Je suis parti en Indonésie en février 2013 avec trois objectifs précis : découvrir Bali et ses habitants, me rendre à Java pour faire un reportage sur les mineurs et porteurs de soufre du volcan Kawah Ijen, puis enfin remonter vers le Nord à la rencontre des habitants de l’île de Sulawesi. Lors de ces voyages, je me suis surtout intéressé à l’organisation de la vie sociale, culturelle et religieuse des différentes ethnies minoritaires rencontrées.
En Sulawesi du Sud, j’ai découvert les étranges rites funéraires de la communauté Toraja, dont la population s’élève à 650 000 personnes et dont 450 000 vivent toujours sur leurs terres ancestrales. Peuple indigène de ces régions montagneuses, il doit son nom – qui signifie « gens d’en haut » en langue bugis – à l’empire colonial néerlandais. Avant la colonisation, les Torajas étaient animistes et n’avaient aucun contact avec le monde extérieur. À la fin du 19e siècle, les missionnaires hollandais ont converti la plupart des membres de la communauté au christianisme – quelques autres sont devenus musulmans. Néanmoins, leur religion traditionnelle – l’Aluk To Dolo, qui signifie « la voie des ancêtres » – occupe toujours une place très importante.
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Ainsi, ils gardent encore de nombreux rites et coutumes bien spécifiques à leur communauté. Leur rapport à la mort, notamment, est très différent de celui qu’on peut avoir dans des pays de culture chrétienne ou musulmane. Chez eux, lorsque la mort survient, le défunt est conservé à l’aide de formol et de différentes techniques ancestrales pendant de longs mois dans sa maison. Il est habillé et toute la famille se comporte comme s’il était vivant – il est considéré comme « malade », plus précisément. Cette coexistence est pour eux tout à fait normale. Le corps mort ne leur fait pas peur. Puis, la famille du défunt va préparer la cérémonie du rite funéraire à laquelle tout le village participera.
Durant le rituel, de nombreux animaux sont mis à mort pour être ensuite consommés autour d’un grand banquet. Le buffle est un animal très important dans la culture Toraja et coûte très cher. En conséquence, il est le premier animal sacrifié. Il se fait égorger avec une machette devant le cercueil. Pour les Torajas, c’est ainsi que l’âme de l’animal accompagnera au ciel celle du défunt. Le sang gicle fort et un grand silence accompagne la scène – ce qui est assez frappant, étant donné la foule présente. Le buffle est ensuite très vite découpé, puis sa viande est cuite à l’étouffée dans des bambous, sur de la braise. Beaucoup d’autres animaux – notamment des porcs – sont abattus et cuisinés de la même manière. Enfin, après la cérémonie, le cercueil est transporté par les hommes de la famille – les femmes et enfants ne sont pas admis à participer à cette étape finale du rituel. Il est ensuite placé dans une niche creusée dans la roche des montagnes ou dans des grottes qui font usage de cimetières. De petites corniches avec des statuettes qui représentent le défunt décorent les sépultures.
Le nombre d’animaux tués pour la fête dépend de l’importance sociale du défunt : plus il est important, plus les bêtes seront nombreuses et diverses. Les membres les plus pauvres de la communauté se contentent de seulement quelques cochons. Ils peuvent aussi emprunter de l’argent à d’autres familles. Il existe une grande solidarité entre elles. Ces prêts destinés à financer l’achat d’un buffle pour les obsèques ne font l’objet d’aucun document. Tout fonctionne sur la parole donnée, la confiance et la mémoire. Ces dettes peuvent être remboursées à l’occasion d’un autre décès, parfois une dizaine d’années plus tard.
La cérémonie à laquelle j’ai participé et que j’ai pu photographier était grandiose : le défunt était un ancien gouverneur très connu et apprécié de la population. Elle a duré une journée entière, mais sa préparation a nécessité plusieurs semaines. Des sortes de stands avaient été fabriqués pour l’occasion afin d’accueillir les centaines de personnes invitées. Néanmoins, le tout ressemblait toujours à une sorte d’abattoir en plein air : tout était découpé à même le sol, et certaines scènes n’étaient pas évidentes à supporter. Le visage de l’égorgeur du premier buffle m’a marqué : il avait exactement la tête à pouvoir faire ça.
Je suis resté trois jours chez les Torajas. Les échanges ont pu parfois être compliqués, non seulement en raison de la barrière de la langue, mais aussi car ils ne se livrent pas facilement. Néanmoins, ils sont toujours très heureux d’accueillir des étrangers ou des touristes lors de leurs cérémonies. Ces derniers restent peu nombreux car le pays Toraja est perdu dans les montagnes. Ainsi, si on pourra peut-être trouver des voyageurs en petit nombre, aucun tour opérateur n’y emmène ses hordes de touristes – pour l’instant.
Robert Barriere exposera un autre travail sur les bains sacrés en Inde en septembre 2016 à Perpignan, dans le cadre du festival Visa Off. Retrouvez-le sur Facebook.