Laurent « Kravat » Meurice (39 ans) compte parmi les photographes qui peuvent se targuer d’avoir immortalisé les habitant·es d’un village de 75 habitant·es, où il n’existe ni école, ni magasins. Assez de matière pour en faire le livre intitulé Brut.
Parfois, les villages exceptionnellement isolés peuvent gratter un peu de notoriété, justement grâce à leur statut de lieu unique. Pour Runina, un petit village de Slovaquie situé à la frontière de la Pologne et de l’Ukraine, c’est un peu différent. Runina est un petit village sans spécificités particulières. La seule manière d’en savoir plus, c’est d’aller sur place. Et le simple fait d’y vivre au moins un temps peut faire de vous un·e témoin précieux·se de son histoire.
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Laurent découvre le lieu il y a quelques années alors qu’il se trouve en Slovaquie pour faire les photos du site internet d’un pote dans un business d’huile. Pendant une expédition, le village de Runina titille assez son attention pour qu’il tente de s’y faire quelques contacts malgré la barrière de la langue : « Il y a des moments où c’était difficile de leur faire comprendre que je voulais rentrer dans leur maison et les photographier. Mais après quelques jours, ma présence a fait le tour du village. » Loin de faire dans l’intrusion, Laurent cherche surtout à découvrir et comprendre un endroit qui l’intrigue.
Les seuls qui parlent anglais sont les quelques prêtres orthodoxes qui font la messe à l’église du village. « Mon travail alimentaire, c’est de faire des photos de mariage. Par expérience, je sais que les curés et compagnie, c’est pas les mecs les plus accueillants du monde pour les photos. Là-bas, ils étaient super ouverts. », se rappelle Laurent.
Les autres ne parlant pas anglais, et lui ne comprenant pas le slovaque, le lien relationnel se fait par ce que la cavité orale peut faire d’autre que parler : « À chaque fois que j’ai été chez quelqu’un là-bas, qu’il soit 8 heures du matin ou le soir, on te donne à boire et à manger. T’es comme un enfant : t’es assis, on te sert, et tu discutes pas. », ajoute Kravat, avant de donner raison à l’idée qu’on se fait des pays de l’Europe de l’est niveau tise : « C’est quand même sévère ce qu’ils boivent. Il y a de l’alcool à 70% voire à 96%. T’es dans un état second tout le temps, parce que tu bois tout le temps. Y’a rien de choquant. »
S’il en parle comme d’un rituel qu’il a apprivoisé et non d’un choc culturel, c’est parce que Runina n’est pas qu’un épisode isolé dans la vie de Laurent. Son livre Brut a en réalité été pondu après plusieurs voyages successifs qui lui ont permis de consolider les liens. D’ailleurs, c’est finalement l’hospitalité qui fait office de ligne de lecture pour sa série.
La majorité des photos qu’il prend ne font pas référence à l’aspect isolé du lieu. Il y a peu de photos qui permettent de situer le village ; l’objectif vise surtout les foyers, des façades des maisons à leurs intérieurs : « Mon but, c’était de faire des photos de leur intimité. C’est comme si ces gens avaient compris pourquoi j’étais là et qu’ils voulaient laisser une trace du truc. »
En réalité, à travers ses photos, Kravat donne l’impression d’anticiper un travail de mémoire en partageant les traces d’un lieu voué à disparaître.
Dans ce bled dont la rubrique « Histoire » sur Wikipédia comporte moins de dix mots, la population ne se renouvelle pas : « J’ai posé la question, mais personne ne sait vraiment ce qu’il va se passer. Y’a des gens de mon âge mais c’est compliqué : y’a pas de boulot. Et depuis que j’ai sorti mon livre en mai 2019, il y en a qui sont déjà morts. »
Peine ultime, plane sur Runina l’ombre de la déforestation voisine. De l’autre côté de la frontière polonaise, des forêts sont en train d’être détruites, et les camions chargés de troncs qui passent près du village lui rappellent que tout est voué à s’éteindre un jour.
Le livre « Brut » est disponible aux Éditions du Caïd.
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