2014 nous a enfin plongé dans le futur dégueulasse qu’on nous promettait depuis des années. L’humanité est désormais formée dans sa grande majorité par ce qu’on appelait les « emo de myspace » il y a 10 ans (eh oui, vous êtes vieux) : des gens moches qui se prennent en photo à longueur de temps et s’auto-congratulent pour leur bon goût et leur connaissance de la carrière d’Aphex Twin ou de George Lucas. Fort heureusement certains de nos rapports sont encore régis par les règles millénaires qui nous ont fait passer de chasseurs/cueilleurs à stagiaires en boîte de prod. L’une d’entre elles se nomme « commerce » et implique des sommes d’argent plus ou moins importantes. Si vous avez récemment essayer d’échanger un poireau contre une pinte de Leffe, vous savez de quoi je parle.
Cette règle stipule que si vous fournissez un travail, il doit vous être payé par la personne qui bénéficie du fruit de votre labeur. Étrangement, elle semble ne pas concerner les gens qui travaillent dans ce trou à rats qu’on appelle le music-business. Je m’explique. Actuellement le système est organisé de la façon suivante : un groupe a un agent européen qui lui-même sous-traite dans chaque pays avec un agent local. C’est lui qui trouve les dates de concerts et les soumet à validation à l’agent au-dessus de lui, puis à l’artiste. Entre l’agent et le groupe il y a cet audacieux kamikaze qu’on appelle le promoter. C’est lui qui fait jouer le groupe dans sa salle, son café, à l’arrière d’un camion de l’armée (coucou, Le Réveil Des Tropiques) ou son écurie (toujours Le Réveil Des Tropiques). C’est donc lui qui doit payer l’agent jusqu’à ce que ça remonte à l’artiste (tout le monde se sucrant au passage, vous l’aurez compris).
Le souci c’est que (en général) 30 jours avant le concert, l’agent verse 50 % d’avance, puis, le jour du concert, il vire le solde. Si le promoter joue au con et ne paye pas, ça fait donc un sacré découvert à la fin du mois pour le booker. Et c’est à ce jeu passionnant qui rappelle le film Traque sur Internet avec Sandra Bullock que se prêtent les agents de groupes et les promoters locaux (pas tous, mais un ratio suffisant pour que ça devienne franchement pénible).
Je ne sais pas pourquoi les promoters pipotent autant leurs créanciers. Si vous avez déjà trompé votre conjoint(e), vous savez bien que faute avouée est à moitié pardonnée (ou quelque chose dans ce genre là). Pourquoi repousser le moment fatidique d’annoncer « j’ai pas de thunes » ? Je ne comprendrai jamais ça.
Videos by VICE
Voici donc une liste à peu près exhaustive des profils de poisons que l’on rencontre dans ce milieu sans foi ni loi et auxquels on doit s’accrocher aussi fort qu’un bed bug aux testicules d’un new yorkais pour espérer récupérer son dû.
CELUI QUI FAIT LE MORT
C’est avec lui que c’est dur. Il a « oublié » de payer l’avance, puis le lendemain du concert de Godflesh, il ne répond plus. Il a donc encaissé l’argent du concert, celui que les gens ont donné en pensant soutenir l’artiste. Sauf qu’en fait non, ils ont juste mis de l’argent sur le compte d’un mec qu’ils ne connaissent même pas. Vous trouvez que ça ressemble à ce que pratiquent ces veuves congolaises sur votre boîte mail? Vous avez totalement raison. Musicalement vôtre.
CELUI QUI SE MET EN FAILLITE
Bah ouais, t’es en faillite, t’es plus solvable. Tu peux tranquillement enfiler des gens honnêtes et remonter une autre boîte derrière. Et être un mec aussi respecté que Barry Hogan (le boss des festivals ATP) ne vous empêche pas pour autant d’avoir des retards de paiement de plus d’un an qui obligent les petits agents français à expliquer à leur staff que, cette année encore, ils n’auront que des oranges pour Noël.
CELUI QUI APPLIQUE LA TECHNIQUE MADOFF
Eh ouais, trader-promoter même combat. Tu payes ton concert de Julien Doré avec les sous du concert de Neurosis. Et puis un jour le Jenga se pète la figure et tu ne dors plus à force de recevoir des menaces de mort.
CELUI QUI « A BESOIN DE TRÉSO »
« Écoute je suis désolé, on attend un nouveau caisson de subventions, du coup je te paierai ton concert de mars après l’été, ok ? ». Pas de souci mec, super idée, tiens moi aussi je vais expliquer à mon proprio que j’ai découvert la coke, mais que comme c’est trop super et que ça coûte méga-cher, je paierai mon loyer de janvier en fin d’année quand j’aurais fini ma crise de la trentaine, ok ?
CELUI QUI S’EST BIEN PLANTÉ ET QUI A PERDU 3000 BOULES
Organiser un concert est à peu près aussi risqué que de demander à Vladimir Poutine s’il a déjà piné des garçons de moins de 18 ans. Tout coûte un bras surtout depuis que certains artistes se croient tout permis. Donc avant de se dire « ça va le faire, t’inquiètes, y aura du monde un lundi soir de décembre pour voir Liturgy au Klub » (22 payants), il vaut mieux s’assurer que votre cochon est rempli de pièces. Les concerts vides c’est la plaie pour tout le monde (d’ailleurs je ferai sûrement un guide là-dessus aussi).
CELUI QUI A DÉCIDÉ DE CUMULER TOUT ÇA
Comment dort-il ? Combien de temps va-t-il réussir à donner le change ? Sa vie ne risque-t-elle pas d’inspirer un roman d’Emmanuel Carrère qui sera adapté au cinéma avec Daniel Auteuil dans le rôle principal (ce qui est peut être encore pire que tout le reste, quand on y réfléchit) ? C’est un mystère. Mais s’il pouvait comprendre que certaines personnes essaient de faire les choses correctement et de se respecter suffisament pour aller mourir dans les flammes du Burning Man, il y a fort à parier que l’humanité se porterait mieux.
En résumé, si depuis presque 40 ans vous allez voir des concerts, c’est qu’il y a un forçat qui l’a organisé derrière. Si vous voulez vous surendetter, essayez les collections d’Art Toys ou les food trucks gastronomiques plutôt qu’organiser des concerts. Pour le reste, laissez les adultes travailler ça vaut sûrement mieux pour tout le monde. Et comme on dit : Support your Scene !
Cet article est dédié à Christophe Ehrwein, Kongfuzi et à tous les bookers de concerts qui luttent chaque jour contre les forces obscures.
Adrien Durand lutte chaque jour contre les forces obscures que ce soit ici, chez Villette Sonique ou dans tous les trucs hasardeux dans lesquels il est impliqué. Il est sur Twitter – @AdrienInBloom