Le gong. Il résonne dans ma tête, derrière mes paupières. Coup après coup, il toque à la porte de ma conscience qui vacille en se demandant si c’est déjà l’heure du réveil.
Le gong résonne dans tout le Centre, du côté des hommes comme de celui des femmes, il résonne dans les bâtiments disposés autour du grand hall de méditation vers lequel il nous appelle avec insistance. On l’entend jusque dans les bois alentours, peut-être pour inviter les animaux de la forêt à méditer, eux aussi, dans le silence qui retombera après le dernier coup. Tandis que je me réveille, je m’imagine dans le grand hall avec un écureuil assis à côté de moi, en position du lotus. Lui aussi est immobile et silencieux, il tente de faire le vide dans son esprit malgré son dos douloureux et ses crampes dans les jambes.
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Il est quatre heures du matin. Il fait nuit, c’est l’hiver, je suis dans un centre de méditation bouddhiste en plein cœur de la Bourgogne, et il fait un froid de loup. Je rêve d’un écureuil assis en lotus. Quoi de plus absurde ? Moi sortant dans le froid et la nuit pour aller m’asseoir dans une position inconfortable avec l’interdiction d’en bouger, sans doute.
Je finis de m’habiller et pars vers le hall de méditation.
Nous sommes une centaine, rassemblés dans le grand hall. Cinquante hommes à gauche et cinquante femmes à droite, séparés par une frontière symbolique entre les sexes que nul ne franchit. La séparation des sexes est la première étape sur le chemin de l’harmonie : les organisateurs sont intransigeants sur ce point.
Face à nous, deux groupes d’une dizaine de servants encadrent l’estrade centrale. Les hommes à gauche et les femmes à droite, bien sûr. Sur l’estrade, les maîtres-enseignants : un homme à gauche et une femme, flanqués respectivement d’un assistant et d’une assistante. Tout le monde s’installe sans un mot, le silence se fait dès que nous nous figeons dans nos postures de méditation. Une prière enregistrée envahit l’espace. C’est la voix de Goenka, le fondateur du mouvement. Avant chaque méditation, nous l’écoutons chanter une prière en pali, une langue asiatique, morte et sacrée, qu’aucun d’entre nous ne comprend. Goenka aussi est mort (et sacré), et il continue de chanter sa prière sur CD, d’une voix de basse très profonde qui m’évoque un crapaud sur lequel on marche.
Au bout d’un temps subjectivement interminable, le chant s’arrête. Chacun se concentre sur sa méditation, c’est parti pour deux heures de souffrance tétanisée et silencieuse.
Assis comme les autres, je souffle consciencieusement par les narines en dirigeant mon souffle vers ma lèvre supérieure. Je me concentre sur mon souffle. Je me concentre sur ma lèvre supérieure. À la longue, je suis supposé parvenir à l’harmonie intérieure. Le bas de mon dos est un bloc de douleurs, les muscles de mes jambes sont en bois, ma rotule gauche pulse comme si elle allait jaillir de mon genou. Je sais que je suis là pour faire le vide, mais dans l’immédiat j’ai envie de me lever en hurlant. Pour me calmer, je tente de récapituler les évènements qui m’ont mené ici. Non, c’est interdit ! Je dois me concentrer sur mon souffle et ne penser à rien d’autre.
J’ai le temps, aujourd’hui n’est que le second jour. Il en reste huit. Je me dis qu’au dixième jour, je parviendrai forcément à une forme de sérénité, ne serait-ce que parce que j’aurai épuisé ma patience et dépassé la fatigue.
Ces dix jours sont une retraite radicale hors de l’agitation du monde. Une sorte de stage commando de méditation. On peut aussi voir ça comme un lavage de cerveau : les deux interprétations sont valables.
C’est Valérie qui m’a parlé la première de Vipassana. Elle souffre d’une maladie chronique, douloureuse et incurable. La médecine ne pouvant rien pour elle, elle s’est tournée vers les thérapies alternatives. La méthode de méditation Vipassana lui a permis de mieux gérer son stress et son angoisse face à la douleur et à l’inévitable. Elle m’en avait parlé avec enthousiasme et, travaillant de longue date en sociologie sur des thématiques de santé, j’avais envie d’en savoir plus.
