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La vérité sur les dealers de drogue qui mélangent la cocaïne avec du fentanyl

La vérité sur les dealers de drogue qui mélangent la cocaïne avec du fentanyl

En mai dernier, le personnel du département de la santé et de l’hygiène de la ville de New York s’est rendu dans des bars et des clubs pour faire savoir que la cocaïne de la ville était mélangée au fentanyl, un opioïde synthétique mortel. « Nous voulons que les gens sachent qu’il y a du fentanyl dans la cocaïne de notre ville et qu’ils courent le risque d’une overdose d’opioïdes, a déclaré Dr Mary T. Bassett, à l’époque Commissaire à la santé de New York. Si vous prenez de la cocaïne, assurez-vous qu’il y a quelqu’un avec vous qui peut appeler les urgences ou vous administrer de la naloxone en cas d’overdose. »

Ce n’était pas une menace à prendre à la légère. Le département de la santé de New York, l’un des plus gros organismes de santé publique au monde, avait déclaré publiquement que le consommateur moyen de cocaïne qui a l’habitude de prendre des rails dans les toilettes d’un bar courait un « risque exceptionnellement élevé d’overdose » due à la cocaïne contenant du fentanyl. Les clients des bars, qui ont commencé à se demander pourquoi leurs dealers essayaient de les empoisonner, se sont vus servir leurs boissons avec des dessous de verres les avertissant de ce danger. Les propriétaires et les employés des bars ont reçu des kits de naloxone, le médicament utilisé pour inverser les effets d’une overdose d’opioïdes, à conserver avec leur matériel de premiers secours.

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Il s’agissait d’un sérieux avertissement et d’un signe supplémentaire de la part des autorités américaines signifiant que la crise des opioïdes avait atteint un second niveau en termes de danger : le fentanyl s’était échappé hors du monde des opioïdes pour infiltrer le marché américain grand public des drogues récréatives. Au cours des deux dernières années, des institutions à l’échelle du pays (les responsables de la santé, les organismes de justice pénale et les médias) ont mis en garde sur le fait que le fentanyl n’était pas seulement ajouté à l’héroïne et aux autres opioïdes, mais aussi à des drogues comme la cocaïne et même le cannabis.

En juillet dernier, Dr Nora Volkow, directrice du National Institute on Drug Abuse (NIDA) et une des plus éminentes spécialistes américaines de la santé liée aux drogues, a déclaré lors d’une conférence de médecins que le fentanyl « est utilisé pour empoisonner une grande variété de drogues, dont la marijuana ». Le site web du NIDA indique que le fentanyl est également mélangé à la MDMA par les dealers. Et lors d’une conférence de presse de la Maison-Blanche la semaine dernière, Kellyanne Conway, la spécialiste des opioïdes du président Donald Trump, a répété son mantra selon lequel le fentanyl est « mélangé à l’héroïne, à la marijuana, à la méthamphétamine et à la cocaïne ».

Si l’on en croit ces déclarations, alors avec près de 5 millions de consommateurs de cocaïne, d’1,4 million de consommateurs de méthamphétamine et de 37,6 millions de consommateurs de cannabis aux États-Unis – d’après les chiffres les plus récents des Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) – le mélange délibéré du fentanyl dans la chaîne de consommation grand public de la drogue pourrait transformer la crise des opioïdes en un véritable massacre.

« Beaucoup de consommateurs d’héroïne américains ont d’abord été dépendants aux opioïdes sur ordonnance, avant de passer à autre chose parce que l’héroïne était devenue plus facile ou moins chère à se procurer que des pilules sur ordonnance »

Pourtant, en y regardant de plus près, VICE révèle que la menace indiquant que le fentanyl soit intentionnellement mélangé à des drogues récréatives a été exagérée par les autorités. Des experts indépendants affirment que la forte motivation financière qui a incité les fournisseurs américains d’héroïne à passer de ce produit à un opioïde moins cher et plus puissant, même si cela signifiait tuer des milliers de consommateurs, ne s’applique pas à la cocaïne. Dans quelques cas, on peut voir que la cocaïne de rue bon marché a été contaminée par des traces de fentanyl. C’est une réalité importante et dangereuse pour certains consommateurs, mais qui est bien loin de ce que les autorités suggèrent.

