Santé

La vitesse du battement de nos cœurs peut se lire sur nos tronches

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Au début du film Blade Runner (1982), un personnage appelé Léon passe un entretien épineux pour déterminer s’il est un Réplicant (un humanoïde créé de toutes pièces). Le spectateur sait qu’il s’agit d’un moment de tension grâce au comportement de Léon, mais aussi grâce à l’ajout d’un bruitage subtil : les battements de son cœur. Plus Léon devient nerveux, plus le son de son cœur s’accorde à son anxiété.

Le son d’un cœur qui bat est souvent ajouté dans les films pour augmenter l’intensité émotionnelle d’une scène, car le rythme cardiaque est lié aux sentiments. Si votre cœur s’emballe, cela signifie que vous êtes probablement aux prises avec des émotions fortes.

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Dans la vraie vie cependant, les battements de votre cœur sont généralement des signaux dont vous seul avez conscience (à moins que quelqu’un ne prenne votre pouls). Une nouvelle étude publiée dans la revue Cortex a récemment montré que ce n’était pas toujours le cas : des sujets ont pu deviner le propriétaire d’un battement de cœur en visionnant une vidéo de dix secondes de son visage, et ce à des taux nettement supérieurs à ceux qui pourraient être attribués au hasard.

Étant donné la relation entre le cœur et les états émotionnels, cela soulève des questions intrigantes dans le domaine de l’intéroception — soit la capacité à évaluer ses propres battements de cœur, ainsi que d’autres sensations physiques à l’intérieur de son corps. (L’intéroception est l’opposé de la réception et du traitement des stimuli extérieurs, que l’on appelle l’extéroception).

Par sa définition même, l’intéroception est typiquement pensée en fonction de l’individu : elle couvre les sensations physiques de votre propre corps. Cette étude met en lumière le fait que des personnes perçoivent visuellement l’intéroception de quelqu’un d’autre. Une telle découverte pourrait avoir des implications sur la manière dont on entre en relation avec les autres, et comment on ressent leurs sentiments.

À un niveau élémentaire, l’intéroception aide le cerveau à maintenir le corps en vie ; c’est ainsi que l’on sait si l’on a froid ou si l’on a faim. Mais ces mêmes sensations physiques ont aussi des interactions complexes avec nos émotions et nos pensées.

Selon James Kilner, neuroscientifique à l’University College London et auteur principal de l’article, on utilise les signaux de notre corps comme une sorte d’échafaudage pour développer nos états émotionnels. Assemblés tous ensemble, ces signaux internes renseignent sur ce que l’on ressent. Le cœur, par exemple, est généralement très réactif quand on se trouve dans certains états émotionnels. C’est peut-être la raison pour laquelle il existe beaucoup d’expressions relatives aux émotions qui impliquent le cœur, comme « mon cœur bat la chamade » ou « du fond du cœur ».

« Peut-être que le rythme cardiaque fonctionne plus ou moins comme une sorte de phare qui signale aux autres ce que nous ressentons » – Alex Galvez-Pol.

La neuroscientifique Sarah Garfinkel étudie le lien entre la perception des battements de notre cœur et notre état mental. Elle a ainsi découvert que les battements du cœur peuvent influencer ce que l’on ressent et l’intensité de ces sentiments. La précision avec laquelle une personne ressent les battements de son cœur, ou la précision avec laquelle elle pense les ressentir, peut être associée à différents états de santé mentale. Une surévaluation de votre précision intéroceptive est associée à l’anxiété, par exemple, et des manquements intéroceptifs ont été observés dans les cas de troubles paniques, de troubles alimentaires ou de dépression.

Alex Galvez-Pol, premier auteur de l’article paru dans Cortex et neuroscientifique cognitif à l’université des Baléares, a déclaré que Kilner et lui s’étaient demandé si l’on pouvait capter l’intéroception des autres, étant donné que les humains sont des animaux très sociaux. Comme les gens avec qui l’on se trouve ne disent pas constamment ce qu’ils ressentent, il faut souvent déduire leur humeur sur la base d’indices visuels.