La méditation Vipassana est originaire d’Inde. Elle s’est étendue à toute l’Asie au travers du bouddhisme. Sa création ne peut être datée exactement, mais on peut compter sur deux bons millénaires d’ancienneté, ce qui constitue une période d’essai respectable. Historiquement, le Vipassana est d’abord une pratique religieuse bouddhiste, assimilable à une prière. Mais elle peut être aussi une discipline physique laïque, au même titre que le yoga. Le méditant est sensé se concentrer sur son souffle pour abolir sa pensée. Qu’il soit bouddhiste ou athée. Au 20e siècle, cette technique s’est répandue en Occident par l’intermédiaire de différents maîtres (Ajahn Chah, S. N. Goenka, Mahasi Sayadaw), qui l’ont popularisé auprès d’élèves américains et européens. Des centres ont été crée un peu partout, dont celui où je me trouve.
Grâce à cette curieuse histoire, je suis là, à me laisser guider par la discipline et sa routine implacable, au milieu d’une foule anonyme d’individus isolés. Car les règles de vie de ce petit monde clos le rendent encore plus hermétique, en refermant chacun sur soi-même. Ici, vous êtes hors du monde, à l’extérieur de votre vie. Pour dix jours.
Durant dix jours, il est interdit de tuer (même un moustique), de voler, d’avoir une activité sexuelle, de mentir, de consommer une drogue (comme le café, le thé), de pratiquer une religion, d’entrer en contact physique avec quelqu’un, de croiser le regard de quelqu’un, de lire, d’écrire, d’écouter ou de faire de la musique, de photographier ou de dessiner, d’enregistrer, d’échanger avec le monde extérieur, et enfin (et surtout !) de parler. Ce silence dure neuf jours. Au dixième, vous pourrez à nouveau vous adresser spontanément à quelqu’un.
Le soir de votre arrivée, vous passez par un greffe ou, après avoir rempli d’innombrables fiches, vous laissez en dépôt tout ce qui est incompatible avec votre séjour : téléphone portable, carnet, stylo, ordinateur, livres, montre, cigarettes. Puis, on vous montre votre chambre (un lit, une table de chevet et une chaise). Le lendemain matin, à quatre heures, le gong résonne et la première journée commence.
Une journée au Centre, ce sont trois pauses repas, deux temps de repos, une heure d’enseignement doctrinal (avant la méditation du soir) et huit séances de méditation pour un total de presque onze heures. Les repas sont préparés et servis par les servants bénévoles qui s’occupent de tout. Vous êtes là pour méditer et rien d’autre, vous êtes donc déchargé de tout souci pratique.
Mon approche de la méditation dans ce lieu est celle d’un critique culinaire dans une soupe populaire : je ne suis pas là pour juger l’institution, mais le repas.
Ces dix jours sont une retraite radicale hors de l’agitation du monde. Une sorte de stage commando de méditation. On peut aussi voir ça comme un lavage de cerveau : les deux interprétations sont valables. Votre perception, votre opinion, dépendront de ce que vous êtes venu chercher. Et aussi de votre stabilité d’esprit, de votre résilience ou de votre fragilité dans ce contexte hautement déstabilisant.
Car, pratiquée intensément, la méditation est épuisante, surtout pour un débutant. Et les horaires des séances vous privent de sommeil, alors que vous êtes déjà isolé en vous-même, privé de vos repères intimes et sociaux. Au bout de quelques jours de ce régime, vous atteignez ou vous vous rapprochez grandement de certaines de vos limites physiques et psychologiques. Vos certitudes, jugements et valeurs, sont ébranlés.
Il peut en résulter une remise en cause profonde, un déblocage, une ouverture. Dans certains cas, vous pouvez gober entièrement la doctrine de Goenka, et devenir à votre tour l’un de ces servants muets assis à gauche ou à droite de l’estrade centrale.
Le problème du conditionnement ne tient pas à la technique de méditation en elle-même, mais à l’institution qui l’encadre. Or mon approche de la méditation dans ce lieu est celle d’un critique culinaire dans une soupe populaire : je ne suis pas là pour juger l’institution, mais le repas.
Les effets de la méditation ne sont pas qu’affaire de croyance et d’auto-persuasion : de nombreuses études scientifiques aux résultats concordants ont mis en évidence ses bénéfices supposés. Depuis le début des années 2000, à partir d’une proposition de Mathieu Ricard (neurobiologiste et moine bouddhiste), des études à base d’imagerie IRM ont été menées sur des moines en méditation, et ont permis d’évaluer les effets de cette pratique sur le cerveau. Ces recherches ont été menées conjointement par les universités américaines de Madison, Princeton, Berkeley, et par l’université allemande Max Planck de Leipzig. Elles montrent que la méditation modifie physiquement le cerveau et entraine des changements comportementaux : les méditants voient leur stress diminuer, sont moins sujets à la dépression et gèrent mieux la douleur. Mais attention, il s’agit de méditants « d’élite », ayant plus de 10 000 heures de méditation au compteur.
