Société

La vie en squat : sommes-nous faits pour vivre en communauté ?

leven in kraak

Dans notre série Occuper pour résister, on s’immerge dans des lieux occupés pour tenter de comprendre comment les gens s’organisent et militent pour leurs droits.

En voyageant, j’ai toujours eu cette dualité entre l’attrait pour la ville, son effervescence, sa nuit, sa fureur et ses rencontres puis, d’un autre côté, le mirage romantique de la campagne, l’appel de la forêt, l’idée d’une vie en nature partagée entre aventures et vie en communauté. J’ai donc passé beaucoup de temps à errer entre les grandes villes et les retraites en pleine nature. Concernant ces dernières, j’ai fait pas mal de woofing ou du volontariat dans des fermes bio – généralement en contrepartie du couvert et du logement. Au-delà de la tranquillité attirante de cette vie, ce qui m’a souvent plu, c’était l’esprit communautaire.

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Je viens d’une famille nombreuse. J’ai 4 sœurs et 3 frères. Disons que la vie en communauté, d’une certaine manière, je savais ce que c’était. Du moins, je le pensais. Le lien familial biaise le point de vue sur certaines choses… Je pense qu’on est beaucoup a avoir déjà fantasmé sur cette idée de tout quitter, de partir vivre en nature, pour une vie plus simple. Mais j’avais toujours pensé cette vie comme celle d’un ermite, reclus du monde, vivant dans une solitude libératrice et pesante. Je pense que c’était plus une fuite ; inconsciemment, mon esprit trouvait une issue de secours. Et c’est justement en étant volontaire dans des fermes à travers le monde que j’ai commencé à comprendre qu’il était réellement possible de vivre autrement sans se couper du monde, en faisant toujours société. 

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Entre mes périodes de voyage, j’ai vécu en coloc. Mais j’avais ce sentiment de « pas assez ». Je cherchais quelque chose de plus transcendant. Pour dépasser la relation socialement établie d’une simple colocation d’amis, ce qu’il manquait, c’était un projet commun, un but. À part celui de payer notre loyer à temps et d’organiser des soirées, on n’en avait pas énormément. On partageait un attrait pour l’art, des idéaux politiques, un engagement commun pour le climat, mais il manquait quelque chose. 

La communauté est un garde-fou face au suicide ou certaines maladies mentales. C’est aussi un atout face à la répression. 

C’est en revenant d’Argentine, pendant le Covid, que je finis par habiter seul, à Bruxelles. Je le vis comme une certaine libération. Je peux enfin, pour la première fois de ma vie, investir un espace rien que pour moi. Après des mois de voyage, mené des projets sur différents continents, vécu le mouvement révolutionnaire au Chili et le début de la pandémie en Argentine, je suis très heureux d’avoir un petit endroit à moi, du calme et du temps seul.

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Pourtant, très vite, je me retrouve à inviter régulièrement des potes à la maison, à passer beaucoup de temps chez ces potes, aussi. J’adore cet équilibre entre société et solitude mais je sentais toujours qu’il me manquait quelque chose. C’est certes agréable de vivre seul, d’avoir du temps pour soi, de s’occuper de sa personne mais c’est aussi une conséquence directe de la réalité individualiste dans laquelle on vit. On ne vit plus en communauté, en groupe, en famille, en tribu. Le discours dominant nous assomme avec des TikTok prônant les pseudos-investisseurs en crypto, vivant seuls et ayant une routine parfaite. Et c’est juste un exemple. On a cette image patriarcale de « l’homme Alpha » comme un être froid et solitaire, protégeant sa famille tout en étant le parfait être social quand il le faut. 

Au niveau anthropologique, on a presque toujours vécu en tribu, en groupe de personnes. Nous sommes des êtres intrinsèquement sociaux. Dans son livre Les besoins psychiques de l’homme et la société, Erich Fromm écrit : « L’homme doit être en relation avec d’autres. Si l’homme est sans lien à l’autre, il est fou. Et, de fait, ceci est la seule définition valable de la folie : une personne absolument coupée de toute relation, une personne – comme l’a montré Ibsen dans Peer Gynt – qui est lui-même, et uniquement lui-même. L’homme, pour autant qu’il ne soit pas fou, doit être en relation, mais il peut l’être de diverses façons » Je ne suis pas chercheur en sciences sociales mais par intuition, je pense qu’il y a une corrélation directe entre le pourcentage de dépression, maladies mentales et suicides au sien de la société et l’atomisation des liens sociaux. Nos parents avaient une couleur politique, appartenaient à une communauté religieuse, avaient un lien fort avec une région ou un quartier… Aujourd’hui, ces liens se perdent.

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Je ne ferai pas un exposé de la théorie sur le suicide d’Emile Durkheim mais en résumé, il y a clairement un lien direct entre le suicide individuel et le lien social. Le suicide n’est pas un acte individuel, égoïste, fataliste, mais un fait collectif et quantifiable en statistiques. En Belgique, le suicide est la première cause de décès chez les jeunes. Bref, on est de plus en plus sur cette planète, mais de plus en plus seul·es.

Un soir de décembre 2020, je croise un vieil ami d’enfance dans un supermarché. Il me dit qu’il est en face, qu’ils viennent d’ouvrir un bâtiment pour y faire un projet de squat avec des amis. Un habitat collectif autogéré. Je suis curieux. À part pour quelques soirées ponctuelles, je n’ai jamais énormément traîné dans ce milieu. Il m’y invite le soir même, pour boire un verre. 

