En rap, une grosse sortie peut parfois en cacher une autre. Deux semaines après l’arrivée du DAMN. de Kendrick Lamar, on reste par exemple sans nouvelles du premier album studio de SZA, unique artiste féminine signée sur Top Dawg Entertainment.
En octobre dernier, SZA faisait quelques révélations sur le sujet, via une série de tweets : « Finalement je laisse tomber, @Iamstillpunch peut sortir mon album si jamais il en a envie. » Un ras le bol légitime dans un contexte où trois de ses compagnons de label (Schoolboy Q, Ab-Soul et Isaiah Rashad) ont sorti des disques en 2016, alors que le sien, A – renommé depuis Ctrl – annoncé pour l’été dernier, commence dangereusement à prendre des airs de Tha Carter V. Difficile aussi de ne pas voir dans le « lol » désinvolte lâché par le boss de TDE en réponse au tweet de SZA un mépris affiché envers son artiste, réléguant de fait la sortie de son album au rang d’événement sans grande importance. Depuis, un premier single est sorti, et une nouvelle date-mirage de sortie a été fixée au 3 février. Mais trois mois plus tard, toujours aucun signe de Ctrl.
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Contrairement à ce que l’on pourrait croire, cette situation est loin d’être isolée. Aujourd’hui, dans les labels de rap, ces femmes que l’on nomme les « first ladies » sont trop souvent considérées comme la cinquième roue du carrosse. Qu’elles s’appellent SZA, Teyana Taylor ou Teedra Moses, toutes ont été confrontées aux mêmes obstacles, toutes ont rencontré les mêmes déconvenues. Il fut pourtant une époque où ces femmes, seules au milieu d’hommes, étaient au coeur même des labels.
Norfolk, 1995. Notorious B.I.G. est sur scène, accompagné de son acolyte Puff et de ses protégés de Junior MAFIA pour une performance de « Players Anthem ». Déterminé et plein d’assurance, le brooklynite délivre son couplet avec entrain à un public enthousiaste. Puis, progressivement, une silhouette d’un mètre cinquante émerge du fond de la scène et une vague d’euphorie inonde la salle : c’est au tour de Lil Kim. Elle est la seule femme présente sur scène, les rappeurs lui laissent la place, on ne voit qu’elle. Affectueusement surnommées les « first ladies » , les premières femmes sur les labels de rappeurs commencent à être signées dès la fin des années 80. En 1989, Michel’le, chanteuse sur l’emblématique « Turn Off The Lights » de World Class Wreckin’ Cru, devenait plus qu’une énième choriste en intégrant Ruthless Records, le label d’Eazy-E. Elle posera les bases d’une tendance qui continue aujourd’hui de séduire les directeurs artistiques des labels Rap les plus en vue.
Durant la décennie qui suivra, le modèle le plus courant sera celui de l’unique rappeuse au milieu d’une armée d’hommes : Lady of Rage chez Death Row, Lil Kim chez Bad Boy, Eve chez Ruff Ryders, Amil chez Roc-A-Fella, Remy Ma chez Terror Squad… Mais la touche R&B fera son retour dès le début des années 2000 portée par une jeune New-Yorkaise : Ashanti. Jusqu’à lors les chanteuses de R&B n’ont aucun mal à exister en groupe ou de façon individuelle. De TLC à Mary J. Blige en passant par Toni Braxton, elles sont nombreuses, hétérogènes et dominent les charts mais aucune n’a débuté en tant que « choriste » de rappeur comme Ashanti. Ce sont précisément ses contributions aux refrains de deux hits de 2002, « What’s Luv » de Fat Joe et « Always On Time » de Ja Rule, qui lui donnent accès à une carrière solo chez Murder INC. Mais il n’est pas question pour elle de n’être qu’un trophée à brandir à la moindre occasion ou une Nate Dogg au féminin : elle veut s’imposer comme une arme secrète, indispensable pour les refrains et charismatique en solo. Et elle y arrivera : en 2002, son premier album éponyme débutera en tête des charts, et « Foolish » sera le titre le plus écouté aux États-Unis pendant près de dix semaines la même année. Ashanti n’a rien à envier à Ja Rule, et grâce à elle, l’idée de la chanteuse au centre et pas juste à côté des rappeurs est devenue viable et bankable, au point où certains ont alors préféré miser sur elle que sur une Beyoncé.
