L’histoire de New Order est celle d’une légende du rock : l’un des groupes les plus novateurs du genre perd son leader torturé avant même de percer de l’autre côté de l’Atlantique. Après le suicide de Ian Curtis, plutôt que de rester dans l’ombre pesante de Joy Division, les membres restants du groupe choisissent de se reformer et de changer de nom. Berrnard Sumner (guitare et désormais chant), Peter Hook (basse) et Stephen Morris (batterie) sont rejoints par Gillian Gilbert (claviers), petite amie de ce dernier, et abandonnent progressivement leur minimalisme froid au profit de quelque chose de plus gros et plus ambitieux. Leur mélange de post-punk et de house leur vaut une renommée internationale.
Avec l’aide de Factory Records, New Order définit les contours de la nouvelle pop britannique, qui voit son foyer passer du chic Londres au sordide Manchester. Ce foyer s’articule tout naturellement autour de l’Haçienda, le club mythique qui donnera naissance à la scène acid house au Royaume-Uni. Entre le club et ses pochettes de disques créatives et artistiques, le groupe n’est pas vraiment rentable pour le petit label. Le maxi « Blue Monday », qui a la réputation, peut-être à tort, d’être le titre le plus apprécié de New Order, entraîne en réalité de grosses pertes financières.
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Mais New Order ne se résume pas qu’à des guitares angulaires et des beats 808. À travers ses neuf albums, le groupe a embrassé tous les genres musicaux, de la pop à la rave hédoniste, et vice-versa. Il a également eu l’intelligence de permettre à d’autres d’entrer dans son alchimie musicale, offrant aux fans des sons dansants et des remixes de producteurs tels que Shep Pettibone et Andrew Weatherall – des débutants à l’époque. Bien que l’œuvre limitée mais très influente de Joy Division ait servi de modèle à la « grande musique » de U2 et Echo and The Bunnymen, pour ne citer qu’eux, seule la pop honnête de New Order a réussi à atteindre une telle notoriété.
L’école jangle pop effervescente
New Order n’est pas devenu un leader dance-punk du jour au lendemain – ils ont développé leur rôle de beatmakers progressivement. Cette playlist comprend les titres qui ont marqué la transition entre la noirceur de leur son d’origine et l’énergie maniaque de leur son futur. Leurs premiers singles, dont « Procession », ont été écrits avec Joy Division, et leur premier album, Movement, sorti en 1981, est sans doute le moins orienté dance. Pourtant, Movement se rapproche de l’utopique « Dreams Never End » – un clin d’œil du groupe au virage musical qui guidera ses morceaux à venir.
On retrouve des lignes de guitare similaires dans les dernières œuvres de New Order. Leur album le plus dansant, Technique – enregistré à Ibiza en 1989 – comprend « All the Way », une chanson si euphorique qu’elle pourrait presque passer pour une chanson du Teenage Fanclub, si ce n’était le chant laconique de Bernard Sumner. « Paradise » et « Weirdo », deux morceaux sortis sur l’album Brotherhood, sont le meilleur coup double de l’histoire de New Order, ainsi que la meilleure réussite du groupe en termes de power pop. D’autres titres comme « Love Vigilantes », « Face Up », et le tant adoré « Age of Consent », se démarquent des morceaux synthpop par leur ligne de guitare. Même « 60 Miles An Hour », le point culminant de leur album Get Ready sorti en 2001, se rapproche de l’énergie nerveuse et entraînante de leurs débuts.
Playlist : « Procession » / « Dreams Never End » / « Weirdo » / « Age of Consent » / « The Village » / « Face Up » / « All Day Long » / « Love Vigilantes » / « Way of Life » / « All the Way » / « 60 Miles An Hour »
L’école rock gothique et pensif
« Quoi que tu fasses, ton environnement, le lieu où tu vis, déteint sur ta musique. Et dans notre cas, c’était Manchester et tous ces foutus clubs. Nous étions entourés par des immeubles abandonnés et des bâtiments délabrés… c’était la désolation totale », déclarait Stephen Morris dans une interview pour Noisey en 2015. Movement, le premier album de Joy Division devenu New Order, sans Ian Curtis, donc, est tout aussi austère, bien que ponctué par des explosions d’énergie nerveuse. L’exceptionnel « Senses » est un ouragan en bouteille, avec un faible bourdonnement, une batterie constante et des collisions incessantes. La tempête se veut à la fois interne et naturelle : les débuts du groupe en 1981 ont été émotionnellement difficiles. Comment surmonter la mort d’un ami et chanteur de votre groupe à la veille de votre première tournée en Amérique du Nord ? À l’aide de quatre mots : « See you at practice ».
