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Le dopage a gagné : pourquoi il faut arrêter la lutte antidopage

Doug Logan en a assez. Pendant des années, il a été en première ligne de la lutte antidopage, d’abord comme commissaire de la Major League Soccer (MLS), puis, plus tard, comme directeur général de la fédération américaine d’athlétisme. Pendant des années, il a cru en ce combat.

Logan a d’abord été le protégé de Peter Ueberroth, l’homme qui a organisé les JO de 1984 à Los Angeles et aidé à financer le premier laboratoire antidopage des Etats-Unis. Il est lui-même coureur de fond. Deux jours après avoir pris la direction de la fédération américaine d’athlétisme, pendant l’été 2008, on apprend que l’ancienne athlète olympique Marion Jones a demandé au président George W. Bush de commuer sa peine de prison ferme. Elle avait été reconnue coupable d’avoir menti sur son usage de produits dopants. A cette offense, Logan réagit par une sévère lettre ouverte destinée à la Maison Blanche, où il traite Jones de menteuse, de tricheuse et de fraudeuse. En 2010, le sprinteur LaShawn Merritt mettra en cause l’usage d’un produit destiné à améliorer ses performances sexuelles pour expliquer son contrôle antidopage positif. Un conciliateur acceptera plus tard cette explication. Néanmoins, Logan démontera publiquement Merritt, se déclarant « dégoûté » et affirmant que Merritt devrait avoir honte, pour lui, et envers ses coéquipiers.

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Logan pensait que son boulot était de protéger son sport. Au moment de mettre en place le premier programme antidopage de la MLS, il avait insisté pour que tous les employés de l’administration soient contrôlés, comme les joueurs, et que son urine soit le premier échantillon collecté. « Je prenais mes responsabilités au sérieux, explique Logan, désormais âgé de 73 ans et résidant de Sarasota en Floride. J’ai suivi le troupeau sur cette question pendant longtemps. »

Pendant cette période, Logan ne voit pas vraiment de réel progrès. Il marche le long des pistes lors des meetings d’athlétisme, observant les physiques surhumains autour de lui, que ce soit ceux des hommes ou ceux des femmes, et sait qu’ils ont été façonnés grâce à des moyens chimiques. Il entend des coachs se vanter d’utiliser des inhalateurs pour l’asthme auprès de leurs athlètes, qui n’étaient évidemment pas malades. Malgré les discours musclés et les contrôles renforcés, rien ne change vraiment. Rien n’avait jamais vraiment changé. « Lors de ma première année en MLS, on a relevé un seul test positif, explique-t-il. C’était pour de la marijuana. Et c’était pour un employé, même pas un sportif. »

Doug Logan commence alors à réaliser que c’est une guerre qui comportera peu de victoires. En 2010, il est viré par la fédération d’athlétisme, en partie à cause de son côté grande gueule. Ce divorce donnera matière à réfléchir à Logan, et pendant l’été 2013, il fut prêt à partager ses conclusions. Dans un édito intitulé “May the Best Meds Win” (“Que les meilleurs médocs gagnent”, ndlr) il dénonce alors la guerre du monde du sport contre le dopage, la définissant comme “hypocrite” et “sans issue”. Un bourbier. Démantelez tout le système, écrit-il, à commencer par les agences antidopage mondiale et américaine, l’AMA et l’USADA. Si les athlètes enfreignent la loi, laissez-les en assumer les conséquences, sinon, laissez-les décider de ce qu’ils veulent s’injecter dans le corps. Logan conclue en comparant la prohibition des produits dopants à la guerre du Vietnam, et pense qu’il faut arrêter le combat, et ramener les troupes à la maison.

« C’est une guerre que nous n’avons pas gagné, que nous ne pouvons pas gagner, et dans laquelle nous ne devrions pas prendre part », déclare-t-il aujourd’hui.

Doug Logan avec la sprinteuse américaine Allyson Felix en 2010. Photo Kirby Lee-USA TODAY Sports

Le 5 août, des milliers d’athlètes venus des quatre coins de la planète ont défilé dans le stade Maracanã pour l’ouverture des Jeux olympiques de Rio, souriant et agitant des drapeaux de leurs pays. Beaucoup courent très vite, sautent très haut, repoussent les limites de la performance humaine. Certains sont certainement dopés. Pendant des décennies, la réponse du monde du sport à l’usage de produits dopants fut la même que la lettre de Logan adressée à la Maison Blanche : tolérance zéro. Surveillez et punissez. On n’abandonne pas et, surtout, on ne rend pas les armes. Le directeur de l’agence antidopage américaine Travis Tygart a récemment appelé le dopage d’Etat russe une “violation de l’essence même du sport“. Comme pour la lutte contre les drogues en général, on est sur un “Dites non”, un statu quo dans l’athlé qui veut que la bataille contre toutes les substances allant de la testostérone aux médicaments contre le rhume soit vue comme une croisade morale.

Cependant, un petit groupe d’hérétiques – en grande partie des universitaires, mais aussi des gens comme Logan – ont commencé à remettre en cause ce point de vue. La lutte antidopage, disent-ils, a fait plus de mal que de bien : elle a gaspillé de l’argent, retardé les progrès médicaux, favorisé la corruption et piétiné les droits des athlètes et leur dignité tout en ne réussissant pas à protéger leur santé. Le scandale russe qui a lieu en ce moment inclut pots-de-vin, extorsion d’argent, et des agents russes infiltrant un laboratoire antidopage de Moscou pour faire disparaître des échantillons d’urine à travers un trou secret dans un mur, avec pour résultat 111 athlètes bannis des Jeux de Rio. Et ce n’est pas, selon eux, une réelle victoire. C’est plutôt le signe d’une défaite qui continue. Le sport continue de se battre. Le dopage continue de gagner. Ne serait-il pas plus sûr, plus rationnel, et bien plus honnête d’en finir avec l’interdiction des produits dopants ? De permettre d’étudier et de réguler l’usage de produits dopants qui est déjà survenu malgré les règles en vigueur ?

Pour Logan, il faut au moins repenser le système.

« L’important, c’est que le débat ait lieu, explique-t-il. Du point de vue de l’industrie du sport, la question ne devrait pas être “L’agence mondiale antidopage s’est-elle loupée en Russie et comment pouvons-nous leur donner plus d’outils pour s’assurer que ça ne se reproduise pas ?” Non, la question devrait être : “Est-ce qu’on a vraiment besoin de s’occuper de ce problème ?” »


Don Catlin est le fondateur du laboratoire d’analyse olympique de UCLA, le premier laboratoire antidopage des Etats-Unis. Photo Presse Sports-USA TODAY Sports

Don Catlin n’a jamais voulu devenir le meilleur détective antidopage d’Amérique. Il voulait simplement de nouveaux équipements pour son laboratoire. Issu de l’université de Californie, professeur de l’école de médecine de Los Angeles et ancien officier de l’US Army, il s’était fait la main en effectuant des recherches sur les abus de substances illicites par les soldats américains pendant la guerre du Vietnam. En 1981, le Comité international olympique demande à Catlin de lancer un programme de contrôle des produits dopants pour les Jeux olympiques d’été de Los Angeles 1984.

