Été de l’an 430 avant Jésus-Christ. Entre les hauts remparts d’Athènes assiégée par Sparte, peut-être dans son port, quelqu’un se sent mal. Sa langue est enflée, il tousse et vomit. Autour de lui, d’autres tombent malades. Leurs yeux rougissent et leur souffle empeste. Ce sont les premiers symptômes d’une maladie atroce. Quatre ans plus tard, des dizaines de milliers de personnes seront mortes : adultes et enfants, riches et pauvres, citoyens et métèques. Jamais on n’avait vu telle catastrophe. Aujourd’hui encore, la nature de cette terrible infection échappe aux spécialistes. On parle néanmoins de « peste d’Athènes ».
La seule description de l’épidémie qui nous soit parvenue provient de La Guerre du Péloponnèse, un récit de la guerre absurde qui opposait alors Athènes et Sparte. Son auteur, le stratège Thucydide, a vu la « peste » frapper les quelque 300 000 habitants de la cité. Il est lui-même tombé malade, sans succomber. Son compte-rendu de l’épidémie est un témoignage inédit, le premier document de ce genre à nous être parvenu. Ce qu’il dit du mal athénien renvoie souvent à notre actualité d’angoisse face au Covid-19.
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D’abord, la peste d’Athènes est venue d’ailleurs, comme le coronavirus a fondu sur le monde depuis la Chine. Thucydide indique qu’elle vient de l’autre côté du monde, Égypte ou Libye, et qu’elle est arrivée en Grèce cachée dans le corps d’un étranger : un marin, un réfugié, un migrant. Qu’ils soient responsables ou pas, ces « venus d’ailleurs » le paieront cher. Après l’épidémie, la cité en perdition rendra l’obtention de la citoyenneté quasiment impossible pour ceux qui ne sont pas nés de parents Athéniens. Aujourd’hui, dans le monde entier, des idiots effrayés repoussent et maltraitent les personnes d’origine asiatique. Comme à chaque épidémie, tout est de la faute des autres, ou même d’une force maléfique : tout comme certains aujourd’hui pensent que Covid-19 sort d’un laboratoire militaire, des Athéniens ont cru que les Péloponnésiens avaient causé le mal en empoisonnant les puits.
La Guerre du Péloponnèse donne une liste précise des symptômes du mal, d’autant plus effrayante qu’elle est chronologique. La peste prend d’abord la tête : une sensation de chaleur saisit le crâne, les yeux s’enflamment, la gorge s’encombre. La toux marque l’arrivée de l’infection dans la poitrine. Beaucoup de malades vomissent de la bile dans « des malaises terribles ». D’autres sont pris de hoquets qui dégénèrent en spasmes. La peau se couvre d’ampoules et d’ulcérations. « [Le corps] brûlait tellement qu’on ne pouvait plus supporter le contact des draps ou des tissus les plus légers, rapporte Thucydide. On ne pouvait que rester nu. » Boire n’apaise pas la soif infernale des victimes, qui gardent une vigueur telle qu’ils se jettent parfois dans les puits pour tenter de se rafraîchir.
« En dépit de leur impuissance face à cette déferlante de souffrances, les médecins ont accompli leur devoir. C’est aussi ce qui rapproche la peste d’Athènes et le Covid-19 »
Les Athéniens comprennent mal la catastrophe qui s’abat sur eux. L’idée de se laver les mains pour prévenir les maladies leur est aussi inconnue que les micro-organismes. « Ils ont les ablutions, ne serait-ce que parce que c’est aussi un rituel de purification religieuse, mais ils ne font pas le lien avec ces choses-là » rapporte François Lefèvre, professeur d’histoire grecque antique à la Sorbonne.
Les malades qui ne succombent pas au bout de six jours voient le mal descendre dans le ventre. Ceux-là, c’est la diarrhée qui les tue. « Les gens mouraient, les uns faute de secours, les autres entourés de tous les soins possibles, rapporte Thucydide. Il n’y avait, peut-on dire, pas un seul remède déterminé que l’on pût employer utilement, car ce qui était bon pour l’un était justement nuisible pour un autre. » Certains survivent, mais rarement sans séquelles : en s’accrochant à la vie, ils ont laissé le temps à la maladie d’atteindre leurs extrémités. Les doigts, les orteils et les sexes rongés par la gangrène finissent par tomber. Quelques malheureux perdent même la vue. En dépit de leur impuissance face à cette déferlante de souffrances, les médecins ont accompli leur devoir. C’est aussi ce qui rapproche la peste d’Athènes et le Covid-19 par-delà 2500 années d’histoire.
« Comme le coronavirus, la peste athénienne a révélé les pires travers des citoyens »
De nombreux professionnels de santé sont morts et meurent d’avoir pris en charge les malades du coronavirus. Selon Thucydide, la maladie d’Athènes avait le même effet : « Rien n’y faisait, ni les médecins qui, soignant le mal pour la première fois, se trouvaient devant l’inconnu (et qui étaient même les plus nombreux à mourir, dans la mesure où ils approchaient le plus de malades), ni aucun autre moyen humain. » Hippocrate de Cos, l’homme qui a donné son nom au serment que prêtent encore nos médecins, aurait quitté la cour du généreux roi de Perse pour tenter de sauver ses compatriotes. Ayant remarqué que les forgerons ne contractaient pas la maladie, il aurait fait allumer de grands feux dans toute la ville. En vain, l’éducation et l’intelligence ne valaient rien.