New Order opère la césure avec Joy Division et parvient à trouver ses propres couleurs avec Power, Corruption & Lies (1983). Reste qu’il est impossible d’enregistrer à côté d’un cimetière sans réfléchir à la condition humaine. « Leave Me Alone » est un morceau émouvant, en particulier pour Bernard Sumner – la guitare et les paroles au sujet de l’isolement provoquent un sentiment de lassitude partagé. Lors de la sortie de Low-Life en 1985, New Order est déjà plus à l’aise avec les sampleurs et les synthés. « Ton nom peut être Dieu mais tu ne me dis pas grand-chose », chante Sumner sur « Sunrise », une élégie instrumentale obscure pour Ian Curtis.
Playlist : « Senses » / « This Time of Night » / « Everything’s Gone Green » / « Paradise » / « We All Stand » / « Truth » / « Angel Dust » / « Leave Me Alone » / « Sunrise » / « Elegia » / « The Him » / « Guilty Partner »
L’école du dancefloor de l’Haçienda
La boîte à rythmes hypnotique et l’intro de synthé de « Blue Monday » parlent d’elles-mêmes. Sorti en 1983, ce premier tube est le fruit d’un heureux hasard : le groupe perd malencontreusement les sons qu’il a enregistrés et, ne parvenant pas à reproduire la même ligne de percus, donne naissance à la gamme de sons désormais emblématique et hypnotique que l’on connaît tous. Trois décennies plus tard, « Blue Monday » est le maxi le plus vendu de tous les temps et le plus représentatif des dualités au coeur de New Order : les beats sautillants et les paroles moroses, la précision de Kraftwerk et la primitivité du post-punk, la pureté de l’art et le commercial accidentel.
L’impact de New Order sur la musique électronique est mieux représenté par le remix de « Confusion » par Pump Panel (1995), devenu une véritable référence de la pop culture grâce à la B.O. de Blade. Alors qu’en 1983, le single « Confusion » s’efforçait de capturer le son des clubs new-yorkais, il a revêtu un vernis plus italo-disco en 1987. Ce qui est sûr, c’est que les synthés adoptés par New Order à l’époque de Power, Corruption & Lies sont devenus intrinsèques à leur ADN, au même titre que la ligne de basse haute et puissante de Peter Hook. « Bizarre Love Triangle », sorti sur l’album Brotherhood en 1986, est un titre brillant, qui réfracte la lumière synthpop à chaque tournant comme une boule disco.
L’enregistrement de Technique n’a pas été de tout repos. « On a passé les vacances les plus chères de notre vie. On a voulu enregistrer l’album à Ibiza, ce qui était une erreur. C’était pile au début de ce qu’on a plus tard appelé l’acid house, ce qui était une erreur encore plus grossière », a déclaré Stephen Morris à Noisey en 2015. « Bon, on s’est bien éclaté à l’extérieur du studio. » Même avec les nombreuses distractions sur l’île et un sample improbable de bêlements de moutons, Technique est l’album le plus dansant, le plus cohérent et le plus insouciant de New Order.
La nature dance de New Order a évolué jusqu’à devenir la signature sonore du groupe, mais pas sans quelques interruptions créatives. Music Complete, sorti en 2015 – le dernier album du groupe et le premier sans Peter Hook – est un joli retour aux beats lourds après que les relations chaotiques du groupe ont éclipsé Republic en 1993 et leur discographie des années 2000. Le retour de Gilbert aux claviers après un congé maternité définit bien plus l’album que le départ de Hook – et pour le mieux. Avec Music Complete, c’est un New Order qui renoue avec les synthétiseurs. Un New Order sans tensions internes. Un New Order qui collabore avec beaucoup d’artistes, dont La Roux, sur des morceaux dance comme « Plastic » et « People on the High Line ». C’est leur meilleur album depuis Technique et un hommage à leurs 40 ans de renaissance improbable.