« Peut-être que [le rythme cardiaque] fonctionne plus ou moins comme une sorte de phare qui signale aux autres ce que nous ressentons », a déclaré Galvez-Pol.

Dans le cadre de l’étude, 120 participants ont regardé des vidéos de 10 secondes montrant deux personnes côte à côte. Ces vidéos étaient associées à une représentation visuelle des battements de cœur d’une des deux personnes. On a ensuite demandé aux participants de choisir la personne qui, selon eux, correspondait au battement de cœur présenté. Ils ont été capables de le faire correctement à plusieurs reprises, bien trop de fois pour qu’il s’agisse d’un simple hasard.

Le rythme cardiaque ainsi que d’autres signaux internes sont utilisés pour façonner des concepts d’émotion. Si l’on a accès au même signal, mais en provenance d’une autre personne, est-il possible que cela serve à comprendre les états émotionnels de celle-ci ?

Manos Tsakiris, professeur de psychologie à l’université Royal Holloway de Londres et directeur du Center for the Politics of Feelings, a déclaré que le fait de connaître le rythme cardiaque d’autrui pouvait jouer un rôle dans la détection de certains aspects fondamentaux de son état émotionnel. C’est ce que l’on appelle la lecture du corps, plutôt que la lecture de l’esprit : si l’on peut deviner correctement ce que les gens ressentent dans leur corps, c’est un autre indice de ce qu’ils ressentent globalement. Dans le cadre de l’étude actuelle, les personnes filmées ne présentaient pas d’émotions spectaculaires, mais de futures études pourraient s’y attaquer.

Sahib Khalsa, neuroscientifique au Laureate Institute for Brain Research dans l’Oklahoma, qui n’a pas participé à la rédaction du nouvel article, a déclaré que si les résultats ne changent pas fondamentalement ses idées sur l’intéroception, ils offrent une première preuve de la façon dont ces signaux pourraient être utilisés pour interpréter l’état d’autres personnes.

Les auteurs ne savent pas exactement comment les participants ont deviné quel rythme cardiaque appartenait à quelle personne, mais ils ont constaté que leur capacité à le faire diminuait lorsque le visage d’une personne était altéré, par exemple lorsqu’elle était mise à l’envers, ou lorsqu’on leur montrait une image fixe au lieu d’une vidéo. Il se pourrait que les personnes détectent des indices visuels subtils liés aux battements de cœur, comme des changements dans la coloration du visage ou dans la façon de bouger. Il se peut également que les gens fassent des suppositions sur la base du sexe, de l’état de santé ou de la condition physique de la personne, voire de son âge.

Kilner trouve ces associations intéressantes. D’où viennent-elles et où les avons-nous apprises ? Elles mettent en évidence l’existence d’un lien étroit entre ce que les gens pensent qu’il se passe dans leur corps et la façon dont cela se rapporte à une personne dans son ensemble.

Une publication, dévoilée en ligne le 29 mars, reproduit l’expérience selon laquelle les gens peuvent deviner le rythme cardiaque d’une autre personne simplement en la regardant. Les chercheurs, dont la première autrice est Irena Arslanova, ont effectué une mesure supplémentaire : ils ont également cherché à savoir à quel point les sujets parvenaient à évaluer leur propre rythme cardiaque, soit leur précision intéroceptive. Pour ce faire, il leur était demandé de compter les battements de leur cœur sans prendre leur pouls. Cette mesure auto-estimée était ensuite comparée à la mesure exacte.

Les chercheurs ont constaté que les personnes qui surestimaient leur propre précision intéroceptive étaient moins douées pour deviner correctement le rythme cardiaque d’autres personnes en les regardant. Ce qui n’était pas le cas pour celles qui sous-estimaient leurs capacités intéroceptives. Il s’agit d’une première piste, il faut donc considérer ces résultats comme préliminaires et susceptibles d’être corrigés après examen par des pairs, mais ils s’alignent sur des travaux antérieurs qui avaient déjà démontré qu’une moindre précision intéroceptive pouvait avoir des effets secondaires.

