Il y a quatre ans, le degré de violence quotidienne était à son plus haut dans la région où l’on produit de la tequila au Mexique. Une nuit, le propriétaire d’une distillerie de la zone, Felipe Camarena, s’est réveillé en sursaut chez lui dans sa maison d’Arandas (centre du Mexique) à cause d’une rafale de mitraillette. Pendant toute la nuit, Felipe n’a pas pu fermer l’oeil, les coups de feu venant troubler la nuit noire.
« C’était terrible », se souvient Felipe, précisant qu’il a vu cette nuit-là, depuis la fenêtre de sa chambre, une bonne quinzaine de corps inertes être traînés. La presse locale a pourtant fait état de seulement 2 morts. « Je me suis dit : C’est la guerre ou quoi ? »
Videos by VICE
À l’époque, dans le courant de l’année 2011, les producteurs de tequila des hauteurs de l’État du Jalisco ont été confrontés à une vague de menaces, de tentatives de kidnappings et de racket, explique Felipe à VICE News. Il raconte que les gangs leur faisaient aussi payer une taxe sur l’agave — une sorte de petit cactus bleuté avec lequel on fait la tequila — que les producteurs importent de l’État voisin du Michoacán.
La violence s’est un peu calmée ces deux dernières années, après que le cartel Los Zetas (à l’origine des violences) a perdu en influence dans la région et dans le reste du pays. Les forces gouvernementales ont réussi à capturer ou tuer la plupart des leaders du cartel. Ceux qu’on surnomme « Les Z » ont aussi perdu quelques batailles clés contre des rivaux, ce qui a conduit à une perte d’influence.
Narco-Tequila
Mais l’ombre du crime organisé flotte toujours au-dessus de l’industrie de la tequila — des petites distilleries sont incorporées à des réseaux criminels. Elles leur servent à blanchir leur argent. Il y a par exemple le Cartel de Jalisco Nueva Generación (CJNG).
Le mois dernier, le Département du Trésor américain a ajouté la tequila de la marque Onze Black à sa liste noire des produits impliqués dans une chaîne de blanchiment d’argent, en vertu du Foreign Narcotics Kingpin Designation Act. Cette loi permet d’imposer des sanctions économiques à des personnes ou entreprises impliquées dans le trafic international de drogues.
La Onze Black est une tequila peu connue, produite dans la ville de Tepatitlán, qu’on sert par exemple lors des combats de coqs et autres concerts de mariachis. Elle s’est retrouvée sur la liste noire américaine parce qu’elle fournirait un « soutien financier » au CJNG — comme quatre autres entreprises du Jalisco.
« Le CJNG a eu recours à la corruption et à la violence pour devenir une des organisations de trafic de drogue les plus puissantes du Mexique, » explique John E. Smith, du Bureau du Contrôle des Actifs Étrangers du Département du Trésor. « La variété des entreprises placées sur la liste noire montre à quel point le CJNG a réussi à pénétrer l’économie réelle dans le Jalisco, mais aussi dans tout le Mexique. »
Deux pour le prix d’une
La marque de tequila incriminée a, dans ses registres, une certaine Jessica Oseguera en tant que copropriétaire. Il s’agit de la fille de Nemesio Oseguera, alias « El Mencho » qui est à la tête du cartel.
Les salariés de la distillerie qui produit la Onze Black ont confié à VICE News ne pas être au courant des liens entre leur tequila et le cartel. Ils nous ont dit qu’ils n’avaient pas d’autres informations à nous communiquer.
Il y a deux ans, une autre marque de tequila, la El Viejo Luis, avait aussi été blacklistée, accusée de blanchir de l’argent pour le compte des Los Gueros (un groupe que l’on considérait comme une branche de l’important cartel de Sinaloa), qui a depuis un peu disparu du paysage criminel mexicain.
La Viejo Luis bénéficiait d’une bonne image : une tequila premium distribuée aux États-Unis, en Europe et en Afrique du Sud. Des vendeurs d’alcool de Guadalajara ont confié à VICE News que la marque était surtout connue pour ces offres spéciales « 2 pour le prix d’une », ce qui signifie que le prix de vente de cette tequila était en réalité bien en dessous des prix du marché.
Luis Margáin, un avocat aux cheveux blancs et 45 années d’expérience dans le business de la tequila, explique à VICE News qu’il avait joué le rôle de conseiller pour l’un des investisseurs derrière Viejo Luis, lors de leur entrée dans le marché de la tequila.