Don Catlin refuse. La cocaïne et l’héroïne ? OK. L’addiction est une question de société sérieuse. Mais le dopage ? Catlin a grandi en supportant Ted Williams et les Red Sox de Boston. Il se considère passionné de sport, mais les produits dopants ne font pas partie des choses qui l’intéressent. A cette époque, ce n’est pas inhabituel. Pendant une majeure partie de l’histoire du sport, le dopage est vu comme quelque chose que les athlètes font et non comme quelque chose qu’ils ne devraient pas faire. Ce n’est que récemment que le dopage est devenu une préoccupation répandue.

L’histoire du dopage dans le sport remonte jusqu’aux Jeux olympiques de l’Antiquité, quand les athlètes mâchaient des testicules crus avec l’espoir d’améliorer leurs performances. Pour ce qui est de l’ère moderne, les Jeux olympiques de 1904 virent le marathonien Thomas Hicks ingurgiter un cocktail de blancs d’œufs et de strychnine, un poison pour rats qui peut aussi être utilisé à petites dosescomme stimulant. Les coureurs du Tour de France dans les années 1920 utilisaient le même produit dopant, ainsi que de la nitroglycérine, le premier ingrédient de la dynamite. Après la deuxième guerre mondiale, l’usage des amphétamines s’étendit des pilotes de chasse jusqu’aux joueurs de baseball professionnels. Dans les années 1950, les haltérophiles américains et soviétiques gobaient des stéroïdes comme des pastilles Vichy, et la décennie suivante, c’étaient les footballeurs américains pros et universitaires qui utilisaient ces anabolisants.

Lors des Jeux olympiques 1960 à Rome, le cycliste danois Kurt Jensen fait un malaise pendant une course, se fracture le crâne et meurt, au bout du compte, d’un coup de chaleur. Une série d’infortunes qu’on met alors sur le dos d’amphétamines qu’il aurait (ou non) pris avant la course. Cet événement pousse les dirigeants du sport mondial à voir les produits dopants comme dangereux. Neuf ans plus tard, Sports Illustrated publiera une enquête en trois parties intitulée “Le dopage : une menace pour le sport”. Le décor est planté. Lors des Jeux de Montréal 1975, les nageuses est-allemandes, fortifiées par un usage systématique de produits dopants, encouragé par l’Etat, remportent toutes les courses en écrasant leurs rivales américaines. C’est là, grâce à la guerre froide, que la notion de triche à cause de produits dopants prend son envol. « Pas étonnant que ces sales et sournoises cocos battent nos filles », se dit-on du côté du Monde Libre. Et au début des années 1980, la lutte antidopage commence à prendre forme, au côté de la plus large War on Drugs. Ces deux luttes sont alors alimentées par les conflits culturels et politiques de la fin des années 1960, ainsi que par l’idée en pleine expansion que l’usage de substances illicites est à la fois le symptôme et la cause d’une décadence morale.

Sports Illustrated, circa 1969. Image eBay

Rien de tout cela ne traverse l’esprit de Don Catlin au moment où le CIO le contacte. L’expert en chimie analytique a d’autres problèmes : il a besoin d’un appareil de chromatographie gazeuse et d’un spectromètre de masse, des machines sophistiquées utilisées pour analyser les composants chimiques. Ensemble, elles coûtent environ 500 000 dollars. « Le CIO me propose alors de me les payer, raconte Catlin. J’ai donc dit oui. C’était un bon arrangement pour moi. Tout ce que j’avais à faire, c’était de procéder à des tests sur les athlètes des Jeux olympiques et je pouvais garder les équipements. Je ne voyais pas ce que tout cela allait entraîner. »

Pendant les trois décennies suivantes, Catlin supervise les contrôles antidopage lors des Jeux d’Atlanta 1996 et de Salt Lake City 2002. Il aide à développer des tests pour détecter une version artificielle de la testostérone, de l’EPO et de la tétrahydrogestrinone (THG), un stéroïde anabolisant utilisé par Marion Jones, Dwain Chambers et d’autres athlètes de différents sports dans l’affaire Balco. Son laboratoire d’analyse olympique de UCLA devient l’un des meilleurs établissements antidopage du monde, comportant des douzaines de chercheurs et conduisant des dizaines de milliers de tests par an pour des clients comme la NFL, la NCAA ou l’USADA.

Don Catlin voit la lutte antidopage s’étendre des Jeux olympiques aux compétitions d’échecs, et d’une poignée de labos à plusieurs douzaines d’établissements disséminés à travers la planète. A la fin des années 1980, après les audiences du congrès américain menées par Joe Biden, les lois américaines répressives envers l’usage de drogues faisaient encore l’amalgame entre stéroïdes et narcotiques. Au tournant du XXIe siècle, des agences comme l’AMA et l’USADA sont formées pour combattre le fléau, et bientôt des centaines de milliers de dollars sont dépensés pour des tests et des enquêtes sur les athlètes. Pendant cette période, Catlin savoure le combat. Ce travail est intellectuellement exigeant et en plus, il fait une vraie différence.

C’est en tout cas ce que croit Catlin à l’époque. Au fil des années, il commence à douter. Une tendance commence à émerger : des chercheurs comme Catlin découvrent un produit dopant et développent un test. Quelques athlètes sont pris la seringue dans la fesse. Les autres trouvent un moyen de contourner le test, ou trouvent d’autres substances. Il y a toujours de nouveaux mélanges possibles, ou de nouveaux moyens de masquer d’anciennes substances, il y a toute une armée de laboratoires et de scientifiques qui travaillent clandestinement à contrer les efforts de Catlin. Les organisations sportives parlent beaucoup, mais ne mettent pas vraiment la main à la poche : en 2015, le budget total de l’AMA était d’environ 30 millions de dollars, soit à peine huit millions de plus que le salaire du joueur de baseball professionnel – et dopé notoire – Alex Rodriguez.

En 2007, Don Catlin prend sa retraite. Sa confiance s’était érodée. « Je suis parti avec l’idée que cela n’avait pas fonctionné comme je l’aurais imaginé, explique Catlin, 78 ans, désormais à la tête de l’organisme à but non lucratif Anti-Doping Research, basé à Los Angeles. Vous aviez besoin de faire passer des tests, mais cela ne réglait pas le problème du dopage dans le sport. En un sens, ce que je faisais semblait inutile. »


Les Jeux olympiques de Rio seront-ils un “cauchemar du dopage” comme le prédit un coach de natation ? Photo Rob Schumacher-USA TODAY Sports

Depuis que le CIO a instauré le contrôle antidopage pour l’usage d’amphétamines aux JO de Mexico 1968, la lutte antidopage a été menée avec deux objectifs en tête. Réduire et faire de la prévention sur l’usage de produits dopants. Arrêter et punir les dopés. Est-ce que cette bataille est en train d’être gagnée ? De vrais hérauts de la cause, comme le patron de l’USADA Travis Tygart, ont pour argument que les tests agissent comme une vraie force de dissuasion. Qu’ils protègent les athlètes non-dopés d’avoir à concourir, et perdre, face à des athlètes dopés.