Tsakiris, auteur principal du document préliminaire, a déclaré que ces résultats viennent s’ajouter au nombre croissant de recherches qui montrent que la métacognition, ou la conscience critique de nos propres capacités, a son importance. « Indépendamment du fait que vous soyez bon ou mauvais dans quelque chose, savoir si vous êtes bon ou mauvais est important », a-t-il déclaré. Penser que l’on est bon dans quelque chose peut amener à faire des suppositions incorrectes et à ne pas les remettre en question. Savoir que l’on est mauvais dans quelque chose pourrait par exemple amener à être plus prudents et à acquérir plus d’informations avant de porter un jugement.

« Il serait très étrange que vous soyez nul pour décoder vos propres signaux mais vraiment brillant pour lire ceux des autres. Ça serait contre-intuitif. » – James Kilner

On sait déjà que les personnes ayant une plus grande précision intéroceptive peuvent vivre leurs émotions plus intensément. En 2018, Tsakiris et Clare Palmer ont écrit un article suggérant que la précision intéroceptive pourrait être associée à des compétences cognitives sociales, comme reconnaître les émotions des autres et deviner ce qu’ils ressentent.

Les personnes anxieuses sont plus susceptibles de penser qu’elles sont très douées pour sentir leur corps, mais en réalité elles ne le sont pas. « Vous pourriez penser que vous êtes hyper bon », déclarait Garfinkel à VICE en 2020. « Mais lorsqu’on vous teste en laboratoire, votre précision pourrait se révéler assez faible ». Khalsa a découvert, et publié récemment à ce sujet dans JAMA Psychiatry, que les personnes souffrant de troubles anxieux généralisés sont souvent associées à une faible capacité intéroceptive.

Selon Kilner, il est logique que la capacité à ressentir ses propres états internes ait une certaine influence sur la capacité à accéder à ces informations chez les autres. « Il serait très étrange que vous soyez nul pour décoder vos propres signaux, mais vraiment brillant pour lire ceux des autres. En quelque sorte, ça serait contre-intuitif. »

Lorsqu’on se demande « À quoi sert l’intéroception ? », il se pourrait que ce soit à la fois pour maintenir notre corps en vie, mais aussi pour comprendre comment réagir émotionnellement aux personnes et au monde social qui nous entourent. Bien sûr, si une personne est effrayée ou en colère, on utilisera probablement d’autres indices visuels pour comprendre son état émotionnel plutôt que d’essayer d’évaluer son rythme cardiaque. Il s’agit d’un signal plus subtil et il est important de savoir si ce signal est réellement lié à la déduction des états émotionnels, ce qui devra être déterminé par d’autres expériences, concède Khalsa.

Pour l’instant, la nouvelle étude prouve simplement qu’on est capable de le faire. Kilner est d’avis que des questions fascinantes se posent liées à cette découverte : quel usage faire de cette capacité, et est-ce que ça veut dire que les personnes douées pour ça seraient meilleures pour reconnaître les émotions des autres ?

« Il serait intéressant de savoir si les personnes qui sont très douées pour ce genre de tâches ont de meilleures aptitudes sociales, des aptitudes à l’empathie, ce genre de choses », s’interroge Kilner. « On ne sait pas si c’est le cas, mais il y a certainement des personnes qui peuvent accomplir ces tâches vraiment, vraiment bien ».

Et tout cela devient également très intéressant lorsque l’on considère les moments où l’on est tenté de dissimuler nos états émotionnels. « Vous pouvez avoir envie de paraître confiant alors qu’en fait, vous êtes nerveux », abonde Kilner.

À certains moments, il a lui-même éprouvé une drôle de sensation lorsqu’il rencontrait de nouvelles personnes. Comme quelque chose qui n’allait pas. « Probablement parce que leurs états internes et l’apparence qu’elles essayaient de se donner entraient en contradiction », conclut-il.

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