« Il avait l’air d’être un type sympa. Jamais vous n’auriez pu vous douter que c’était un narco », nous confie dans son bureau de Guadalajara, la capitale de l’État. « Je l’ai fait asseoir à cette même table, il me racontait qu’il voulait ouvrir une usine pour produire des milliers de litres de tequila. »
Margáin a conseillé aux investisseurs — il ne savait pas à l’époque qu’il s’agissait en réalité de criminels, nous dit-il — de travailler avec une distillerie qui créera la tequila pour eux. Une pratique classique pour des débutants dans le business. L’avocat précise que les distilleries sont dans ce cas-là innocentes — elles n’ont pas à savoir d’où vient l’argent de leurs clients, qu’elles rencontrent rarement.
La production et la vente de Viejo Luis ont été arrêtées seulement 3 mois après son placement sur la liste noire — sans qu’aucune charge criminelle ne soit retenue contre les dirigeants de l’entreprise.
Problème d’image
Si le gouvernement américain interdit à ses concitoyens de faire des affaires avec des entreprises blacklistées (et peut geler des fonds placés aux États-Unis), il ne peut pas obliger les autorités mexicaines à prendre les mesures qui s’imposent.
Edgardo Buscaglia, un expert du crime organisé mondial, explique que cela arrive rarement.
« Au Mexique, l’État ne réagit pas aux dénonciations, » confie Buscaglia à VICE News, ajoutant que l’argent blanchi par ces biais est souvent utilisé pour des campagnes politiques.
Le Mexique mène rarement des audits sur ces sociétés suspectées de blanchir de l’argent, ajoute Buscaglia. « Le gouvernement mexicain paralyse toute action intentée contre ces entreprises blacklistées à l’étranger. »
Il est difficile de savoir à quel point le problème est étendu dans la région productrice de tequila, en raison du manque d’informations disponibles.
Expert en tequila, Mike Morales, estime que l’infiltration des gangs dans le business n’est pas un problème majeur pour cette industrie. Il ajoute que cela paraît compliqué pour des cartels de pénétrer les grandes entreprises productrices de tequila, qui possèdent leurs propres distilleries et sont pour la plupart détenues par des consortiums internationaux. En revanche, il est, selon lui, facile de blanchir de l’argent grâce aux petites marques qui apparaissent d’un coup et disparaissent rapidement.
Les régulateurs du marché doivent « absolument compliquer l’intégration des narcos au business de la tequila, » prévient Morales, sinon le business court le risque de voir son image être « associée » au trafic de drogues.
Le Conseil Régulateur de la Tequila a refusé de répondre à nos questions, puisque enquêter sur les finances des investisseurs ne relève pas de leurs prérogatives.
Patrick Corcoran, un analyste pour le site internet Insight Crime, explique à VICE News que si les actions criminelles contre les producteurs de tequila de la région ont décliné, c’est probablement parce que le CJNG a pris la place des Los Zetas dans la région.
« Il est indéniable que les Zetas sont bien, plus agressifs [que le CJNG] contre les business légitimes, » décrypte Corcoran. « Le CJNG serait bien plus ouvert pour collaborer avec un industriel, plutôt que de lui mettre un calibre sur la tempe. »
Kidnappings
Dans les collines du Jalisco couvertes d’agaves bleutées, on observe encore quelques cas de rackets, mais les propriétaires de distilleries expliquent que la situation est bien plus calme qu’avant. En revanche, le risque de se glisser dans le monde des cartels demeure.
« Tout peut arriver, » explique Felipe Camarena, le producteur de tequila, si vous refusez de traiter avec les narcos qui souhaitent blanchir leur argent par le biais de la tequila. « Je peux vous vendre de la tequila pour 100 pesos le litre, mais dans votre livre de compte, vous notez que je vous la vends pour 1 000 pesos le litre. »
Felipe avait envoyé temporairement ses fils dans une autre région du Mexique après que des hommes armés ont pris en otage un de ses camions en 2011. Si la violence est apparemment aujourd’hui retombée, il prend chaque matin un chemin différent pour se rendre à la distillerie qu’il possède et qui produit de la G-4 (une marque de tequila).
« L’idée est d’éviter de tomber dans la routine et qu’ils puissent vous repérer trop facilement, » explique Felipe qui se coiffe souvent d’un sombrero ou d’une casquette de baseball, « comme ça, ils choisissent quelqu’un d’autre qui est plus facile à approcher. »
Suivez Duncan Tucker sur Twitter : @DuncanTucker