D’autres ne sont pas d’accord. John Hoberman, professeur à l’université du Texas et historien du dopage dans le sport, trouve que les mesures antidopage actuelles sont « une mascarade ». L’ancien chef de l’agence mondiale antidopage Dick Pound a, lui, expliqué qu’il se posait des questions sur « tout ce qu’il voyait » dans le sport, que ce soit en cyclisme ou en tennis. Le chef d’orchestre de l’affaire Balco Victor Conte a expliqué à VICE Sports qu’il pense que le nombre d’athlètes utilisant des produits dopants à Rio sera à peu près équivalent à celui des JO d’Athènes 2004. Pendant ce temps-là, le président de l’Association mondiale des entraîneurs de natation John Leonard a indiqué que ces Jeux allaient être un « cauchemar en termes de dopage », avec encore plus de dopés dans son sport qu’il n’yen a jamais eu.

Don Catlin aimait suivre les JO à une époque. Plus maintenant. « J’ai perdu la passion, dit-il. Je ne vois plus que les dopés. »

Il y a de nombreux exemples où la dissuasion n’a pas fonctionné. Cette année, le lanceur des New York Mets Jenrry Mejia a été suspendu à vie par la Ligue majeure de baseball après avoir échoué à trois reprises à un test antidopage. En 2009, Alex Rodriguez a admis avoir utilisé des stéroïdes, s’est excusé, a expliqué ne plus avoir besoin de se doper, a subi la vindicte populaire, puis a confié à des agents fédéraux avoir continué de prendre des produits dopants entre 2010 et 2012. Quand une enquête fédérale a prouvé le dopage de Lance Armstrong, Tygart et d’autres ont brandi cela comme une victoire majeure, une preuve que la lutte antidopage était en train de fonctionner. Sans se soucier du fait que tous les rivaux d’Armstrong sur le Tour de France avaient déjà été pointés du doigt comme des usagers de produits dopants, et que leurs suspensions n’avaient pas arrêté Armstrong et ses coéquipiers de continuer à se doper.

Fin juillet, les dirigeants du CIO ont annoncé que 45 athlètes des JO de Londres et Pékin – dont 23 finalistes des JO de 2008 – avaient échoué au contrôle antidopage après que leurs échantillons d’urine et de sang ont été ré-analysés en utilisant de nouvelles techniques, amenant le nombre de cas de dopage rétroactivement avérés de ces deux événements à 98. Ce sont ainsi près de cent athlètes de ces Jeux olympiques qui savaient que leurs échantillons allaient subir de nouveaux tests dans le futur et qui se sont quand même dopés.

Et pourquoi ne le feraient-ils pas ? Ils ont toutes les chances de leur côté. En 2012, des laboratoires affilés à l’AMA à travers le monde ont conduit environ 27 000 contrôles antidopage, pour à peine 1% de contrôles positifs. Les tests menés par les Jeux olympiques de Londres et Pékin, la ligue majeure de baseball, la NCAA et des dirigeants de sports lycéens dans le New Jersey et le Texas ont révélé un taux à peu près similaire de contrôles positifs. Personne ne pense qu’il y a aussi peu de dopage dans le sport. Une étude de l’AMA en 2013, qui a interrogé de manière anonyme plus de 2000 athlètes, a établi qu’environ 29% des participants aux championnats du monde 2011 et 45% des participants aux Jeux panarabes s’étaient dopés l’année précédente. Une étude de 2015 publiée dans Sports Medicine a estimé qu’environ 39% des athlètes internationaux d’élite utilisaient des produits dopants. Un témoin interviewé pour une étude par une commission indépendante de réforme du cyclisme publiée l’an dernier, a affirmé que 90% des cyclistes consommaient des produits dopants, malgré le fait qu’ils doivent faire face aux contrôles les plus rigoureux du monde du sport.

« Des taux assez bas de contrôles positifs donnent une bonne impression, explique Lisa Milot, ancienne cycliste junior de haut-niveau et professeure de droit à l’université de Georgia, qui étudie également les rapports entre le sport et le corps humain. Mais quand vous regardez derrière les chiffres, cela ne fonctionne vraiment pas. » Milot liste les dernières grandes affaires de dopage : Balco, l’affaire Festina, la chute de Lance Armstrong, les allégations comme quoi le coach américain de course de fond Alberto Salazar doperait ses athlètes, l’affaire russe en ce moment… Qu’ont-elles en commun ? Toutes ont été révélées par un lanceur d’alerte, les forces de l’ordre, des journalistes d’investigation, ou les trois à la fois.

« Aucune de ces affaires ne vient de contrôles antidopage positifs, explique Lisa Milot. Cela montre bien que notre système de test ne fonctionne pas. »

Un ancien cycliste professionnel qui a accepté de se confier à VICE Sports sous couvert d’anonymat est plus cash : « Si vous regardez le taux de succès de l’USADA, ils sont incroyablement inefficaces. Ils dépensent plus de dix millions de dollars par an, des millions qui viennent de l’Etat, et ils ne servent à rien. »

Le directeur de l’USADA Travis Tygart. Photo David Butler II-USA TODAY Sports

Les agences antidopage du monde entier manquent généralement de pouvoir en ce qui concerne les assignations à comparaître, les saisies, et tous les autres moyens de collecter des preuves. Ils se reposent sur la police pour partager ces informations. Selon Conte, les programmes actuels sont remplis de failles. Par exemple, les usagers peuvent éviter la détection en prenant de plus petites quantités d’un certain produit dopant pour rester en dessous des seuils de détection, une technique appelée “microdosage”. Catlin pense que les contrôles sont vraiment sous-financés. Sur son blog, il a estimé que le budget antidopage mondial se situait entre 250 et 400 millions de dollars, l’équivalent du budget d’une petite entreprise pharmaceutique. Des chiffres à des années-lumière des milliards de dollars que se font les athlètes, les équipes, et les organisations qui n’ont rien à gagner à voir des contrôles positifs émerger. Là où Logan veut un retrait des troupes, Caitlin désire une augmentation des moyens financiers.

Charles Yesalis, professeur émérite à l’université de Penn State, et longtemps chercheur sur le dopage dans le sport, indique qu’injecter plus d’argent dans la lutte antidopage ne fournira pas forcément de meilleurs résultats. Pas quand les athlètes sont aussi motivés, ingénieux et ont la volonté de sortir le porte-monnaie pour gagner. Pour preuve : une enquête d’un an sur l’usage des produits dopants dans le sport professionnel menée par la commission du renseignement australien a découvert que les athlètes utilisaient une série de produits dopants qui n’étaient pas sur les listes des produits bannis par l’AMA, dont des extraits de cervelle de porc et de sang de veau ainsi qu’un médicament contre l’obésité qui était encore en phase de test.