Une étude de 2010 du Massachusetts General Hospital va dans le mêmes sens : la méditation entraine un développement de la matière grise au niveau de l’hippocampe (partie du cerveau liée à l’apprentissage et à la mémoire) et sa diminution au niveau de l’amygdale (qui est l’un des sièges du stress, de l’anxiété et de la peur). En clair, les méditants acquièrent une meilleure faculté d’adaptation émotionnelle. Une autre étude publiée en 2011 dans Journal of Neuroscience montre une perception atténuée de la douleur chez les méditants grâce une meilleure gestion physique et psychologique de ce phénomène. L’étude de 2014 du département de psychologie de l’Université Carnegie Mellon abonde dans ce sens, et en 2015, une équipe d’Oxford a publié dans The Lancet un article soulignant une meilleure résistance à la douleur chez des méditants que chez des patients sous morphine. Les exemples d’études similaires, proches ou complémentaires, se sont multipliés depuis les années 1990.
Le silence et l’absence d’échanges humains font que votre esprit tourne sur lui-même comme un hamster en cage qui court dans sa roue en plastique.
À l’époque de mon séjour dans ce centre, j’ignorais tout cela. Mon approche était limitée à mon expérience immédiate : j’étais assis, j’avais mal et je m’ennuyais. Les douleurs n’étaient pas que physiques : dans cet univers autosuffisant et routinier, le silence et l’absence d’échanges humains font que votre esprit tourne sur lui-même comme un hamster en cage qui court dans sa roue en plastique. La perte des repères temporels, quant à elle, favorise la confusion et la fatigue. Aujourd’hui, c’est le troisième jour. Ou peut-être le quatrième. Sommes-nous jeudi ou vendredi ? Samedi, peut-être ?
Un beau matin (le quatrième ou le cinquième), au cours d’une méditation, mes douleurs ont disparu comme par magie au profit de sensations inattendues, d’un bien-être physique et moral, d’une euphorie qui englobait tout mon champ de perception, toute ma conscience. Je sentais des sortes de “flux d’énergie” s’échapper de différents endroits de mon corps, comme des souffles. Puis soudain, tout a dérapé. L’organisation de mon corps telle que je le percevais a été brisée nette. J’avais une crampe dans la jambe gauche, mais je sentais que cette jambe était à ma droite, à l’autre bout du hall. Voilà aussi que je sentais les organes disposés dans mon corps, je les sentais physiquement, tactilement, par contact avec le reste de mon organisme. J’y promenais ma conscience, sous la forme d’une petite bille qui suivait toutes sortes d’itinéraires à travers mes viscères.
Et tout cela, dans un état d’euphorie et de relaxation qui relevait de la défonce pure.
L’extase sans drogue, en totale autonomie corporelle, est un point que les études scientifiques n’abordent guère. La recherche prend ses précautions avec ces états modifiés de conscience qui se rapprochent de façon troublante de ce que l’on éprouve avec les hallucinogènes : LSD, DMT, peyotl… Les études portant sur les états modifiés de conscience étudient généralement les effets des drogues psychédéliques, pas davantage. La méditation n’est légitimée par des études sérieuses que depuis une vingtaine d’années, grâce aux neurosciences, et les moines bouddhistes n’ont pas envie d’être associés à ces substances et pratiques si peu sereines.
Pourtant, la méditation remplace agréablement l’usage de substances illicites, pour peu que l’on parvienne à ces états de conscience si particuliers. Cela suppose de franchir au préalable des caps, qualitatifs et quantitatifs, dans la pratique de la méditation. Une expérience aussi intense que ce séjour de dix jours peut en offrir l’opportunité.
J’avais une crampe dans la jambe gauche, mais je sentais que cette jambe était à ma droite, à l’autre bout du hall.
On sait depuis longtemps que le corps possède ses astuces pour altérer ses propres perceptions. Pour ce faire, il utile deux leviers principaux : l’endorphine et la sérotonine.