Cela fait partie de la réalité des chaînes d’approvisionnement en drogues. La cocaïne est emballée, reconditionnée et coupée plusieurs fois au fur et à mesure qu’elle est distribuée, des importateurs en vrac aux distributeurs de haut niveau, aux dealers vendant de plus grandes quantités d’un produit de très bonne qualité aux consommateurs des classes moyennes et supérieures, jusqu’aux dealers les plus pauvres, qui vendent la cocaïne et l’héroïne les plus frelatées aux consommateurs les plus pauvres, qui ont toujours dû faire avec des vendeurs sans scrupule et du produit de mauvaise qualité.

Cela ne veut pas dire que la cocaïne ne présente aucun danger si vous la payez au prix fort. Il existe beaucoup de risques quand il s’agit d’une drogue dont on ne peut jamais être totalement sûr de la provenance, alors les consommateurs feraient tout de même mieux d’être prudents. On estime que 150 à 300 millions de grammes de cocaïne sont sniffés, fumés ou injectés chaque année par la vague grandissante des consommateurs américains de cocaïne, et il apparaît inévitable que le fentanyl, une poudre qui peut être mortelle avec une dose de seulement 2 mg, est mélangé à d’autres poudres qui sont conditionnées, coupées et vendues avec elle. Il y a eu quelques petites apparitions sporadiques de crack et de cocaïne en poudre contaminés par le fentanyl à Philadelphie, dans le Connecticut, à San Francisco, à San Diego, à Atlanta et dans l’Ohio. Et en septembre dernier, le rappeur Mac Miller est mort à Los Angeles d’une overdose de fentanyl, de cocaïne et d’alcool, bien que l’on ignore comment lui, un consommateur de drogues sur ordonnance et de rue de longue date, a consommé le fentanyl.

Mais selon des experts, des études nationales sur la drogue et les propres données de la DEA, la contamination par le fentanyl des drogues non opioïdes est extrêmement rare et est en grande partie concentrée sur un sous-ensemble spécifique et hautement vulnérable de consommateurs. Les observateurs disent que c’est la raison pour laquelle l’alarme lancée par les autorités sanitaires et les forces de l’ordre est si préoccupante : le fait que les autorités alimentent des craintes généralisées et trompeuses concernant l’empoisonnement au fentanyl de l’approvisionnement des drogues non opioïdes est un véritable enlisement dévastateur dans la lutte pour endiguer la crise des opioïdes. Comme nous avons pu le voir auparavant au cours de la « War on Drugs », les discours fondés sur la peur (et non sur des données) détournent les décideurs, les défenseurs de la santé publique et même les premiers intervenants, de ceux qui sont vraiment en danger.

La gravité de la crise des opioïdes, une urgence nationale dans laquelle 47 000 citoyens américains sont morts d’overdoses liées à ces drogues en 2017, ne fait l’objet d’aucun débat. Le fentanyl, qui est aujourd’hui la drogue illégale la plus meurtrière en Amérique, est le principal facteur à l’origine de l’escalade des overdoses mortelles. Aux côtés d’opioïdes synthétiques similaires comme le carfentanil, le fentanyl a été impliqué dans 28 000 des 70 000 décès par overdose en Amérique en 2017.

La dévastation croissante causée par le fentanyl est étroitement liée à une hausse de la consommation d’héroïne, elle-même influencée par une augmentation de la consommation récréative d’analgésiques. Beaucoup de consommateurs d’héroïne américains ont d’abord été dépendants aux opioïdes sur ordonnance, avant de passer à autre chose parce que l’héroïne était devenue plus facile ou moins chère à se procurer que des pilules sur ordonnance. Pour répondre à la demande croissante en héroïne, les gangs criminels ont commencé à mettre du fentanyl dans leurs fournées d’héroïne et, dans une moindre mesure, à contrefaire des comprimés d’opioïdes pour économiser de l’argent. En conséquence, le nombre de décès parmi les consommateurs d’héroïne a grimpé en flèche, passant de 8 200 en 2013 à 15 000 en 2017.

Il apparaît également clair qu’il existe un lien entre la cocaïne et le fentanyl : les overdoses impliquant à la fois ces deux produits sont passées de 180 en 2012 à plus de 4 000 en 2016. Et, comme me l’a dit Jill Head, l’experte médico-légale de la DEA en ce qui concerne les tendances émergentes, bien que le nombre de transactions impliquant de la cocaïne et du fentanyl saisies par la police soit faible, celui-ci est en hausse.

