Oubliez la CAN gabonaise et sa mascotte Samba, le meilleur du foot africain se trouve au Sénégal. Chaque année entre août et novembre, le pays de la Teranga accueille un championnat un peu spécial : les navétanes. Ce tournoi de foot réunit les équipes amateures des quartiers de chaque ville, des grandes métropoles aux plus petits villages, qui s’affrontent par catégorie d’âge au niveau local, départemental, régional puis national, jusqu’à désigner un “champion du Sénégal” officieux. Autour de ces matches du dimanche qui attirent des milliers de spectateurs, joueurs, dirigeants et supporters ont développé tout un folklore depuis la naissance de la compétition dans les années 50.
Illustration de cette folie qui entoure les navétanes lors d’une chaude après-midi de novembre, dans une arrière-cour de Liberté 3, un quartier de Dakar. Un coin d’ordinaire tranquille, aujourd’hui en ébullition. Tous les habitants des environs semblent s’être donnés rendez-vous pour un avant-match bien particulier. Ici, pas de préchauffe de hooligans pintés, d’analyses tactiques de consultants en costards ni d’invectives de kapos survoltés, mais une ambiance de kermesse de fin d’année scolaire. Les gamins s’égayent entre les jambes des mamas voilées, les hommes chantent, dansent ou zonent à l’ombre des quelques arbres qui résistent au soleil, bercés par le crépitement des oignons qui grillent dans d’immenses marmites. Une foule hétéroclite, qui partage un point commun : tous sont sur leur 31. Et pour cause, les supporters endimanchés sont venus encourager leur équipe de cadets, qualifiée pour la finale locale du championnat inter-quartiers. Un honneur, que chacun doit fêter comme il se doit, d’autant que Liberté 3 n’a plus atteint la finale du tournoi depuis 25 ans.
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Foutihou Ba, le président du club, est bien conscient de l’importance du rendez-vous. En sueur dans son boubou de gala, il surveille ses poulains du coin de l’oeil. Les 22 gamins massés dans le “vestiaire”, une sorte de poulailler géant posé au fond de la cour, s’adonnent à un mystérieux rituel. Les uns après les autres, ils s’aspergent d’une eau boueuse, sous les hourras des supporters. « C’est notre marabout qui leur a donné cette eau sacrée. Elle va nous assurer la victoire », avance Foutihou Ba, sûr de l’efficacité de cette « douche mystique » censée éloigner les djins, les démons qui pourraient pourrir leur match. Il faut dire que la technique est garantie sur facture, ou presque, par le sorcier en question, posé aux côtés du président. Son nom ? « Le Général », glisse discrètement l’intéressé. Car cet « agrégé en sciences mystiques », comme il se présente lui-même, est venu ici habillé en civil. Incognito.
Depuis le bord du terrain, à coups de formules magiques et de potions enchantées, “le Général” est donc le douzième homme de l’équipe. Ou plutôt le représentant terrestre de “la douzième force”. « C’est ainsi qu’on surnomme les pouvoirs spirituels auxquels on fait appel lors des matchs », explique Foutihou qui, en bon président, a mis toutes les chances de son côté : « En plus des bains sacrés, j’ai sacrifié un poulet ce matin pour nous assurer la victoire ». Mais cette assurance céleste a un prix car “le Général” facture ses services 200 000 CFA (320 euros) le match et jusqu’à un million et demi pour un tournoi complet (2 400 euros). Pour régler cette addition salée, toute la communauté s’est cotisée. La confiance est donc à son pic côté Liberté 3, alors que le car des joueurs déboule pour les emmener vers le stade et la victoire annoncée.
Le bus de l’équipe est un car rapide, une de ces vieilles guimbardes bariolées qui sillonnent les rues de Dakar. Le moteur toussote, mais parvient tant bien que mal à mener les joueurs aux portes du stade Demba Diop, le deuxième plus grand de la ville. 15 000 places très vite occupées par une foule prête à en découdre, car les navétanes se jouent aussi en tribunes. Le sentiment d’appartenance au quartier décuple la passion des supporters, à tel point que la police patrouille partout aux abords du stade, sans que cela n’empêche les affrontements d’éclater. L’année dernière, à Louga, une ville de 80 000 habitants, les échauffourées ont même tourné au drame avec un mort, trente blessés et la suspension du championnat dans toute la région.