Il y a quatre ans, Pound a co-signé un rapport pour le comité exécutif de l’AMA intitulé Le manque d’efficacité des contrôles antidopage. Sur 26 pages, il indiquait que “les contrôles n’ont pas prouvé leur efficacité dans la découverte de dopés/tricheurs”, et rejetait la faute sur le manque de “volonté générale dans les efforts et les dépenses nécessaires pour un sport définitivement débarrassé du dopage”. Voilà qu’un général qui n’avait encore jamais rechigné au combat admettait que le dopage avait gagné.

Hoberman, le professeur de l’université du Texas, ne fut pas surpris. L’histoire de la lutte antidopage dans le sport, dit-il, peut-être vue comme une histoire des relations publiques : l’objectif réel est d’attraper quelques dopés, mais pas trop non plus. Après tout, l’amélioration des performances, c’est tout bénéf’ pour les résultats financiers. Les scandales, pas tellement.

« Vous vous attaquez à une industrie mondiale du sport et du divertissement qui brasse environ 400 milliards de dollars par an, explique-t-il. C’est un Goliath qui veut continuer de fonctionner. Quand on connaît le comportement des athlètes de haut niveau, vous ne pouvez tout simplement pas vous permettre d’avoir un programme antidopage fonctionnel dans ce business model. »


Le sprinteur américain Phil DeRosier a été suspendu pour avoir pris un supplément contenant un stimulant qui n’était pas listé sur l’étiquette du produit ni sur la liste des substances bannies par l’AMA. YouTube

Si actuellement, les instances de l’antidopage n’arrivent pas à identifier les athlètes qui tentent de contourner les règles, que penser de ceux qui ne le font pas ? Le documentaire de 2015 Doped: The Dirty Side of Sports raconte l’histoire de Phil DeRosier, un sprinteur américain qui a subi une suspension de six mois pour avoir raté un test antidopage. (Pour être tout à fait transparent : l’auteur de ces lignes apparaît dans ce documentaire, mais pas sur le sujet DeRosier.) Durant cette période, Phil DeRosier ne pouvait pas courir en compétition. Il ne pouvait pas trouver de sponsors. Il a perdu une demi-année de salaire. Il n’aurait pas eu de problème avec ça s’il avait vraiment fait quelque chose de répréhensible.

DeRosier avait pris un supplément nutritif légal contenant un stimulant, la methylhexanamine, qui n’était ni présent sur l’étiquette du produit, ni sur la liste des substances bannies de l’AMA. Pas grave. Les règles de l’AMA autorisent les athlètes à être sanctionnés quand ils prennent les produits bannis spécifiés, mais aussi quand ils prennent “n’importe quelle substance similaire”. Si ça semble injuste, ça ne l’était pas pour l’USADA.

« Je pense que j’étais un quota, raconte DeRosier dans le film. J’étais un exemple pour montrer qu’ils faisaient leur boulot. »

D’autres athlètes ont été punis dans des circonstances toutes aussi douteuses. LaShawn Merritt – sprinteur américain mentionné plus haut qui avait ingéré un supplément pour améliorer ses performances sexuelles qui contenait une hormone stéroïde, acheté dans une épicerie après une nuit à danser avec sa petite amie – a perdu près de deux ans de sa carrière à cause d’une suspension, et a dû livrer un combat judiciaire interminable pour pouvoir participer aux Jeux olympiques de Londres. Une décennie plus tôt, le tennisman Martin Rodriguez avait été chopé à cause de taux excessifs de caféine dans son urine pendant un tournoi en Suisse.

Lors de son recours en justice, Rodriguez a déroulé sa ligne de défense. Il se baladait dans le player’s lounge du tournoi, en attendant d’entrer sur le court. Il s’ennuyait. Un sponsor du tournoi proposait des espressos gratuits, servis par une “séduisante demoiselle”. Rodriguez buvait d’habitude trois à quatre tasses de café avant ses matches; ce jour-là, il en a peut-être bu quelques-unes de plus. Il ne comptait pas. Oh, et il a aussi consommé “un ou deux” Cocas pendant son match, ce qui convenait parfaitement à l’arbitre.

En clair, Rodriguez ne se dopait pas. Il avait juste soif. Il a toutefois perdu son recours en justice, et fut forcé de renoncer à 6 275 dollars de prize money. L’AMA enleva en 2004 la caféine de sa liste des produits interdits. Après avoir fini Doped, le réalisateur Andrew Muscato a conclu que la lutte antidopage dans le sport n’atteignait à la fois pas ses objectifs et en faisait trop. « La politique et le comportement de l’AMA semblent être de traiter tous les athlètes comme coupables. Les athlètes olympiques doivent abandonner leur droit à une vie privée pour concourir. Est-ce juste si le système ne fonctionne pourtant pas ? »

Selon les règles de l’AMA, les athlètes doivent ainsi faire avec la “police de l’urine” qui inspecte leurs organes génitaux pendant la collecte de l’échantillon. Ils doivent aussi suivre une “règle de localisation”, c’est-à-dire qu’ils doivent régulièrement communiquer leurs lieux actuels et futurs de séjour aux enquêteurs, qui peuvent se ramener pour leur demander de l’urine ou leur sang à n’importe quel moment, qu’il fasse jour ou nuit. Il y a une dizaine d’années, le cycliste Kevin van Impe fut ainsi contraint de donner un échantillon d’urine dans un crématorium, alors qu’il s’occupait des funérailles de son fils, Jayden, mort six heures après l’accouchement. Plus récemment, la skieuse Lindsey Vonn a été escortée hors d’un tapis rouge par des enquêteurs de l’USADA alors qu’elle assistait à un défilé de mode à New York.

Malgré ces imperfections, la guerre contre le dopage ne se terminera pas de sitôt. Au contraire : l’AMA a annoncé l’an dernier que ses enquêtes n’auraient pas à obéir aux lois nationales ou aux restrictions concernant les forces de l’ordre. L’organisation garde une liste noire des personnes – la plupart du temps des entraîneurs associés à l’usage de produits dopants – avec qui les athlètes n’ont pas le droit d’être associés. La suspension standard du sport olympique dans les cas de dopage majeurs était auparavant de deux ans, désormais, elle est de quatre ans, de quoi tuer une carrière. Et si les athlètes estiment qu’ils se sont fait rouler, comme DeRosier ou Merritt, ils peuvent s’attendre à dépenser des dizaines de milliers de dollars pour faire face aux autorités antidopage. Tout cela laisse Doug Logan, l’ancien directeur de l’athlétisme américain, avec une question en tête : à quoi tout cela sert ?