C’est cette augmentation du nombre de décès impliquant à la fois la cocaïne et le fentanyl, ainsi qu’une série de déclarations de la part des autorités et des médias grand public concernant le mélange systématique de ces deux drogues, qui a conduit la police à émettre des mises en garde aussi alarmantes au sujet de la cocaïne coupée au fentanyl. D’ouest en est, les policiers et les responsables de la santé publique n’ont pas tardé à établir une corrélation entre un bond des overdoses mortelles dues à la prise séparée de cocaïne et de fentanyl et le fait que la cocaïne soit mélangée à du fentanyl.

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Les dessous de verre du ministère de la Santé de New York avertissent les consommateurs d’un risque réel de consommation de cocaïne contaminée par le fentanyl. Mais le récit autour de l’ampleur du risque suscite l’inquiétude des experts. Image : NYC.gov

À première vue, ce discours s’appuie sur des preuves solides présentées par les organismes qui sont censés être au courant de ces choses-là. Le département de la santé de la ville de New York a utilisé la corrélation entre les décès dus à la prise simultanée de cocaïne et de fentanyl pour valider sans trop réfléchir sa série d’avertissements aux New-Yorkais au sujet de la coke contenant du fentanyl, notant dans une alerte sanitaire que « du fentanyl a été détecté dans 37 % des décès par overdose de cocaïne mais sans héroïne en 2016, contre 11 % en 2015 ». La DEA est également convaincue. Dans sa dernière évaluation nationale des risques liés à la drogue, l’agence déclare : « L’expansion de la cocaïne contaminée par le fentanyl est en train d’alimenter une augmentation du nombre de décès par overdose liés à la cocaïne. En raison de la prolifération continue du fentanyl et d’autres opioïdes synthétiques dans l’offre domestique étendue de cocaïne, les décès liés à ce dernier continueront d’augmenter jusqu’en 2018, atteignant potentiellement des niveaux épidémiques au cours des prochaines années. »

Mais est-ce que ces preuves appuient la théorie selon laquelle les personnes qui meurent avec de la cocaïne et du fentanyl dans leur corps ont consommé de la cocaïne coupée avec du fentanyl ? Et est-ce qu’il est même logique pour les trafiquants de drogue de mélanger régulièrement des opioïdes, qui ont un effet dépresseur, à des drogues stimulantes comme la cocaïne ?

Les experts auxquels VICE s’est adressé ont dit qu’il existe d’autres explications, beaucoup plus probables, qui reflètent l’inégalité inhérente aux divers groupes de consommateurs de drogues aux États-Unis.

« Il est de plus en plus fréquent que le fentanyl soit mélangé avec des adultérants et des diluants pour être vendu comme de l’héroïne mais sans héroïne présente dans le produit » – la DEA

Tout d’abord, les autopsies ne montrent que les drogues que les personnes ont consommées avant de mourir, et non pas si elles étaient mélangées dans le même sachet quand elles ont été achetées. Les consommateurs de drogues prennent souvent des substances différentes au fil de la journée ou de la semaine. Une proportion importante de personnes qui consomment de l’héroïne prend également du crack ou de la cocaïne en poudre (35 pour cent à l’échelle nationale, selon l’enquête nationale de 2005 sur la consommation de drogues et la santé, et jusqu’à 70 pour cent dans certaines villes). Les deux drogues sont souvent vendues ensemble par les mêmes dealers de rue. Les consommateurs prennent souvent de l’héroïne pour réduire les effets de redescente de la cocaïne. Selon Tino Fuentes, un ancien consommateur et dealer d’héroïne qui s’efforce de réduire les dégâts causés par le fentanyl sur la côte est, ces drogues sont également mélangées par les consommateurs pour être prises en même temps. Ces mélanges sont appelés « speedballs » et sont à la hausse à New York.

De surcroît, l’héroïne que ces personnes achètent n’est pas seulement de plus en plus coupée avec du fentanyl, mais elle est tout bonnement remplacée par celui-ci. Dans son étude publiée en février sur les moteurs de l’épidémie d’opioïdes aux États-Unis, le professeur Daniel Ciccarone, l’une des principales autorités au sujet des marchés américains de la drogue à l’université de San Francisco, a déclaré que dans certaines régions des États-Unis, « ce qui entraîne une augmentation de la mortalité due aux opioïdes, ce sont dorénavant les décès dus à l’héroïne mélangée par le fentanyl ou remplacée par celui-ci ».

