Les habitants l’appellent le « carré des malades ». Une rangée de 600 tombes mystérieusement à l’écart des autres, dans une géométrie presque parfaite. Des tombes sans marbre, recouvertes de gravier blanc. Bienvenue au cimetière de Dun-sur-Auron, commune française du Cher qui accueille depuis la fin du XIXe siècle des « aliénés tranquilles ».
Depuis 1892, ce village de 4 000 âmes expérimente un modèle psychiatrique novateur : faire sortir de l’asile des personnes séniles, des grands dépressifs ou des psychotiques considérés comme « aliénés chroniques tranquilles », et les installer chez des familles du village ou dans la campagne aux alentours. Avec la liberté comme alternative de guérison. En 130 ans, des milliers de patients ont défilé dans les rues du village, reconnaissable à ses fortifications moyenâgeuses.
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Et c’est une enfant du pays, la journaliste Juliette Rigondet, qui raconte cette étonnante histoire dans son ouvrage Un village pour aliénés tranquilles. Un livre pour les faire sortir de l’oubli. Durant plusieurs mois, elle s’est plongée dans les piles de dossiers médicaux empilés dans les archives de l’hôpital. Elle détaille : « Je voulais restituer des bribes de leurs vies à travers ces dossiers, véritables puzzles de vie. Comme si on notait des noms sur le mur d’un mémorial. Chacun de ses dossiers recèle une vie de roman. » Parmi ces documents, l’écriture des patients – à l’image de cette femme qui consignait chaque instant de sa vie sur des feuilles publicitaires arrachées et reliées –, des photos, des lettres échangées…
Mais revenons en 1892, date historique du lancement de la colonie. Les asiles, créés par la loi de 1838, sont au bord de l’explosion. Surchargés, ces établissements deviennent l’enfer pour les patients, les rendant plus « fous » qu’ils ne l’étaient auparavant. Pourtant, le nombre de malades explose : environ 11 000 en 1838, plus de 60 000 en 1 890. Les causes ? La promesse de meilleures conditions de vie, qui auraient poussé les familles à placer leurs proches, la progression de la science hygiénique, et surtout de plus en plus de personnes incluses dans la catégorie des « aliénés » : épileptiques, alcooliques, “idiots et imbéciles”, surmenés intellectuels… Il suffisait d’ailleurs parfois d’insulter un agent de police pour se retrouver enfermé. Derrière les murs : camisoles, liens aux poignets et aux chevilles, réclusion en cellule, bains froids de plusieurs heures, seaux d’eau au visage… Bilan : un maigre résultat de 27 % de guérison en France en 1 874.
Face à cette catastrophe, plusieurs psychiatres vont tenter de changer les choses. Parmi eux, Auguste Marie, jeune interne en psychiatrie à Sainte-Anne (Paris). À 27 ans, le docteur n’hésite pas à s’exiler à Dun pour y mener l’œuvre de sa vie : la colonie. Celui qui aimait répéter qu’ « il n’y a pas de méchants, il n’y a que des souffrants » est fortement inspiré par les pratiques du no-restreint et de l’open-door, déjà mises en place en Écosse. En 1890, après plusieurs délégations, son rapport est si convaincant que le docteur Deschamps – chargé d’étudier la possibilité d’une colonie – est conquis par le bien-fondé du projet.
Il ne reste plus, alors, qu’à trouver le lieu. Dun, touchée par une crise économique liée au chômage, à l’exode et aux catastrophes naturelles, fait figure de ville idéale pour le projet. Après une première réunion réussie, quarante familles se déclarent prêtes à recevoir des malades contre rétributions. Le 2 juillet 1892, la colonie est née. Cinq mois plus tard, Marie arrive avec vingt-quatre malades. La première année, 73 femmes y sont transférées, jugées plus calmes que les hommes.