« Le fait est que nous n’avons pas réalisé grand-chose en termes d’avancées dans la lutte contre les substances illicites dans le monde, dit-il. On gâche d’énormes ressources financières, de ressources humaines. Pourquoi ne pas se débarrasser des enquêteurs, des laboratoires, de ces listes à la con de substances interdites ? Pourquoi tester les athlètes de manière aussi inhumaine, en les faisant se réveiller à quatre heures du matin, et en leur demandant 180 jours à l’avance où ils passeront la nuit à cette date-là, et avec qui ? On devrait arrêter avec tous ces trucs débiles. »


La lutte antidopage est-elle inutile ? Photo Joe Camporeale-USA TODAY Sports

Andy Miah a une petite proposition à faire. Si vous êtes un fan de sport, ça peut sembler radical, même inimaginable. Mais écoutez simplement ce qu’il a à dire. Professeur et bioéthicien à l’université de Salford à Manchester, Miah étudie l’amélioration humaine par la technologie ou la biologie, traitant de questions telles que “Dans une ère de modification génétique, que signifie être naturel ? Ou humain ?” Des trucs simples dans ce genre-là.

Comme Logan, Andy Miah voit bien que la lutte antidopage ne mène nulle part. Un combat rétrograde, pas en phase avec la médecine ou la société moderne, où l’on développe et déploie chaque jour de nouvelles technologies pour améliorer la société. Dans le sport, on demande aux athlètes de ne pas toucher à la testostérone, qui serait un horrible raccourci vers une gloire éphémère ; à la maison, on recommande aux téléspectateurs de demander de l’AndroGel à leurs médecins, une crème contenant la même hormone, et qui leur faciliterait la vie.

Ainsi, selon Miah, il serait temps de supprimer l’AMA et de remplacer l’organisation par une Agence mondiale pour le dopage.

« Les soucis éthiques associés au dopage concernent largement les inquiétudes des professionnels de la médecine vis-à-vis de l’utilisation en masse de technologies thérapeutiques à des fins non-thérapeutiques, explique Miah dans un e-mail. Ils ne sont pas en faveur d’une amélioration de l’être humain, et pourtant ils veulent que les athlètes pulvérisent de nouveaux records. Comment peuvent-ils faire cela sans technologie ? »

« Si les records et les résultats n’importent pas, alors débarrassons-nous des chronos et des médailles. Je voterais en faveur de cela, mais je pense que je serais l’un des seuls, vu que le sport de haut niveau vise à explorer les limites de l’être humain et notre capacité à les transcender. »

Miah défend cette position depuis près d’une décennie. Lors de débats publics sur le sujet, explique-t-il, il est généralement le mec que “les gens adorent détester”. Les arguments contre le dopage sont dépassés et acceptés à une large majorité. La prohibition, d’après ses défenseurs, assure le fait que les athlètes qui ne veulent pas se doper n’auront pas à le faire, simplement pour rester au niveau de leurs concurrents chimiquement améliorés. Cela préserve le caractère sacré des records. Cela décourage les enfants – qui, et les experts médicaux sont d’accord sur ce point, ne peuvent pas consommer de produits dopants sans risque – de se doper, alors que ceux-ci pourraient avoir envie de ressembler à leurs athlètes préférés.

Les enfants, n’essayez pas cela à la maison. Photo Kirby Lee-USA TODAY Sports

Miah admet que stopper la prohibition des produits dopants dans le sport ne serait pas idéal. Les athlètes pourraient se faire du mal en abusant de produits dopants, de la même manière que des patients peuvent se faire du mal en abusant d’antidouleurs. Mais si vous échangez cette approche actuelle très policière contre un modèle médical qui permet un dopage ouvert, consensuel, et supervisé de manière responsable, explique Miah, les possibilités de se faire du mal sont réduites.

« Il y a beaucoup de problèmes associés avec le fait de prendre des produits dopants, alors si on peut trouver de meilleures alternatives, c’est là qu’on devrait concentrer nos efforts, écrit-il. La santé d’un athlète devrait être surveillée – et peut-être plus surveillée – mais cela ne devrait pas les empêcher de prendre des produits permettant d’améliorer leurs performances. On peut décider d’un niveau de risque acceptable et ensuite contrôler cela, mais le point de départ serait d’assurer que les athlètes peuvent utiliser des substances qui sont généralement acceptées par la société. »

Si le point de vue de Miah est inhabituel, il n’est pas vraiment le seul à le défendre. Lisa Milot, l’ancienne championne cycliste junior et professeure de droit, a énoncé des arguments similaires dans le Journal of Sport and Entertainment Law d’Harvard. Même chose pour le bioéthicien Julian Savulescu de l’université d’Oxford ainsi que la Drug Policy Alliance, un organisme à but non-lucratif qui veut mener une nouvelle War on Drugs. Il y a près de 20 ans, l’ancien première ligne de NFL (et usager fréquent de stéroïdes) Steve Courson a indiqué dans les pages de Sports Illustrated que le dopage était inévitable, et que prétendre le contraire n’aidait rien sinon l’hypocrisie. Est-ce que les fans et les coaches pensaient vraiment que des athlètes comme lui pouvaient peser 130 kilos et soulever 270 kilos en développé-couché sans aide de produits chimiques ? Les dirigeants de la ligue étaient-ils sérieux quand ils ont averti les joueurs des risques des stéroïdes, comme si le football américain n’était pas déjà blindé de dangers physiques ? Avec des arguments ressemblant fortement à ceux de Miah, Courson conclut qu’il serait mieux d’avoir des médecins contrôlant l’usage de produits dopants et leurs effets secondaires plutôt que d’avoir des athlètes qui obtiennent leurs informations médicales de “mecs dans la rue ou à la salle de sport”.

« Ce serait bien si le sport était pur et les stéroïdes n’étaient pas un facteur, écrit Courson. Ce serait bien aussi si on vivait dans un monde sans bombe nucléaire. »

A quoi ressemblerait le monde du sport s’il acceptait le dopage ? Selon Doug Logan, il y aurait bien moins de scandales. Moins de corruption aussi. L’affaire russe actuelle est un marécage mêlant pots-de-vin et mensonges : des dirigeants des plus grandes fédérations russes, de l’antidopage et des chefs de la sécurité de l’Etat mentant à l’AMA à propos de tests positifs, et remplaçant des échantillons positifs par des négatifs ; des dirigeants des organisations d’athlétisme internationale et russe qui extorquent de l’argent à des athlètes contre leur silence sur l’usage de produits dopants, la police française qui enquête sur le directeur de l’organisation internationale d’athlétisme, Lamine Diack, son conseiller, et l’ancien chef de l’antidopage au sein de l’organisation, et un rapport qui affirme que l’organisation de Diack, le CIO, et même l’AMA, ont soit ignoré soit décliné une éventuelle réponse à des preuves d’un dopage systématique en Russie qui leur avaient été présentées en 2013.

