plumer les hommes à distance. Nahomay, venue défendre les streameuses dans le débat, a alors reçu une vague de harcèlement car elle a « posé nue sur Insta », faisant référence à une photo de grossesse. Les streameuses sont fatiguées de ce débat. « Si tu ne veux pas regarder, tu ne regardes pas, si tu ne veux pas donner d’argent, tu ne le fais pas », rétorque Shakaam.

C’est là où le sweatshirt devient doublement utile pour ces streameuses. D’un côté, elles évitent les remarques sur leur poitrine – inévitables si elles portent un débardeur, disent-elle – et de l’autre, elles sont sûres qu’on ne puisse pas les accuser de profiter de cette “misère sexuelle” masculine. Kaatsup, une streameuse venue de TikTok, âgée de 18 ans, cache ses formes sur Twitch « parce qu’il y a des gens capables de venir juste pour ça. Je ne veux pas qu’on me sexualise et avoir 1000 viewers là juste pour mon décolleté. » Dans tous les cas, « peu importe notre tenue, il y aura toujours des réflexions », conclut Nahomay.

Nahomay voit l’arrivée d’une vague de Youtubeuses sur la plateforme comme une très bonne nouvelle. « EnjoyPhoenix, Anaïs Marion, Charlie Danger, Horia… Elles arrivent avec leur communauté féminine et en même temps elles répondent à la case gaming de Twitch », indique Nahomay. Leur arrivée pourrait permettre à la concentration masculine de se diluer et aux comportements problématiques de s’estomper.

Toutes les streameuses à qui nous avons parlé se sont faites à l’idée que le sexisme et la misogynie faisaient partie intrinsèque de Twitch. À partir d’un certain nombre de followers, les insultes et commentaires sont plus rares. Celles qui ont plus de 40 000 followers nous disent qu’elles se sentent “chanceuses” de recevoir bien moins d’insultes que leurs consœurs. D’ici là, les autres patientent et encaissent. Elles acceptent toutes que leur occupation induise de temps en temps un shitstorm, des menaces de mort ou encore des montages pornographiques de leurs photos. Avec l’espoir que la plateforme s’assainisse un jour.

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