Rapidement, le projet prend de l’envergure et la population réclame davantage de pensionnaires. En 1910, on dénombre 962 patients, et plus de 1 500 en 1939. Si les pensionnaires de départ sont principalement des femmes « tranquilles », on observe dès les cinq premières années des « cas plus compliqués » : délires de persécution, hallucinations, démence, idées mélancoliques et suicidaires… Juliette Rigondet, à l’école de Dun jusqu’à ses dix ans, revient sur le climat de son enfance : « Notre position dans la famille était particulière puisque j’ai toujours connu mon oncle et ma tante qui étaient psychotiques et potentiellement délirants. Je savais que, l’un comme l’autre, ils avaient énormément souffert et traversé des choses très dures. » Elle poursuit : « J’entendais des propos qui me choquaient, comme “vous savez de toute façon ils ne sont pas comme nous, ils ne souffrent pas.” Et pourtant, on savait qu’il y avait une grande souffrance. »
Au-delà des moqueries, ce projet psychiatrique novateur crée aussi des divisions : entre habitants – pro et contre l’instauration de la colonie –, entre locaux et personnes de l’extérieur, ou encore entre familles, afin de savoir qui aurait « les meilleurs » patients. Pour la journaliste, le plus frappant reste le point de vue des touristes : « J’entends encore aujourd’hui des gens rire en disant “c’est vraiment un village de dingues” ou “c’est quoi ce village de fous”. Il y a deux ans je faisais le portrait d’un historien, qui pensait que les habitants étaient touchés par un syndrome local (rires). » Une blague répandue à Dun relate d’ailleurs que lorsqu’un inconnu demande son chemin, il peut être surpris de la réponse s’il tombe sur un patient…
Ce qui prime n’est néanmoins ni les moqueries ni les divisions, mais bel et bien l’avantage premier de la colonie : offrir aux patients une liberté essentielle à leur guérison. S’il a existé auparavant certains modèles d’hébergement hors des institutions, souvent extrêmement coûteux, Dun-sur-Auron est réellement le premier lieu où l’on a osé, en France et à la fin du XIXème siècle, tenter cette « folle » expérience. Au-delà d’être « une solution thérapeutique économique », la colonie se révèle aussi une “entreprise philanthropique et citoyenne.”
« Je pense qu’il y a un manque de moyens comme partout en psychiatrie en France. Peut-être aussi qu’on ne croit pas assez à cet endroit et à cette façon de soigner qui n’est pas très connue »
Installés dans des familles d’accueil, les patients disposent de leur propre espace et de leur organisation personnelle des journées, excepté au moment des repas et des prises de médicaments. Questionnés peu après leur arrivée à la colonie sur leurs sentiments à Dun, une majorité de patients cite le soulagement face à ce gain d’autonomie : liberté d’aller et venir, logement presque à soi, travail avec un petit salaire et possibilité de rencontrer des personnes extérieures au milieu psychiatrique.
Du côté des modes de soin, Dun va suivre le schéma classique : adoption de la sismothérapie (électrochocs), premiers neuroleptiques en 1953, antidépresseurs… Mais l’innovation la plus marquante de la colonie est la nouvelle forme de thérapie psychiatrique qui « rend possible l’interaction des patients avec le monde extérieur ». Des patients au contact de la vie. Alberto Velasco, praticien hospitalier à Saint-Anne et spécialiste de l’accueil familial thérapeutique, l’affirme : même si les malades semblent parfois errer sans but, il serait plus positif d’errer dans un environnement libre qu’au sein des couloirs d’un hôpital psychiatrique.
Depuis 1973, la colonie est devenue un hôpital. Un peu plus de deux cent trente pensionnaires y sont rattachés. Tous en hospitalisation libre, avec leur consentement. Comme beaucoup d’hôpitaux, celui de Dun souffre d’un manque de moyens et de personnel hospitalier. « La disparition de ce mode de soin est une inquiétude, regrette Juliette Rigondet. J’ai du mal à y croire, mais tout dépend des évolutions futures, notamment avec le fameux plan d’Agnès Buzyn sur la psychiatrie. » Elle poursuit : « Je pense qu’il y a un manque de moyens comme partout en psychiatrie en France. Peut-être aussi qu’on ne croit pas assez à cet endroit et à cette façon de soigner qui n’est pas très connue. »
Cent trente ans après sa création, ce mode de soin fait encore débat. Certains le considèrent comme dépassé, à l’instar de la jeune psychiatre Pauline Labey, pour qui garder trop longtemps les malades dans les familles serait une autre forme d’asile. À l’inverse, le docteur Velasco considère ce mode de soin plus digne pour les personnes qui ne pourront jamais être autonomes. De plus, si le regard sur la maladie psychique a évolué, la peur de l’autre reste une constante dans nos sociétés. « Il y a la peur du migrant, la peur de celui qui est différent de nous, commente la journaliste. En 1892, une rumeur disait qu’il fallait être très fort pour être nourricier et calmer les patients. Puis ils se sont habitués. Aujourd’hui, les gens qui n’en logent plus disent que les patients sont beaucoup plus marqués qu’avant. Ce n’est pas vrai. Je vois les mêmes profils depuis mon enfance. »
Au milieu de ces six cents tombes du « carré des malades » de Dun, une épitaphe se démarque : « Je ne vous oublierai jamais ». Derrière ce message, la psychiatre très appréciée Berthe Fiévet, qui avait demandé à être enterrée en 1999 du côté des « malades ». Preuve que pour traverser la frontière, il n’y a qu’un pas.
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