Aujourd’hui, les plus égoïstes dévalisent les magasins, volent les pharmacies, organisent divers trafics plus ou moins répréhensibles moralement et légalement. Comme le coronavirus, la peste athénienne a révélé les pires travers des citoyens. Bien sûr, maintenant comme jadis, la gravité des transgressions apparaît proportionnelle à la probabilité d’une mort imminente, et les habitants de la cité antique tombaient plus volontiers dans le stupre et la criminalité que nos concitoyens. Les humains ne changent pas. Thucydide écrit :
« L’on était plus facilement audacieux pour ce à quoi, auparavant, l’on ne s’adonnait qu’en cachette : on voyait trop de retournements brusques, faisant que des hommes prospères mouraient tout à coup et que des hommes hier sans ressources héritaient aussitôt de leurs biens. Aussi fallait-il aux gens des satisfactions rapides, tendant à leur plaisir, car leurs personnes comme leurs biens étaient, à leurs yeux, sans lendemain. […] Crainte des dieux ou loi des hommes, rien ne les arrêtait. D’une part, on jugeait égal de se montrer pieux ou non, puisque l’on voyait tout le monde périr semblablement, et, en cas d’actes criminels, personne ne s’attendait à vivre assez pour que le jugement eût lieu et qu’on eût à subir sa peine : autrement lourde était la menace à laquelle on était déjà condamné ; et, avant de la voir s’abattre, on trouvait bien normal de profiter un peu de la vie. »
François Lefèvre ajoute : « L’épidémie en précède une autre, qui est contagieuse mais de ville en ville : c’est la guerre civile. » Avec un peu de chance, nous n’en sommes pas encore à ce point aujourd’hui. Mais quelle maladie a bien pu causer un tel effondrement de la société athénienne ? Et surtout, quelle maladie est assez létale pour tuer, selon certaines estimations, un tiers de la population de la cité, soit 75 000 à 100 000 personnes ? Le débat dure depuis des siècles mais aucune des quelque trente hypothèses formulées au fil du temps n’a convaincu tous les spécialistes.
Rhazès, illustre savant iranien du 9e siècle, croyait reconnaître la variole dans les symptômes décrits par Thucydide : développement rapide, yeux enflammés, éruptions cutanées… Mais le reste cadre mal. La rougeole, alors ? C’est l’idée de chercheurs américains pendant les années 60. Mais non : les diarrhées et la gangrène ne font pas partie de son tableau. Une maladie venue d’Afrique, avec des hoquets, des débuts fiévreux, d’atroces souffrances et de possibles pertes des extrémités ? C’est peut-être Ébola ou une fièvre hémorragique similaire, ont suggéré des chercheurs et des médecins californiens dans les années 90. On a aussi parlé de la « vraie » peste, de l’anthrax, d’un genre de choc toxique général… Et puis, en 1994, des travaux de construction aux abords d’Athènes ont révélé une fosse commune.
Les Grecs anciens se souciaient énormément des rites funéraires : il fallait brûler les dépouilles, faire des libations… Mal honorer une dépouille, c’était condamner son ancien propriétaire à l’errance au seuil de l’au-delà. Entasser 150 corps de tous âges et sexes dans une tombe telle que découverte en 1994 ne leur ressemblait donc pas. Seule l’urgence d’une épidémie pouvait les avoir poussés à organiser de telles funérailles – dont Thucydide fait d’ailleurs état. Ayant confirmé que l’âge des dépouilles correspondait à la période de la peste, de 430 à 426 avant Jésus-Christ, les chercheurs décidèrent d’analyser ce qui leur restait de pulpe dentaire. Belle idée, car la matière organique portait la trace d’une atteinte par la fièvre typhoïde, une maladie réputée pour frapper en temps de guerre, tuer environ un malade sur cinq… Et correspondre, bon an mal an, à la description clinique du Thucydide.
Mystère résolu ? Pas du tout. Les conclusions des chercheurs ayant traité la pulpe dentaire des défunts ont immédiatement été réfutées par d’autres chercheurs au motif d’une méthodologie défaillante. Pour les puristes, donc, le débat reste ouvert. Ces devinettes hasardeuses et le récit de Thucydide ont néanmoins une conclusion claire : quelle que soit la maladie, le confinement fonctionne. La Guerre du Péloponnèse montre que les Grecs comprenaient la contagion mais qu’ils l’ignoraient pour s’occuper des leurs, aggravant l’épidémie. Thucydide écrit :
« Mais le pire, dans ce mal, était d’abord le découragement qui vous frappait quand on se sentait atteint (l’esprit passant d’emblée au désespoir, on se laissait bien plus aller, sans réagir) ; c’était aussi la contagion, qui se communiquait au cours des soins mutuels et semait la mort comme dans un troupeau : c’est là ce qui faisait le plus de victimes. Si, par crainte, les gens refusaient de s’approcher les uns des autres, ils périssaient dans l’abandon, et bien des maisons furent ainsi vidées, faute de quelqu’un pour donner ses soins ; mais, s’ils s’approchaient, le mal les terrassait, surtout ceux qui prétendaient à quelque générosité, et qui, par respect humain, entraient, sans regarder à leur vie, auprès de leurs amis ; aussi bien, les proches eux-mêmes, pour finir, n’avaient seulement plus le force de pleurer ceux qui s’en allaient : l’ampleur du mal triomphait d’eux. »
Une fois de plus, nous n’en sommes pas là. Mais par pitié, restez chez vous. Thucydide a écrit La Guerre du Péloponnèse pour que nous ne répétions pas les mêmes erreurs. Force est de constater que nous apprenons, mais si peu qu’on frise l’amnésie.
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