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Après cette soirée, j’ai passé plusieurs mois à traîner chez eux. J’ai été de plus en plus présent, jusqu’à dormir des semaines entières là-bas. 6 mois plus tard, quand ils ont appris qu’ils devaient  s’en aller, ils ont commencé à ouvrir des nouveaux lieux. Je me suis investi dans le projet, à fond. La décision était prise, j’allais vivre avec eux. Je me souviens de cette énergie entre nous, cette effervescence dans la construction de ce projet commun, face aux difficultés. 

Je ne compte pas le nombre de fois où j’ai pensé me barrer. J’avais parfois l’impression qu’on passait de problème en problème, même si c’était ponctué de moments de joie.

On a fini par emménager ailleurs. Ensuite, tout n’a pas été tout rose. On a eu des moments difficiles, des moments incroyablement joyeux puis, de nouveau, des moments durs. On s’est retrouvés devant des conflits plus compliqués que juste des problèmes de cohabitation. On avait des visions différentes du projet et de la société. Des combats qui diffèrent. Des sensibilités parfois opposées. Quand on vit à une petite dizaine dans une grande maison de maître bruxelloise, composer avec le ressenti de tout le monde, c’est un vrai casse-tête.

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Ce qui a fait que notre collectif a tenu pendant tout ce temps, je pense que c’était justement ce projet commun : celui d’occuper un bâtiment vide et de s’inscrire dans un mouvement plus large contre la hausse des loyers et la gentrification ; une lutte plus grande, en faisant vivre ce lieu à notre manière. C’est ce qui a fait qu’on est passés au-dessus de beaucoup de ces difficultés.

Je ne compte pas le nombre de fois où j’ai pensé me barrer. J’avais parfois l’impression qu’on passait de problème en problème, même si c’était ponctué de moments de joie. Et je suis resté, pour ce projet. J’étais fier quand des potes passaient à la maison et qu’on pouvait leur montrer ce qu’on avait créé. Au-delà de l’aménagement du lieu, il y avait une énergie qu’on retrouvait dans nos événements, nos soirées mais surtout dans la maison au quotidien. 

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Aujourd’hui, je vis dans une autre occupation, beaucoup plus calme, dans une toute autre optique. Les premiers mois après mon départ, j’ai été très énervé, en colère, puis triste, mélancolique, nostalgique… J’ai mis du temps à mettre le point final à cette expérience. J’étais parti à la suite d’une divergence d’opinion face à une situation.

En gros, on s’était retrouvés dans une impasse, face à un choix cornélien : on devait choisir entre signer une convention avec un propriétaire véreux en acceptant de payer une sorte de loyer ou partir sur le champ. C’était l’un ou l’autre, sinon on entrait dans la case du procès et des démarches judiciaires. D’un côté, on était fatigués par les multiples déménagements. D’un autre, je ne pouvais pas accepter de signer pour quelque chose contre lequel je me bats. Entre nous, on a eu des postures radicalement opposées. Par vote de la majorité, on a signé la convention mais je ne me sentais pas en accord avec moi-même de l’avoir fait. Je suis donc directement parti, avec d’autres, vers un autre lieu. 

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Avec le recul, je me rends compte que j’ai vécu l’expérience que je cherchais. Je me suis longtemps posé la question si au final, on était fait pour vivre en communauté. Si ce n’était justement pas juste un fantasme… Ou peut-être que, simplement, je n’étais pas fait pour vivre en communauté. Je pense avoir fini par comprendre que la plupart d’entre nous, on n’est pas prêt·es pour ça, donc on apprend sur le tas.

Par l’histoire de notre société, d’où on vient, on n’a pas appris à faire commun au sein d’un groupe autre que la famille. Faire commun au-delà du partage et du respect. Faire commun en écoutant l’autre, en acceptant la différence, en acceptant un avis divergent du sien. Apprendre à communiquer de manière non-violente. Donner la place au ressenti de l’autre. Savoir l’équilibre entre individualité et groupe. La liste est longue ; on n’apprend pas ces choses à l’école et c’est des trucs qu’on a collectivement oublié ces dernières décennies. Puis, comme j’ai déjà entendu mille fois : « la flemme, en vrai ». La flemme de « gaspiller du temps ». C’est clair que c’est plus confortable de rester sur des acquis, et seul·e, évitant la moindre contrainte. 

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Vivre en squat n’est pas facile. C’est une expérience intense, un laboratoire qui permet d’essayer autre chose, quelque chose de différent où l’on déconstruit une vision étriquée des relations humaines et du vivre-ensemble. Il existe aussi autant de manières de squatter qu’il existe de squats. Mais c’est son intensité et sa complexité qui lui donne cette magie. Je n’ai jamais autant appris sur moi-même qu’à travers cette expérience et c’est peut-être ça la clef pour apprendre à vivre en communauté.

Réapprendre à vivre en communauté, recréer du lien, apprendre à nous connaître individuellement comme collectivement est une force pour les luttes qui nous attendent. La communauté est un garde-fou face au suicide ou certaines maladies mentales. C’est aussi un atout face à la répression. Plus fort seront les liens qui nous unissent, plus fort·es on sera face aux grands défis de notre temps, comme dans la lutte pour le climat par exemple. Il existe mille et une communautés différentes. J’ai illustré mon propos à travers mon expérience dans l’occupation de bâtiments vides à Bruxelles. Alors oui, il est difficile de vivre en communauté. Ça demande de réapprendre énormément de choses. Mais c’est une expérience que je souhaite à tout le monde.

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