En effet, la DEA le reconnaît dans son évaluation nationale : « Il est de plus en plus fréquent que le fentanyl soit mélangé avec des adultérants et des diluants pour être vendu comme de l’héroïne mais sans héroïne présente dans le produit. » Compte tenu de la propagation et, dans certaines régions, de la domination du fentanyl dans la chaîne de consommation de l’héroïne, ainsi que de l’augmentation de la consommation de cocaïne depuis 2012, il n’est pas surprenant de constater que la cocaïne et le fentanyl sont plus fréquemment retrouvés dans les cas d’overdoses mortelles. Cela a probablement contribué au pic enregistré par les responsables de New York dans les overdoses de fentanyl et de cocaïne sans héroïne : comme le fentanyl remplace l’héroïne dans la chaîne d’approvisionnement, certains consommateurs mélangent la cocaïne avec du fentanyl (peut-être même sans le savoir).

« Parmi les consommateurs d’héroïne, dont certains peuvent être également des consommateurs de cocaïne, les risques d’overdose de fentanyl sont élevés, étant donné que ce produit est de plus en plus commercialisé en tant qu’héroïne, a déclaré Steve Shoptaw, professeur à UCLA et qui étudie la toxicomanie. D’autre part, peu de personnes qui consomment de la cocaïne à des fins récréatives [sans rien d’autre] souffrent d’overdoses inattendues de fentanyl. Pour l’instant, il n’y a tout simplement aucune preuve d’une substitution à grande échelle du fentanyl à la place de la cocaïne, ou de la méthamphétamine, dans les marchés de la drogue. »

Cela n’aurait aucun sens pour un dealer de prendre du fentanyl et de le faire passer pour de la cocaïne, mais la contamination est une préoccupation pour un sous-groupe de consommateurs. Chris Moraff, journaliste indépendant basé à Philadelphie, utilise des bandelettes-test de fentanyl pour tester des centaines de transactions de drogues dans la ville. Certains deals de rue de cocaïne se sont révélés positifs. « Mais c’est une autre histoire quand on quitte la rue. J’ai testé la cocaïne de la classe moyenne – des quantités de 3,5 grammes achetées par des mecs dans la finance et des “bros” – et les résultats des tests étaient toujours, toujours, toujours négatifs », a-t-il dit à VICE.

Les portes du fentanyl sont maintenant grandes ouvertes et il y a un risque pour les consommateurs de drogues récréatives. Mais ce risque n’est pas uniformément réparti. Dire, comme le fait Kellyanne Conway, que le fentanyl est « indiscriminé » et qu’on peut le trouver dans n’importe quelle transaction de drogue dans la rue, n’est pas seulement trompeur. C’est un discours qui détourne l’attention des besoins des milliers de personnes qui seront tuées cette année par des opioïdes contaminés au fentanyl. Il a toujours été vrai que la menace que représentent les drogues contaminées affecte de manière disproportionnée les personnes les plus défavorisées de la société.

Les personnes qui meurent avec de la cocaïne et du fentanyl dans leur corps ne sont généralement pas celles susceptibles de boire leur bière sur un dessous de verre fourni par le département de la santé de la New York dans un bar de Brooklyn. Les overdoses d’opioïdes sont étroitement liées aux inégalités économiques, au faible niveau d’éducation, à la dépendance chronique et à l’absence de domicile fixe, les décès dus à l’héroïne et aux opioïdes synthétiques comme le fentanyl s’accumulant dans les « communautés en ruine économique ». Comme dans tout commerce, deux communautés de consommateurs de drogues opposées (les riches et les pauvres) sont rarement servies par les mêmes dealers. Alors que les dealers de cocaïne de rue qui vendent des pochons à des consommateurs sans-abri sont susceptibles de finir par vendre des produits qui ont été contaminés par le fentanyl et l’héroïne au moment de leur ensachage, ceux qui font le tour des bars et des universités pour fournir de la poudre « premium » aux classes moyennes sont peu susceptibles d’être dans la vente d’héroïne.