Le foot sénégalais est donc aussi vivace que fervent. Et surtout surprenant. Car si les navétanes et le foot amateur génèrent une telle passion, la première division professionnelle ne suscite que très peu d’intérêt. Un peu comme si, en France, les matches du dimanche matin entre deux villages du nord-Finistère drainaient plus de supporters qu’un OM-PSG. La conséquence de ce désamour pour le foot pro, c’est que de nombreux joueurs de talent préfèrent intégrer les clubs amateurs, qu’on appelle associations sportives et culturelles ou ASC, plutôt que de faire carrière dans les clubs de l’élite sénégalaise. Olivier Monlouis, auteur du documentaire “Les champions de la mousson” qui traite des navétanes, abonde : « Pendant la Coupe du monde 2002 qui a révélé l’équipe sénégalaise aux yeux de la planète, sur les 22 internationaux, presque tous ont joué au moins une fois lors des navétanes. Par contre, seuls 3 d’entre eux ont au moins une fois porté le maillot d’une équipe de D1 sénégalaise. »
Pour les gamins du pays, les navétanes restent la meilleure des vitrines. Tous rêvent d’un destin à la El-Hadji Diouf, Diafra Sakho ou encore Tony Silva, des joueurs qui ont lancé leur carrière dans ces matches à l’ambiance surchauffée. Aujourd’hui encore, malgré l’émergence de plusieurs clubs dotés de centres de formation de qualité comme Diambars ou Dakar Sacré Coeur, ces clubs de quartier restent les structures de base pour s’initier au foot. Et se faire repérer. Cette situation permet au Sénégal de faire émerger chaque année plusieurs talents de son énorme vivier, mais empêche ces jeunes joueurs de bénéficier d’un apprentissage plus poussé, à l’instar des jeunes de Liberté 3 qui jouent le match de leur vie sur la pelouse du Demba Diop.
Pendant que la foule se balance des énormes pétards d’une tribune à l’autre, les vingt-deux gamins tentent de jouer. L’équipe de Liberté 3 échappe miraculeusement à deux buts tout faits avant de marquer sur sa seule occasion au retour des vestiaires. Dans ses cages, le gardien de l’équipe trépigne dans les dernières minutes en jetant des coups d’œil inquiets au chiffon noué à ses filets. Un talisman placé là sur les conseils du “Général”, qui n’a rien laissé au hasard, puisqu’il a aussi conseillé aux remplaçants, assis sur le bord du terrain d’asperger le terrain d’eau sacrée et de riz à la mi-temps.
Entre deux évanouissements provoqués par les mouvements de foule, le public assiste ravi à la courte victoire de Liberté 3, 1-0, dans une ambiance très chaude. Rien d’inquiétant pour Foutihou, visiblement habitué à bien pire : « Pour l’instant, la police maîtrise, c’est surtout à la sortie qu’il peut y avoir des problèmes, quand on rentre à la maison. » D’ailleurs, la tension est palpable dans les rues de Dakar depuis une semaine déjà : « Certains supporters se jettent des pierres en pleine tête quand ils se croisent. Les policiers sont obligés de patrouiller la nuit à la frontière des deux quartiers pour disperser les affrontements à base de gaz lacrymogènes. » Preuve que lors des navétanes, « la passion dépasse souvent la raison ».
Sur la pelouse, les joueurs célèbrent d’ailleurs leur victoire comme s’ils avaient gagné la Coupe du monde. Certains s’agenouillent les doigts tendus vers le ciel, d’autres pleurent, le buteur est porté en triomphe. Foutihou tente un selfie avec le trophée avant de lâcher, aux anges : « Je suis très heureux car ce soir je renvoie l’ascenseur au quartier dans lequel j’ai grandi. Je redonne un peu de fierté aux jeunes et je gagne leur estime. »
Leur estime, mais peut-être aussi la promesse d’une belle carrière. Plusieurs hauts dirigeants sénégalais comme Lamine Diack, l’ancien président de l’IAAF aujourd’hui accusé de corruption, ont en effet commencé dans ces ASC qui s’affrontent lors des navétanes. Et grimpé peu à peu les échelles du pouvoir local, car outre leur rôle sportif, les ASC organisent aussi des événements culturels ou participent à la gestion urbaine du quartier.
En 2013, l’actuel président sénégalais a même lancé un projet de lutte contre le chômage des jeunes baptisé “une ASC, un projet”. L’idée est simple : utiliser la popularité des clubs de navétanes pour trouver des emplois aux gamins désoeuvrés de chaque quartier. Alors dans chaque mairie, on chouchoute les ASC. « C’est un instrument efficace, les élus locaux aussi l’ont compris. Ils arrosent les clubs de subventions, car là où il y a du foot amateur, il y a des votes à gagner », affirme Foutihou.
Mais l’heure n’est pas au calcul pour le président. Le trophée à la main, il tombe dans les bras du “Général”, l’homme du match indiscutablement : « Je vous avais dit que c’était le meilleur marabout, il peut tout faire », s’exclame Foutihou tandis que les policiers calment une bagarre en tribunes à coups de tasers. Hilare, le duo gagnant sait que la gloire n’a qu’un temps, qu’il faudra remettre son honneur en jeu dès l’année prochaine. Déjà tourné vers l’avenir, Foutihou se réjouit de cette perspective : « C’est ça le charme des navétanes, c’est un éternel recommencement. Rien n’est jamais acquis, c’est le cycle de la vie. » Surtout pour les poulets.