L’endorphine est une substance analgésique, voire euphorisante, produite par l’hypophyse, une glande du cerveau. Elle explique en partie l’effet Placebo ; quand le cerveau envoie des signaux à l’organisme pour soulager une douleur, revitaliser une partie du corps, c’est l’endorphine qui se charge du message et du travail. Elle peut le faire pour un patient désireux de croire en un médicament, pour un coureur qui trouve son second souffle, mais aussi pour un méditant. La sérotonine, pour faire court, est le neurotransmetteur du plaisir et de l’euphorie qui se manifestent chez le marathonien qui trouve la force de faire dix tours de stade supplémentaires pour saluer la foule après sa victoire, chez le musicien comblé après un concert épuisant, ou chez le méditant persuadé d’avoir atteint l’illumination.
Endorphine et sérotonine expliquent bien des ressentis, physiques et psychologiques, sans en appeler au karma ou au nirvana. Mais comment justifier un bouleversement du schéma corporel (ma jambe à l’autre bout de la salle) ? Ou la perception aigüe de ce que je n’avais jamais ressenti auparavant (la sensation distincte de pouvoir toucher mon rein gauche et mon foie) ?
Une étude de 2015 de l’Imperial College London définit l’effet du LSD sur le cerveau : une hyperconnectivité des zones cérébrales qui décloisonne les réseaux neuronaux habituels et en crée de nouveaux. D’où la simultanéité et la diversité de sensations, la synesthésie et les hallucinations. On peut supposer qu’un phénomène similaire est à l’oeuvre dans la méditation, mais les recherches scientifiques sur le sujet n’en sont encore qu’à leurs balbutiements.
Quoi qu’il en soit, pendant ces dix jours hors du monde, je ne me préoccupais pas de preuves et d’explications. J’étais immergé dans une expérience qui me prenait tout entier et m’agitait en tous sens, en même temps que mes compagnons de solitude, ces êtres anonymes muets que j’observais à la dérobée pour ne pas devenir cinglé, à force d’examiner mon propre esprit et mes propres pensées.
Comment justifier un bouleversement du schéma corporel (ma jambe à l’autre bout de la salle) ?
Il y avait ce grand bourgeois parisien, quinquagénaire pincé à l’élégance précieuse. Ce baba cool de 19 ou 20 ans qui cachait sa jeunesse derrière une barbe en broussaille. Ce grand type très maigre avec un bonnet qu’il ne quittait jamais, un visage hâve et un regard vide, et qui marchait jour et nuit dans tous les sens, obsessionnel, avec l’air épuisé. Ce beau gosse de 40 ans, avec son look à la Georges Clooney, qui souriait tout le temps comme s’il se marrait intérieurement, jusqu’à ce qu’il perde son sourire en même temps que son masque au cours des dernier jours. Il y avait aussi ce type qui était venu en couple et qui ne pouvait pas s’empêcher de regarder de l’autre côté du hall pour tenter d’accrocher le regard de sa femme. J’ai également vu un jeune matheux déjà chauve, étudiant atteint du syndrome d’Asperger, qui m’avait parlé en secret pour me confier qu’il n’en pouvait plus et qu’il allait partir avant la fin. Enfin, j’ai croisé un petit rondouillard taciturne qui fabriquait des bonhommes avec de la terre et des bouts de bois, et qui les laissait au pied des arbres dans le parc où nous nous promenions aux heures de repos. Sur cette humanité éclectique, je prenais des notes clandestinement, le soir dans ma chambre, en griffonnant avec une clé sur le double carbone d’une ordonnance retrouvée dans mes affaires.
Il étaient tous là pour quelque chose. Je ne sais pas s’ils ont atteint leur but, ou à défaut, trouvé la paix intérieure. Mais comme moi et comme tous ceux avec qui j’ai parlé après la rupture du vœu de silence, je pense qu’ils n’en sont pas sortis indemnes.
Que vous soyez mystique ou sceptique, dépressif ou adepte du coaching, désireux de vivre plus pleinement ou avec plus de clairvoyance, convaincu d’avance ou simple curieux, cette expérience ne vous laisse pas intact. Vous pouvez décider de la refouler, de vous appliquer à l’oublier, ou à l’inverse de devenir un pratiquant fanatique. Vous pouvez aussi décider de ne rien faire et de continuer votre existence comme si de rien n’était. Dans tous les cas, il n’est pas dit qu’une meilleure gestion du stress ou de la douleur suffiront à vous mener au bonheur et à la réussite, ni à répondre aux questions qui vous ont amené en ce lieu hors du monde. Mais, à l’image des effets du LSD sur le cerveau, il y a de grandes chances que de nouvelles connexions se fassent entre des zones soudainement cloisonnées de vos ressentis et de votre vie. Reste à savoir quoi faire de tout ça.