« Les personnes qui sont mortes d’une overdose avec de la cocaïne et du fentanyl dans leur organisme ressemblent à celles qui sont mortes d’une overdose de cocaïne et d’héroïne, autant au niveau démographique qu’au niveau des scènes de décès » – docteur Kendra Viner

« Un consommateur en col blanc est à l’abri de ce problème particulier, a déclaré Daniel Ciccarone. Si on peut me montrer quelqu’un qui a fait une overdose de cocaïne contenant du fentanyl lors d’un festival de musique, dans un club ou dans un bar branché, j’aimerais bien voir ça. En ce qui concerne l’approvisionnement dans la rue – les 5 et les 10 balles – oui, il y a des preuves que le fentanyl contamine la cocaïne. Mais dans la cocaïne vendue aux privilégiés, je n’en ai pas vu. »

Les personnes qui font une overdose avec la présence de cocaïne et de fentanyl dans leur corps ne sont pas des consommateurs moyens de coke, selon le docteur Kendra Viner, responsable du programme des opioïdes du département de la santé publique de Philadelphie. « Les personnes qui sont mortes d’une overdose avec de la cocaïne et du fentanyl dans leur organisme ressemblent à celles qui sont mortes d’une overdose de cocaïne et d’héroïne, autant au niveau démographique qu’au niveau des scènes de décès », a-t-elle déclaré.

« Elles sont différentes d’un point de vue démographique de celles qui sont mortes avec de la cocaïne détectée sans aucun autre opioïde, a dit Kendra Viner. Nous pensons que des individus prennent intentionnellement de la cocaïne avec un opioïde illicite. Jusqu’à présent, nous ne connaissons qu’une seule exception : une apparition du fentanyl chez les consommateurs de crack dans l’ouest de Philadelphie l’an dernier. Cette apparition était attribuable à une seule source ponctuelle parmi les consommateurs de crack néophytes des opioïdes. À notre connaissance, cette apparition ne s’est seulement produite que cette fois-là. » Mais l’apparition, au cours de laquelle deux consommateurs de crack sont décédés, semblait très concentrée parmi un petit groupe de 20 consommateurs dans la ville. Dans les semaines qui ont suivi, Chris Moraff a testé plusieurs transactions de rue de cocaïne, y compris cette fournée, mais n’a trouvé aucune trace de fentanyl.

La meilleure façon d’évaluer la quantité de cocaïne américaine frelatée par le fentanyl est d’examiner le produit avant qu’il ne soit consommé, lorsqu’il est saisi en sachets et en stocks plus importants par la police. Et les données n’étayent pas le discours selon lequel il y a suffisamment de cocaïne mélangée au fentanyl en circulation pour causer les décès auxquels elle est liée.

Au bureau de la DEA en Pennsylvanie, un État qui a l’un des taux de mortalité par opioïdes les plus élevés des États-Unis, le personnel a été suffisamment curieux pour combler ce qu’il a admis être un « manque de renseignements » sur la quantité réelle de cocaïne contaminée par du fentanyl trouvable dans cet État. Leur enquête médico-légale de l’année dernière a porté sur 30 914 pièces à conviction en lien avec la cocaïne (principalement des échantillons de drogue, mais aussi des accessoires de consommation de drogue et des boîtes de stockage) soumises au National Forensic Laboratory Information System (NFLIS) de l’État entre 2015 et 2017. Il n’a trouvé que 214 traces de fentanyl, soit moins d’un pour cent.

Le rapport de la DEA est clair : « Dans l’ensemble, l’analyse en laboratoire de la présence de drogues illicites multiples dans les pièces à conviction saisies en Pennsylvanie indique que l’introduction délibérée du fentanyl sur le marché des consommateurs exclusifs de cocaïne est pratiquement inexistante en Pennsylvanie. »

Cette étude a été complétée par des tests en laboratoire similaires effectués à l’échelle nationale en 2016 et 2018. Sur les plus de 34 000 transactions de drogues saisies contenant du fentanyl qui ont été envoyées à la NFLIS pour des tests supplémentaires en 2016, 1,4 pour cent contenait également de la cocaïne. De plus, sur les 2 555 fournées de drogues contenant du fentanyl que la DEA a envoyées à ses laboratoires pour analyse l’an dernier, 1,1 % contenait uniquement du fentanyl et de la cocaïne (il est important de noter que même ces chiffres d’environ 1 % exagèrent probablement la menace que représentent la cocaïne et le fentanyl retrouvés ensemble dans les tests des pièces à conviction ; certains échantillons positifs contiennent des traces de fentanyl si infimes qu’elles n’ont aucun effet sur le corps humain, ou ont été prélevés sur des accessoires de consommation de drogue qui ont pu être en contact avec de nombreuses substances différentes au fil du temps).