Si les produits dopants étaient autorisés, explique Logan, tout cela n’aurait jamais eu lieu. Pas de secrets à garder, pas d’embrouilles. Pas de subterfuges. « Le crime appelle le crime, dit-il. Si vous rendez criminel quelque chose, il y aura forcément des conséquences »

Si vous enlevez l’interdiction, ajoute-t-il, les fans n’auront plus à attacher des astérisques aux records du 100 mètres. Des sportifs comme Lance Armstrong n’auront plus à subir des contrôles génitaux humiliants, ou à mentir sur ce qu’ils ont pris pour grimper une montagne plus rapidement que tous leurs prédécesseurs. Ils n’auront plus à vivre dans la paranoïa non plus, n’auront plus à vérifier les étiquettes de boissons énergisantes ou de suppléments alimentaires.

Cette année la tenniswoman Maria Sharapova a été suspendue deux ans après avoir été testée positive au meldonium, un médicament pour le cœur qu’elle prend depuis qu’un docteur moscovite le lui a prescrit, en 2006, comme une aide pour son système immunitaire. Des centaines d’athlètes ont aussi été contrôlés positifs à cette substance, que l’AMA a ajouté à sa liste des produits interdits au début de l’année 2016, même s’il n’existe aucune preuve scientifique que cela améliore les performances sportives. Est-ce juste ? Est-ce que ça règle un seul problème ? L’ancien cycliste professionnel est sceptique.

« Vous avez ces gens de l’AMA qui crucifient complètement une bonne poignée d’athlètes pour cela, dit-il. Montrez-moi une seule étude qui prouve que cela améliore les performances sportives. Montrez-le moi. parce que si vous ne pouvez pas, ça ne devrait pas être sur la liste. Et cela a complètement niqué la carrière de centaines de sportifs. »

Maria Sharapova est suspendue pour deux ans après avoir été contrôlée positive au meldonium. Photo Jayne Kamin-Oncea-USA TODAY Sports

Comme le meldonium, la plupart des substances avec des effets prouvés sur la performance sont en premier lieu des médicaments. Les hormones de croissance sont prescrites pour traiter les déficiences de croissance chez l’enfant et les problèmes d’hypophyse chez l’adulte. Les stéroïdes anabolisants sont utilisés pour lutter contre l’atrophie musculaire chez les patients séropositifs. L’EPO est donné pour traiter l’anémie chez les patients atteints du cancer. Comme l’a dit un docteur de l’Association médicale américaine au Congrès durant une audition sur les stéroïdes en 1989, les patients sous supervision peuvent utiliser les produits sans danger, mais un contrôle médical est crucial. Comme c’est le cas avec d’autres médicaments, les produits dopants peuvent produire de dangereux effets secondaires, notamment une sévère acné, des problèmes au foie, au cœur et peuvent augmenter les risques d’AVC. Mais comme le montrent Miah et Courson, la prohibition pousse à consommer des produits dopants de manière illégale. Cela détourne les athlètes des docteurs compétents, et vers des gens comme Conte de l’affaire BALCO, un nutritionniste autodidacte qui n’a jamais fait la moindre école de médecine, mais a par contre été bassiste dans un groupe de R&B des années 1970 nommé Tower of Power.

Le cycliste pro anonyme a fait partie d’une équipe qui se dopait. Il explique qu’ils l’ont fait de manière précautionneuse, à la fois pour éviter d’être pris et pour protéger leur santé. Parmi les produits dopants qu’ils prenaient, il y avait l’EPO, censé booster le nombre de globules rouges dans le sang. La proportion moyenne de globules rouges dans le sang d’une personne, ou le taux d’hématocrite, est d’environ 44%. Selon un article de 2004 du British Journal of Sports Medicine, un taux d’hématocrite de 51% ou plus augmente le risque de crise cardiaque ou d’AVC. L’équipe du cycliste anonyme gardait leurs taux d’hématocrite aux alentours des 47%, à peu près le taux qu’on atteint quand on s’entraîne en haute altitude. « Aujourd’hui, je n’ai aucun effet secondaire de l’EPO, explique le cycliste. Le système qu’on avait mis en place était complètement prudent. »

Le cycliste explique que le docteur qui surveillait le programme de dopage de leur équipe « pensait que, oui, il faut faire ça, parce que tout le monde le fait. Mais il ne fallait pas le faire de manière complètement insensée ou risquée. Si une injection suffit pour atteindre la ligne d’arrivée, on n’en fera qu’une. On n’en fera pas dix. On avait un produit dopant qui permettait d’augmenter les performances de 10%, était complètement indétectable, et, si on le prenait sous la surveillance d’un docteur, était complètement sûr. J’étais d’accord avec ça. Pas de problème. »

« Mais il y avait d’autres trucs. L’hémoglobine synthétique. Le PFC [les perfluocarbures, un produit dangereux inventé pour lutter contre les pertes sanguines sur les champs de bataille]. Des trucs de vétérinaires. Des trucs encore en phase de test. Vous voyez ça, et vous vous dites “Je me fiche même de savoir si c’est tricher ou pas, quelqu’un va crever”. Vous pouvez prendre de la vraie merde, assez facilement. »


Le peloton durant l’épreuve de cyclisme sur route lors des Jeux olympiques de Londres en 2012. Photo Mark J. Rebilas-USA TODAY Sports

Le cycliste n’exagère pas. La lutte antidopage va laisser les athlètes aux mains de docteurs charlatans. Cela va les laisser être tentés par des produits dopants louches, n’importe quelle substance qu’ils pourront trouver sur Internet ou via des réseaux illicites. Ou des produits si inhabituels qu’ils n’ont pas encore attiré l’attention des agences antidopage.

Le joueur de baseball Barry Bonds aurait ainsi pris de la trenbolone, un stéroïde créé pour améliorer les qualités musculaires du bétail. Le rapport de dopage du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) estime que les cyclistes expérimentent actuellement le GW1516, une substance brûleuse de graisse qui améliore la masse musculaire, et qui envoie plus d’oxygène vers les muscles. Mais qui “n’a pas été autorisée après tests car elle provoquerait le cancer”. Dans un article sur la régulation des stéroïdes paru en 1994 dans le Loyola of Los Angeles Entertainment Law Review, l’auteur John Burge écrit que des stéroïdes importés, ou produits clandestinement, pourraient être “bien plus dangereux” que ceux produits par les entreprises américaines régulées par la Food and Drug Administration. Par exemple, un ancien expert antidopage de la NFL a ainsi déclaré avoir vu des gens développer « des gangrènes au bras ou des abcès à la hanche » après avoir consommé des produits dopants clandestins. Dans une toute autre affaire, un usager s’est injecté un flacon entier de pénicilline qu’on lui avait vendu comme des stéroïdes.

