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Le futur de l’Afrique se joue dans la bière ghanéenne au sorgho

À 62 ans, Clement Djameh boit au moins une bière par jour. Depuis 2003, il remplit son verre à la tireuse avec un mélange de sa fabrication : il utilise exclusivement du sorgho, une céréale originaire d’Afrique. Le houblon est le seul élément importé.

Clement et son acolyte Fash Sawyerr sont les fondateurs de la toute première micro-brasserie du Ghana : Inland Microbrewery, située à Kwabenya, un quartier de la banlieue de la capitale, Accra. Leurs locaux sont situés dans un bâtiment couleur miel un peu décati mais dont les colonnes rappellent la Grèce antique. À première vue, l’endroit semble abandonné. Une vieille voiture rouille devant la porte d’entrée.

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À l’intérieur, c’est la surprise : une brasserie totalement opérationnelle composée de pièces sur mesure et d’éléments importés – certains ont l’air d’avoir plusieurs dizaines d’années d’exercice dans les jambes.

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Clement Djameh accoudé à une des machines de la brasserie. Toutes les photos sont de Danny Paez.

L’installation la plus précieuse de Fash et Clement, c’est sans doute le « Fûtrigérateur », un réfrigérateur en haut duquel ils ont installé un robinet à bière directement connecté au fût à l’intérieur. Il permet de garder la bière bien fraîche pendant les événements qui ont lieu à la micro-brasserie. En comptant les frais de livraison, un fût coûte 45 $ (40 euros environ).

La Inland produit différentes variétés de bière. Contrairement aux deux plus grandes brasseries commerciales du Ghana, elle n’utilise pas de malt importé.

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Différentes variétés de sorgho que Clement a mis au banc d’essai.
ghanamicrobrewery_DSCN0363 Aperçu de toutes les bières que Clement met au point dans les locaux de l’Institut de recherche alimentaire du Ghana.

Pour l’instant, Fash et Clement répondent surtout à des commandes privées, mais la Inland pourrait devenir le symbole d’une nouvelle industrie en Afrique de l’Ouest : une bière artisanale qui offre aux fermiers locaux cultivant le sorgho, la possibilité de joindre les deux bouts.

Après une visite rapide de la brasserie, Clement me fait découvrir une très bonne stout qui dévoile des notes de banane plantain. Elle est plus douce – et plus adaptée au climat tropical du Ghana – qu’une Guinness Foreign Extra Stout, gamme produite à Lagos, au Nigéria, avec parfois du sorgho à la place de l’orge.

En 1986, le Nigéria avait temporairement interdit les importations de malt d’orge, obligeant ses brasseries à utiliser du sorgho et du maïs.

« La mise en place de cette interdiction a bien embêté tout le monde », explique Alex Speers, directeur du Centre International de Brassage et Distillation (ICBD) de l’Université Heriot-Watt d’Édimbourg. « Il a fallu beaucoup de travail pour trouver une alternative convaincante. »

Clement a lui aussi galéré avant de créer ses propres bières. Il a pris la peine de tester soixante-dix variétés de sorgho avant de sélectionner la douzaine qu’il utilise à présent pour le brassage. Tout cela n’aurait pas été possible sans un financement de l’ONU – Clement fait partie d’un projet de recherches mené par l’Institut de Recherches Alimentaires du gouvernement ghanéen.

Avant que le réseau électrique ghanéen ne soit entièrement stabilisé cette année, il n’était pas le plus fiable et les pannes de courant étaient légion. Comme Clément ne pouvait pas faire confiance à cette source d’énergie pour maintenir sa bière à la température désirée, il a décidé de faire brûler les cosses des fruits de palmier comme source de combustible.

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Clement et ses cuves de brassage.

Clement a grandi dans la région du Volta, une zone du Ghana autrefois occupée par l’Allemagne. Il a été confronté à la bière dès son plus jeune âge. Le père de Clement était professeur d’allemand et jouait souvent le rôle d’interprète pour les touristes teutons, partageant parfois une pinte avec eux devant les yeux de son fils, fasciné. Clement s’était alors promis qu’un jour, il apprendrait à en fabriquer.