Playlist : « Blue Monday » / « Confusion ‘87 » / « Confusion » (Pump Panel Reconstruction Mix) / « Bizarre Love Triangle » (Shep Pettibone 12” Mix) / « Fine Time » (Steve ‘Silk’ Hurley Remix) / « Round & Round » / « Vanishing Point » / « Plastic » / « People on the High Line » / « Jetstream » (Richard X Remix) / « World »
L’école rock de stade accidentel
Les membres de New Order sont des anti-rockstars : ils accordent peu d’interviews, évitent de montrer leur visage sur les pochettes d’album, et tournent rarement pour un groupe de leur envergure. En même temps, leurs titres sont devenus cultes sans même qu’ils l’aient voulu, et ce, dès leur premier single, « Ceremony », sorti en 1981 – l’une des dernières chansons qu’ils ont écrites avec Ian Curtis. Grâce à l’intro plus légère et optimiste de Peter Hook et la guitare électrique de Bernard Sumner (plus tard Gillian Gilbert), « Ceremony » est un symbole improbable d’optimisme tant en termes de son que de contexte : Joy Division est mort, vive New Order.
« Temptation », leur chanson la plus jouée en live, s’inscrit dans cette continuité en 1982 avec un synthé palpitant qui accompagne la touche électrique de Bernard Sumner. « The Perfect Kiss », sorti sur Low-Life, est aussi le parfait témoignage des capacités de performance de New Order. La version longue du clip de 11 minutes de Jonathan Demme en 1985 est une étude étape par étape de la façon dont New Order est devenu New Order : un clavier habile, un sampleur et une ligne de guitare.
L’album Brotherhood (1986) et la compilation Substance (1987) sont aussi pleins de guitares et de synthétiseurs. « True Faith » a été créée pour promouvoir Substance, et ça a très bien marché : cette méditation sur la toxicomanie a valu à New Order son premier single classé au Billboard Hot 100, développant de fait son succès aux États-Unis. Leurs meilleurs morceaux des années 1990 et 2000 étaient plus rock, ce qui était en partie dû à l’époque, au souhait de Sumner de rompre avec les synthés, ainsi qu’à l’absence de Gilbert. Au moins, New Order ne s’est essayé au metal qu’une seule fois.
Playlist : « Ceremony » / « Temptation » / « The Perfect Kiss » (Live Version From Video) / « Weirdo » / « Broken Promise » / « True Faith » / « Touched by the Hand of God » / « Thieves Like Us » / « Run » / « Regret » / « Slow Jam » / « Hellbent »
Les projets parallèles
Les articles qui paraissent sur New Order aujourd’hui évoquent avant tout les tensions internes entre Peter Hook et les autres membres groupe. Hook continue de faire la tournée des clubs et des salles de concerts avec son nouveau groupe, Peter Hook & The Light, tandis que les autres jouent devant un public bien plus large. C’est un peu compliqué. Mais bien sûr, tout n’a pas toujours été ainsi.
Même quand tous les membres du groupe étaient sur la même longueur d’onde, ils ont trouvé le temps de participer à d’autres projets. Le plus remarquable était Electronic, un groupe de dance fondé par Bernard Sumner et Johnny Marr des Smiths. Au cours de ses onze ans d’existence, le groupe a sorti trois albums (tous classés dans le Top 10 au Royaume-Uni) ainsi qu’une poignée de singles avant de se dissoudre en 1999. Si les synthétiseurs constituent l’identité de New Order, c’est peut-être ce qui a poussé Sumner à lancer son projet alternatif dès 1984. En 2009, Sumner remonte un nouveau groupe nommé Bad Lieutenant avec Phil Cunningham, qui ne sortira qu’un album de power-pop avant de disparaître à nouveau.
Sumner n’est pas le seul à avoir collaboré avec un ancien membre des Smiths, puisque Peter Hook a fondé un groupe (sans doute né d’une blague) constitué de trois bassistes, dont Andy Rourke et Mani des Stone Roses. Freebass n’était en réalité rien de plus que de la curiosité et s’est soldé par quelques paroles dures entre Mani et Hooky.
Enfin, Stephen Morris et Gillian Gilbert ont eux aussi quitté le bateau pour fonder leur propre groupe, The Other Two. Les deux albums qu’ils ont sortis – bien qu’ils ne soient pas vraiment essentiels – sont une belle annexe à leur vie conjugale.
Playlist : Electronic : « Get the Message » / « Getting Away With It » / « Forbidden City » / « Until the End of Time » / « Make It Happen » / « Can’t Find My Way Home » ; Freebass : « It’s Not Too Late » / « World Won’t Wait » ; Bad Lieutenant : « Sink or Swim » / « Twist of Fate » ; Stephen and Gillian Songs/Remixes : « Swing Robot » / Nine Inch Nails : « God Given Stephen Morris and Gillian Gilbert remix »
Cet article a d’abord été publié sur Noisey U.S.