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Le fentanyl est si puissant que les premiers intervenants le traitent comme une matière dangereuse et utilisent l’équipement de protection présenté ici lors d’une conférence de presse de la DEA en 2017. Image : BRENDAN SMIALOWSKI/AFP/Getty Images

La différence entre les déclarations et les faits est encore plus alarmante lorsqu’il s’agit de l’infiltration du fentanyl dans d’autres drogues récréatives. En dépit d’une avalanche d’allégations de la part des procureurs de districts, des médecins légistes et des responsables de la santé publique au sujet du cannabis contenant du fentanyl et d’allégations similaires au sujet du fentanyl dans la MDMA, la DEA rapporte qu’il n’y a eu « aucune trace de marijuana ou de fentanyl identifiée » et « aucune preuve contenant du fentanyl ou de la MDMA retrouvée ». Les mélanges de méthamphétamine et de fentanyl sont un « fait rare », avec seulement 18 échantillons de méthamphétamine, parmi les milliers testés par la DEA, reconnus comme positifs au fentanyl depuis 2014.

Les agents du renseignement sur les drogues et les médecins légistes contactés par VICE par l’intermédiaire du système national d’alerte rapide en matière de drogues du NIDA ont largement rejeté les allégations selon lesquelles le cannabis est actuellement frelaté par le fentanyl. Barry Logan, scientifique en chef de NMS Labs, qui teste les drogues saisies par les forces de l’ordre aux États-Unis, a déclaré que sur 34 000 pièces à conviction testées depuis 2016, 100 étaient positives au fentanyl et au THC. Mais il a dit que la plupart de ces pièces à conviction n’étaient pas des échantillons de drogue, mais plutôt des accessoires de consommation ou des boîtes de stockage de drogue, où il aurait pu facilement y avoir eu contamination pendant la conservation du produit par son propriétaire. « Mon évaluation est qu’il n’y a pas de cas de mélange de marijuana avec du fentanyl, en tout cas certainement pas au niveau du dealer », dit Barry Logan.

La situation serait différente si les dealers de drogue commençaient à mélanger délibérément et régulièrement de la cocaïne avec du fentanyl, ce dont la DEA prétend être le cas, au contraire des autres experts. Selon Wade Sparks, un agent spécial de la DEA rattaché au bureau des affaires médiatiques nationales de l’agence, le mélange de fentanyl dans la cocaïne se fait de façon très délibérée, et ce, à partir des échelons supérieurs dans la chaîne du trafic de drogue.

« Je peux vous dire qu’en tant qu’agent de la DEA qui s’entretient quotidiennement avec d’autres agents sur le terrain, c’est en train de se produire, a-t-il déclaré. Je ne dis pas que c’est très répandu, mais je dis qu’il y a des organisations qui mettent du fentanyl dans la cocaïne ou la méthamphétamine en vrac de façon tout à fait volontaire. La DEA a interrogé des accusés qui ont admis qu’ils mélangeaient volontairement du fentanyl avec ces drogues. »

VICE a demandé à la DEA des preuves de cargaisons de cocaïne en vrac qui auraient été mélangées avec du fentanyl. L’agence a donné un exemple : une fournée de 2 kg de poudre blanche contenant de la cocaïne et du fentanyl ayant récemment été saisie à la frontière sud-ouest des États-Unis. Mais la DEA a déclaré que les tests de pureté n’avaient pas été effectués, et qu’elle ne pouvait donc exclure la possibilité que la fournée soit en fait du fentanyl avec des traces de cocaïne.

« Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un mélange délibéré, je n’adhère pas à l’hypothèse du dealer diabolique » – professeur Daniel Ciccarone

Pourtant, dans son évaluation nationale des risques liés à la drogue, la DEA minimise la théorie de la contamination depuis les échelons supérieurs. « L’écrasante majorité des rapports sur le fentanyl et ceux sur la cocaïne soumis à la NFLIS ne contiennent que du fentanyl ou que de la cocaïne, affirme le rapport. Cela, ainsi que les rapports des forces de l’ordre, indique que la plupart des mélanges de cocaïne et de fentanyl ne sont probablement pas mélangés au niveau du commerce de gros, et que la majorité sont probablement non intentionnels. »

La théorie de la contamination (selon laquelle la cocaïne est de plus en plus susceptible de contenir des traces de fentanyl à mesure qu’elle se rapproche du commerce de l’héroïne de rue dominé par le fentanyl) est confirmée par une analyse en profondeur effectuée dans l’Ohio. Harm Reduction Ohio, une ONG de lutte contre la drogue opérant dans un État où le taux de mortalité due à la drogue est le deuxième plus élevé après la Virginie-Occidentale, a constaté qu’aucune des 68 saisies de cocaïne en vrac dans l’État en 2018 ne présentait de fentanyl. Plus la cocaïne se rapprochait du bas de la chaîne de consommation des narcotiques, plus elle risquait d’être contaminée par le fentanyl, avec 5 pour cent des sachets d’un gramme et 7 pour cent des sachets d’un demi-gramme contenant du fentanyl, une quantité beaucoup plus élevée que la moyenne nationale.

Certains consommateurs de drogue se font peut-être eux-mêmes des mélanges « speedballs », mais historiquement, les fournisseurs et les dealers dans la rue n’ont jamais eu l’habitude de combiner les deux. Il n’est pas logique d’un point de vue commercial de mettre du fentanyl dans la cocaïne, et cela ne serait pas apprécié par le consommateur final. Étant donné que la cocaïne est un stimulant et que les opioïdes sont des dépresseurs, un dealer qui vendrait de la cocaïne mélangée au fentanyl ou à l’héroïne perdrait des clients.

« Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un mélange délibéré, je n’adhère pas à l’hypothèse du dealer diabolique, a déclaré Daniel Ciccarone. La cocaïne et l’héroïne sont frelatées plusieurs fois avant d’arriver dans la rue, et parfois elles se mélangent accidentellement. Les trafiquants essuient-ils la table après avoir coupé de l’héroïne et avant de couper leur cocaïne ? Non. Il y a toujours eu des traces d’héroïne dans la cocaïne à cause de cela, mais pas dans une quantité réellement significative. Mais maintenant que le fentanyl est présent dans la chaîne de consommation, cette contamination croisée est devenue significative, car elle est beaucoup plus puissante. »

Daniel Ciccarone estime que la police ou les services de santé publique ne surveillent pas suffisamment les substances contenues dans les drogues aux États-Unis. « Pourquoi ne le faisons-nous pas, demanda-t-il. Si j’étais chef de la DEA, j’exigerais que les saisies de coke soient régulièrement testées. » Alors quelle est la raison de ces déclarations trompeuses expliquant que les consommateurs de cocaïne et de cannabis à des fins récréatives sont à tel point en danger ?

D’une part, les responsables de la santé publique font ce qu’ils sont censés faire : avertir le public des risques pour la santé. D’autre part, l’ampleur de la préoccupation autour de la contamination par le fentanyl de l’ensemble de l’approvisionnement en drogues aux États-Unis fait partie d’un discours bien connu dans le cadre de la « War on Drugs » : la croyance selon laquelle les trafiquants ne sont pas régis par des considérations économiques mais par la malice, que les consommateurs sont des toxicomanes sans défense et que la seule solution à ces problèmes est l’éradication des drogues.

Depuis l’époque des années 1930 et le film Reefer Madness, les autorités n’ont jamais eu aucun souci pour diffuser des mythes et faire de la propagande à propos des drogues, des personnes qui les consomment et de celles qui les vendent. Ainsi, nous connaissons déjà les maux de la lutte contre la consommation de drogues qui se concentre sur la morale et non sur les données : de plus en plus de ressources seront consacrées à la dernière tendance qui instillera une nouvelle peur quant aux drogues, tandis que les vieux problèmes (et, surtout, le cas des personnes défavorisées mêlées à l’industrie de la drogue) ne seront jamais complètement traités.

Tino Fuentes, qui a été directement témoin de la déconnexion entre la réalité de la vente de drogue dans la rue et la façon dont elle est représentée par la police, le gouvernement et les médias, a dit croire que tout ce battage autour de la cocaïne mélangée au fentanyl est une tentative cynique de la police et des services publics dans le but de faire valoir leurs intérêts.