Sans doute encouragés par la jurisprudence Ashanti et leurs rivalités avec les autres rappeurs New-Yorkais, G-Unit s’est également offert sa « first lady » en signant Olivia. C’est elle qui crève l’écran dans un ensemble scintillant rouge dans la vidéo de « Candy Shop » de 50 Cent, chante sur le refrain de « So Amazing » ou sur celui de « Best Friend ». Des débuts qui rappellent forcément ceux d’Ashanti. Seul hic, sa carrière chez G-Unit se limitera à de la stricte figuration sur les titres et les clips des rappeurs-maison. Ce qui en a fait, malgré elle, un modèle des « first ladies » chanteuses (et non rappeuses) actuelles, dont la présence est généralement motivée par une volonté superficielle de diversité ou un nombre conséquent de followers sur Instagram. Interrogée sur la question par HipHopDX en 2010, Olivia a tenté d’expliquer cet échec : « [ 50 Cent ] me marketait comme une rappeuse et je ne pouvais pas lui en vouloir, parce que c’était tout ce qu’il savait faire » – et c’est peut-être là que se situe le problème.
Si aujourd’hui quelqu’un comme Nicki Minaj tire son épingle du jeu, c’est parce que les « first ladies » rappeuses partent avec un avantage. Femmes tentant d’exister dans un milieu d’hommes, elles bénéficient d’une certaine manière d’une position d’exceptions féminines qui écrivent, kickent, rappent aussi bien voire mieux que les hommes. Alors que celles qui ne font que chanter sont dans l’angle mort. Dans une interview pour Complex en 2012, Teyana Taylor nouvelle recrue de GOOD Music évoquait sa période chez Star Trak, le label des Neptunes : « J’ai passé 6 ans chez Start Trak et je n’ai rien enregistré. Ce qui était vraiment frustrant c’était les questions des fans qui me demandaient à chaque fois de la nouvelle musique, et je répondais ‘posez cette question à mon label. » L’ironie est qu’il faudra attendre 2014 et quelques apparitions furtives sur les GOOD Fridays et Cruel Summer pour que son premier disque solo sorte discrètement, miné par une promotion désastreuse, et un coup de pouce de Kanye qui tardera à arriver. Elle ne connaîtra la gloire et l’intérêt des médias que très légèrement, en 2016, après une apparition remarquée sur « Fade ».
Teedra Moses n’aura pas cette chance chez Maybach Music Group, le label de Rick Ross. Son nom ne vous évoque peut-être que le classique « Be Your Girl » remixé par Kaytranada, mais Teedra Moses fut aussi, dès 2011, la « first lady » de MMG. Deux ans plus tard, sans aucune trace concrète de son passage chez MMG, à part quelques apparitions sur des mixtapes, elle finit par révéler qu’elle n’a en fait jamais été officiellement signée sur le label « (Rick Ross) a commencé à dire que je faisais partie de MMG, mais rien n’a été fait officiellement. Il n’y a pas eu de problèmes, ça ne s’est juste pas fait. »
Il y a quelques jours, alors que je bouclais cet article, Anthony Tiffith, le boss de Top Dawg Entertainment, a sorti de son chapeau le deuxième single de SZA, une collaboration avec Travis Scott qui arrive quatre mois après le premier single « Drew Barrymore ». Ce qui est intéressant à noter est qu’il a été le premier à poster le morceau sur Twitter. Ce n’est qu’après le tweet du « patron » que SZA a commencé à communiquer. C’est à se demander si elle était courant. Une telle dynamique laisse dubitatif sur son avenir au sein du label.
Les sorties de disques retardées peuvent se justifier de plusieurs façons : mauvais timing, mauvais choix de single, visions artistiques discordantes… ou, dans le cas du R&B, une chute de popularité significative depuis que le Rap a l’ascendant. Nous l’avions déjà évoqué en 2015, et rien n’a changé. Investir dans une artiste R&B quand le Rap est la solution la plus lucrative depuis le début des années 2000 est un risque que certains labels ne veulent plus prendre – ou alors à moitié, oubliant leurs accords et responsabilités au passage. C’est pour cette raison que des artistes talentueuses se retrouvent bloquées dans des contrats limitant leur épanouissement et leur liberté artistique à des collaborations dont elles sont les dernières à profiter. Rares sont celles comme Syd Tha Kid chez Odd Future, qui arrivent à tirer leur épingle du jeu en cumulant des rôles de DJ, productrices, chanteuse principale de groupe et aujourd’hui artiste solo à succès. Alors, quel avenir pour ces femmes ? Devra t-on toujours se contenter de leur ombre et voix en fond ? Ou saura t-on enfin reconnaître ces « first ladies » comme les artistes à part entière qu’elles sont ? Ctrl de SZA, s’il ne reste pas à tout jamais une Arlésienne, nous le dira peut-être.
Rhoda Tchokokam est sur Twitter.