Avec l’équivalent ghanéen du baccalauréat en poche, Clement a obtenu une bourse pour partir étudier l’art de la bière en Allemagne dans une université technique de Munich. Il est ensuite retourné au Ghana où il a travaillé pendant plusieurs décennies pour l’une des plus grosses brasseries du pays.

C’est à la suite de tout ce parcours qu’il a décidé d’ouvrir la sienne, choisissant de brasser une bière capable d’aider son pays en mettant en valeur des ingrédients locaux.

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Une bière sur mesure créée pour fêter l’anniversaire d’un client.

Comme l’a fait remarquer Bill Gates, le sorgho a un avantage sur le blé : il supporte très bien le climat aride et sans pluie. Alors que le réchauffement climatique menace de plus en plus de régions du monde, le sorgho pourrait devenir une céréale cruciale – aussi bien dans la bière que dans nos assiettes.

À plus court terme, le brassage d’une boisson du pays a le mérite de mettre en valeur la culture locale.

« Cela va permettre de redorer le blason du Ghana. Les gens ne pensent pas qu’une bière locale peut avoir autant d’importance, mais c’est bien quelque chose dont nous pouvons être fiers et que personne ne peut nous enlever », explique Mawuena Akyea, réalisateur et écrivain Américano-Ghanéen.

Malgré cet appel patriotique, la bière ghanéenne peine à trouver un public en Afrique de l’Ouest. Ce n’est pas un problème de fierté nationale mais plutôt de marché. À Accra, la présence de nombreux centres commerciaux « à l’Occidental » révèle l’existence d’une classe moyenne dynamique, mais elle représente encore une part très faible de la population.

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D’un robinet importé coule la bière.

Une étude du Pew Research Center datant de 2015 a montré qu’avec un revenu journalier compris entre 10 et 20 $, seulement 6 % des Africains (sans compter l’Afrique du Sud qui est un cas particulier) peuvent être considérés comme appartenant à la classe moyenne. On imagine mal la majorité du continent se mettre à dépenser son peu d’argent dans une bière artisanale tendance.

Clement a trouvé une clientèle pour ses bières : la communauté des touristes et autres expatriés. Le marché est en constante augmentation : si l’on en croit les données de la Banque Mondiale, le Ghana gagne chaque année 100 000 touristes depuis 2011.

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Clement et l’auteur de l’article, en pleine dégustation.

Comme d’autres brasseurs africains, Clement songe à exporter. Le marché des bières artisanales est en train d’exploser en Amérique du Nord et en Europe, selon les données du centre de recherches économiques IBISWorld.

De plus, les bières à base de céréales atypiques sont très recherchées par certains consommateurs soucieux pour leur santé car elles sont souvent sans gluten – c’est le cas de la bière de sorgho. Malgré cette qualité, la céréale africaine ne fait pas encore d’émule.

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Clement devant le matériel de l’Institut du recherche alimentaire du Ghana avec lequel il a mené ses expérimentations.
Les amateurs de bière aiment goûter d’autres céréales mais on peut sans doute avancer que le sorgho est encore vu comme un succédané, une graine qu’on utilise uniquement si l’on n’a pas d’orge malté

« », expliquent Jessica Boak et Ray Bailey, les rédacteurs derrière Boak & Bailey, un blog spécialisé dans l’univers de la bière.

Malgré tous ces éléments, Clement continue de regarder de l’avant avec optimisme. Il faut dire qu’il constate une hausse de la demande locale pour ses bières. Son rêve serait d’ouvrir un jour une chaîne de brasseries dans tout le Ghana.

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Clement et Fash devant leur brasserie.
« À la fin de cette année, j’installerai ma micro-brasserie ici. J’ai envie de transformer cet endroit en

Pendant le trajet de quarante minutes dans les rues embouteillées d’Accra pour aller jusqu’à sa brasserie, Clement me montre un grand terrain vague. Il m’explique que la municipalité prévoit d’y aménager un parc.

biergarten. »