« Ils veulent plus d’argent pour lutter contre la cocaïne, a-t-il dit. Ils veulent dissuader les gens de consommer de la cocaïne et ils essaient d’effrayer les consommateurs pour qu’ils deviennent des informateurs en disant que leurs dealers de coke essaient de les tuer avec du fentanyl. Je ne suis pas en train de dire que personne le fait. Il y a des cas où des petits dealers achètent quelques grammes de coke, puis commandent quelques grammes de fentanyl et l’ajoutent avec parce qu’ils pensent que cela donne un surplus d’adrénaline quand la coke est consommée, mais il s’agit d’un très petit nombre de personnes. »

« Nous avons affaire à un vrai problème avec le fentanyl, a ajouté Tino Fuentes. Il est là et est parti pour rester. Mais si on ne change pas de discours et n’essayons pas quelque chose de nouveau, ça ne fera qu’empirer. »

Tino Fuentes a raison. Ressortir les tropes typiques de la « War on Drugs » – en l’occurrence traiter tous les consommateurs de drogues comme une masse amorphe alors qu’ils sont en grande partie aussi variés que le pays en général – est une mauvaise politique. Exagérer la présence du fentanyl dans l’immense sphère des drogues récréatives du pays est peut-être une stratégie bien intentionnée de la part des organismes de santé, ou un moyen de la part de la police d’essayer de réduire la demande en drogues du public, mais cela pourrait en fin de compte nuire plutôt qu’aider. Pourquoi cibler les principaux marchés récréatifs américains, alors que la contamination et les décès se produisent au sein d’un groupe distinct de personnes ?

Le fait de détourner l’attention de la crise des overdoses pourrait avoir des implications politiques encore inconnues, et cela a déjà un impact sur le terrain. L’exagération à propos de la propagation du fentanyl sur le marché grand public de la drogue s’inscrit dans le cadre d’une panique plus large qui vient du fait que la police et des médecins pourraient faire des overdoses de fentanyl en s’en y approchant ou en entrant en contact avec le produit, même si cela est impossible. Les parallèles avec l’hystérie de la contamination pendant l’épidémie de VIH/sida des années 1980 et dans les domiciles où de la méthamphétamine en cristaux avait été fumée sont inévitables. Mais voulons-nous une nouvelle fois perdre notre temps et notre énergie à partir à la chasse aux histoires alarmistes ?

« La frénésie médiatique actuelle autour de l’exposition “mortelle” au fentanyl par contact cutané n’est qu’un exemple parmi d’autres de la façon dont les mythes urbains peuvent entraîner de mauvaises politiques antidrogues », a déclaré Leo Beletsky, expert en politiques antidrogues à l’université Northeastern.

« Le gouvernement fédéral a mis de côté des millions de dollars pour l’achat d’équipements de protection biologique et de décontamination conçus pour contrer une menace exagérée par les forces de l’ordre, a-t-il ajouté. Au sens propre comme au sens figuré, cela détourne l’attention des vraies solutions, puisque chaque dollar dépensé dans des équipements de protection biologique ou pour payer 30 000 dollars des gens en combinaisons Hazmat pour nettoyer après une saisie d’héroïne n’est pas dépensé pour trouver de vraies solutions. »

Les institutions à court d’argent ont déjà du mal à endiguer la folle épidémie des opioïdes. « Les reportages dramatiques sur des cas exceptionnels, quoiqu’horribles, de décès dus à de la cocaïne mélangée à du fentanyl font sûrement de bons pièges à clics, a déclaré Steve Shoptaw. Mais ils interfèrent aussi avec la clarté de pensée nécessaire pour obtenir des réponses de santé publique basées sur les données quant au problème de la dépendance aux États-Unis. »

La dernière chose dont on a actuellement besoin dans la longue bataille contre la crise des opioïdes, c’est d’un enlisement malavisé, où des messages publics exagérés et trompeurs commencent à dicter une politique antidrogue étendue qui pioche dans les ressources utilisées pour venir en aide aux consommateurs vulnérables. Le professeur Daniel Ciccarone résume bien tout ça : « La panique morale découle de la peur en même temps qu’elle la nourrit, et la peur nous empêche d’agir du mieux que l’on peut. »

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