Dans son propre article, Lisa Milot cite une étude de 2009 dans laquelle des chercheurs ont trouvé qu’entre 21 et 53% des stéroïdes provenant du marché noir qu’ils avaient examiné étaient de la contrefaçon et que certains contenaient des bactéries nocives. « Ce qui se passe, c’est qu’en contournant les contrôles, les gens passent de produits relativement sûrs à des produits dont on ne sait rien, explique-t-elle. Ou ils prennent des stéroïdes par voie orale au lieu de se les injecter, parce que les stéroïdes oraux s’évacuent plus rapidement de votre système. Eh bien, ils peuvent aussi causer des dommages aux organes. D’un point de vue sanitaire, c’est un désastre. »

Est-ce qu’un usage contrôlé des produits dopants serait-il toujours responsable ? Probablement pas. Le programme de dopage d’Etat, secret, de l’Allemagne de l’est était un cauchemar médical et éthique, et des scientifiques peu scrupuleux ont causé des dommages irréparables à des athlètes qui n’avaient rien demandé. Dans une célèbre enquête biannuelle menée dans les années 1980 auprès d’athlètes de haut-niveau, plus de la moitié des personnes interrogées expliquaient qu’elles seraient d’accord pour prendre un produit dopant qui leur garantirait une médaille d’or mais qui les tuerait dans les cinq ans.

Même avec des conseils médicaux avisés et des limites responsables sur les genres de dopage autorisés, certains compétiteurs seraient prêts à prendre des risques insensés. Et si l’on se base sur l’usage démesuré d’antidouleurs en NFL, il y a pas mal de docteurs à l’éthique douteuse qui seraient prêts à leur rendre service. C’est l’état d’esprit sportif : si un médoc fonctionne, il faut en gober une poignée. Quand Lisa Milot était cycliste junior de haut niveau, elle raconte avoir reçu un coup de fil au beau milieu de la nuit. C’était une amie, elle aussi cycliste. Son ton était pressant : Demain matin, quand tu te lèveras, cours t’acheter autant de produit X que tu peux. »

Milot était à moitié endormie. Elle demanda pourquoi.

« Ils viennent juste de bannir ce produit, c’est qu’il doit fonctionner ! »

« Cela n’avait aucune importance que la raison derrière cette interdiction est que ce produit causait des hallucinations, qui faisait que certaines personnes sautaient par la fenêtre et se blessaient, raconte Milot. Les athlètes sont des gens qui prennent des risques. Il est impossible d’arriver à un niveau sportif international sans avoir la volonté de mettre régulièrement son corps à rude épreuve. »

Le programme de dopage d’Etat, secret, de l’Allemagne de l’est était un cauchemar médical et éthique. Wikipedia

Néanmoins, selon Milot, il serait mieux pour les athlètes qu’ils sachent ce qu’il se passe dans leurs corps et ce que ça pourrait signifier pour leur santé à long terme. La société aimerait cela également. La majorité des informations récupérées par la communauté médicale à propos des bénéfices et des inconvénients des produits dopants provient d’études menées sur des sujets souffrants. Et pour les athlètes en bonne santé ? Selon Charles Yesalis, épidémiologiste à Penn State, la majorité de ce qu’on pense savoir vient d’enquêtes menées auprès de bodybuilders qui prennent généralement des quantités massives de produits à l’origine et à la composition douteuses. Parlez à des chercheurs et ils vous diront que la lutte antidopage dans le sport, et l’hystérie morale qui l’accompagne, rend presque impossible d’étudier le dopage avec une réelle rigueur.

« C’est difficile de dire à quelqu’un “Ne prends pas ce truc parce que c’est mauvais pour ta santé” quand on n’a aucune donnée pour étayer cela, explique Lisa Milot. Ce qu’on devrait faire aujourd’hui, c’est réunir des informations pour comprendre comment les substances fonctionnent sur des corps en pleine santé. Se concentrer là-dessus plutôt que sur des sanctions. »

A propos des sanctions, Logan a une question : si un athlète prend un produit dopant particulier pour courir plus vite ou sauter plus haut, en quoi est-ce mal ? Par ailleurs, que faire si la substance en question permet la performance, soit en aidant des athlètes vieillissants à rallonger leurs carrières ou en permettant à des athlètes blessés de revenir plus rapidement à la compétition ? Ce ne sont pas des questions hypothétiques : un peu avant de prendre sa retraite de la NFL, l’ancien running back Abdul-Karim al-Jabbar s’est fait injecter des hormones de croissance dans le genou pour stimuler la création de cartilage. L’an dernier, le propriétaire des Dallas Mavericks, Mark Cuban, a financé des essais cliniques de l’université du Michigan pour savoir si ce même produit dopant pouvait favoriser la récupération après une opération des ligaments croisés. Tom Farrey d’ESPN rapporte que des chercheurs ont trouvé d’importants taux de déficiences hormonales chez des victimes de traumatismes crâniens, certainement à cause de dommages faits à l’hypophyse, un organe minuscule situé à la base du cerveau. Etant donné la violence de sports comme le football américain, est-il éthique d’interdire à des footballeurs américains d’utiliser des produits dopants ? En voulant protéger les athlètes, il est possible que la prohibition soit nocive pour certains.

« La ligne entre renforcement des capacités et soin médical n’est pas claire, explique Milot. On aime prétendre qu’elle l’est. »


Le cycliste amateur et auteur Andrew Tilin a eu plus d’empathie pour Lance Armstrong après avoir pris de la testostérone. Photo Olivier Hoslet-EPA

Andrew Tilin s’est dopé. Et, franchement, il a aimé ça. Pendant près d’un an au début des années 2000, l’écrivain basé au Texas, et cycliste amateur, a pris de la testostérone, comme Armstrong ou Barry Bonds, une substance disponible dans les cliniques proposant des soins anti-âge à travers les Etats-Unis.

A l’époque, Tilin était un jeune quadragénaire. La testostérone, ou comme il l’appelle “la T”, était de plus en plus prescrite à des hommes d’âge mûr comme une sorte de fontaine de jouvence pharmaceutique. Sur son vélo, Tilin s’est rendu compte que le produit fonctionnait comme on l’imaginait. Des longues sorties le laissaient d’habitude “épuisé” ? Désormais il pouvait s’entraîner encore plus durement le lendemain. Et quand il posait le vélo ? « C’est comme si j’avais pris huit tasses de café, raconte Tilin, qui a écrit à propos de son expérience dans le livre The Doper Next Door: My Strange and Scandalous Year on Performance-Enhancing Drugs. Je désirais ma femme comme si j’avais encore 18 ans. J’allais au restaurant, je reluquais les serveuses, et ça ne me gênait pas du tout. Ça a l’air vulgaire. Mais c’était parfois drôle. »

Après avoir arrêté de prendre le produit, Andrew Tilin était tracassé par les possibles effets secondaires. Est-ce qu’il pourrait encore avoir des érections ? Est-ce qu’il allait finir par avoir une gynécomastie, un développement excessif des glandes mammaires chez l’homme, plus communément appelé “manboobs” ? Il ne vit rien d’anormal. Au lieu de cela, il se découvrit une nouvelle sympathie pour les athlètes de haut niveau. En fan acharné de cyclisme, il regardait auparavant le Tour de France avec un œil très critique. Ils sont tous défoncés à l’EPO. Tricheurs !

« Désormais quand des gens se font prendre, je m’en fiche. Evidemment qu’ils sont dopés. Ces mecs gagnent leur vie en faisant ce sport. »

Tilin soumet une hypothèse : « Imaginez que vous êtes le meilleur journaliste de votre rédaction, on vous donne tous les meilleurs sujets depuis des années, et puis un jour Joe Smith, qui a toujours été médiocre, arrive, et soudain, de manière inexplicable, il reçoit tous les bons sujets et les félicitations, dit-il. Puis son dealer vous prend à part et vous dit “Voilà les pilules vertes que j’ai données à Joe.” Qu’est-ce que vous faites ? »

Tilin a saisi l’hypocrisie qui règne dans la lutte antidopage. Il reconnaît les règles arbitraires – comment peut-on ne pas considérer la chirurgie laser de correction oculaire qui permet à un golfeur ou un joueur de baseball de dépasser les 10/10 en acuité visuelle comme illégale ? – et les contrôles inefficaces. Il compatit avec les athlètes pris par erreur. Comme Logan et d’autres, il pense que le combat ne peut pas être gagné. Et pourtant, lors de séances de signature de son livre, des cyclistes amateurs viennent le conspuer. « Tricheur ! » Sa petite amie actuelle est une triathlète hardcore. Elle déteste le livre. Elle trouve que c’est « de la dépravation ».

Il y a une veine moraliste très profonde en athlétisme, une préoccupation presque mystique avec les notions de propreté et de saleté, de naturel et de non naturel. Au début des années 1980, l’ancien président du CIO Michael Morris expliquait que « la création de l’homme artificiel est quelque chose qui tuera le sport ». Près d’une décennie auparavant, le journaliste de Sports Illustrated concluait son enquête en trois parties sur le dopage dans le sport en proclamant que l’usage de produits dopants touchait à la nature la plus fondamentale du sport : l’égalité de la compétition.

« Si vous légalisez le dopage, j’ai peur que cela devienne une course à l’armement pour celui qui pourra s’injecter le plus de produits dans les veines, explique Andrew Tilin. Même si nous continuons de perdre, je pense qu’il ne faut pas arrêter de se battre. Parce que l’alternative est encore plus sombre. »


Plus de 100 athlètes russes ont été bannis des Jeux olympiques de Rio. Photo Hannibal Hanschke-EPA

Max Mehlman, un professeur de bioéthique et de droit à la Case Western Reserve University de Cleveland, mène un combat contre la prohibition des produits dopants depuis les années 1990. A l’époque, le projet génome humain était en cours, et Mehlman était aux prises avec l’éthique de l’amélioration génétique pour les Instituts américains de la santé. Un collègue mentionna le dopage et en quoi cela contrevenait à “l’esprit du sport”.

« J’ai demandé ce que ça voulait dire, explique Mehlman, qui a aussi étudié l’usage de stimulants dans l’armée. Plus je sondais mes collègues et plus personne ne pouvait vraiment expliquer cela de manière convaincante. »

Mehlman a débattu du sujet avec des athlètes, des journalistes sportifs, d’autres chercheurs, et même Dick Pound, l’ancien directeur de l’Agence mondiale antidopage. Le dopage c’est mal, lui a-t-on dit, parce que c’est contre les règles. OK, mais personne ne mène de croisade intellectuelle contre les mains au football. C’est mal parce qu’il y a des risques pour la santé. C’est sûr, mais comme les pré-adolescents qui font de la gymnastique. C’est mal, parce que, bon, c’est du dopage. Comment expliquer alors les injections de cortisone qui permettent d’oublier la douleur ?

« Un journaliste sportif m’a raconté que la différence entre les stéroïdes et un truc comme les perches en fibre de carbone (une avancée technologique du saut à la perche, ndlr), c’est que vous avalez les stéroïdes, raconte-t-il. Et c’est pour ça que c’est mauvais. »

Finalement, Mehlman en conclut que la lutte antidopage avait moins à voir avec le fait de protéger les athlètes – les gens font toujours de la boxe et du football américain malgré les commotions cérébrales, non ? – qu’avec la protection d’une idée : l’égalité de la compétition. Le sport comme méritocratie, avec des résultats sur la piste, le terrain, le court, qui récompensent les efforts et la volonté de gagner.

Et cela a donc conduit Mehlman à se poser la question : le sport ne prendrait-il pas la chose à l’envers ? « Avec des sanctions contre les dopés, on ne compare pas les efforts en compétition, explique-t-il. On compare la chance. La chance d’avoir hérité de bons gènes, et d’être né dans une famille aisée, intéressée par le sport. D’avoir eu accès aux meilleurs entraîneurs. Une quantité énorme d’accomplissements est due à ces facteurs. Le dopage pourrait remettre tout le monde sur le même pied d’égalité. Pourquoi ne pas laisser les gens qui n’ont pas eu de chance à la roulette génétique se doper ? »

Le dopage légal pourrait-il enlever les obstacles pour parvenir à une égalité totale entre les athlètes ? Photo Kirby Lee-USA TODAY Sports

Cette année, l’universitaire écossais Paul DiMeo a donné une interview au Times of London dans laquelle il expliquait que l’idéal de l’athlète naturel était un anachronisme, que certains produits pouvaient être utilisés sans danger pour la récupération et la performance, et que peut-être, les politiques antidopage demandaient à être réexaminées. Il fut rapidement destitué de son poste de président du comité antidopage de USA Cycling, l’instance qui gouverne le cyclisme aux États-Unis. Comme Doug Logan, il demandait simplement d’ouvrir le débat. Et comme Andrew Tilin, le cycliste amateur-écrivain, il fut rejeté avec un mépris puritain.

« Les produits dopants sont difficiles à gérer, explique Hoberman, l’historien de l’université du Texas. Il faut l’admettre. Mais notre société a vraiment du mal à les accepter de manière rationnelle. »

Est-ce que ça peut changer ? L’an dernier, la DEA (Drug Enforcement Agency, la branche de la police fédérale américaine chargée de lutter contre le trafic de stupéfiants, ndlr) a annoncé qu’elle avait découvert 16 laboratoires clandestins mettant au point des stéroïdes et avait saisi des centaines de milliers de flacons de produits dopants dans une opération d’infiltration s’étendant dans 20 Etats et quatre pays étrangers. Le journaliste d’investigation David Epstein releva alors ce qui semblait évident : ça fait beaucoup de prods. Avant de pointer vers ce que ça sous-entendait : ça fait surtout beaucoup de consommateurs. On ne peut pas tout mettre sur le dos des sportifs de haut-niveau.

Pour preuve : entre 2005 et 2011, les ventes d’hormones de croissance aux Etats-Unis ont bondi de 69%. En comparaison, les ventes de médicaments les plus courants ont augmenté de 12% sur la même période. On vit dans une culture du dopage, selon Hoberman, une époque où les pilotes militaires prennent des amphétamines et du Modafinil pour rester éveillés, où les étudiants et les professeurs se concentrent grâce à l’Adderall, où les acteurs et producteurs d’Hollywood prennent des produits do