Tandis que vous levez les yeux vers le ciel à la fin d’une journée ensoleillée, vous apercevez peut-être quelques trainées de nuages capricieux, ou un drone offert à Noël et aussitôt égaré. Mais certainement pas un reptile volant de plusieurs mètres d’envergure, possédant une crête, une longue queue et une incroyable prestance.
Pourtant, pour qui est persuadé que les ptérosaures ne se sont jamais éteints, ce genre de silhouette peut à tout moment surgir à l’horizon. Ainsi, quelques individus plein d’espoir se sont engagés dans une quête effrénée pour collecter des indices historiques, paléontologiques ou archéologiques prouvant que ces animaux ont vécu ou vivent toujours parmi nous.
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La plupart des espèces de ptérosaures se sont éteintes vers la fin du Crétacé, il y a environ 65 millions d’années. Bien qu’elles n’appartiennent pas au clade des dinosaures, ces créatures ont marqué l’imaginaire populaire qui retient difficilement son affection pour les énormes masses volantes.
Décrit comme un reptile volant pour la première fois au début du 19e siècle par l’anatomiste Georges Cuvier, le ptérosaure a depuis suscité de profonds élans nostalgiques, accompagnés parfois de quelques hallucinations visuelles. Ainsi, naturalistes peu rigoureux, flâneurs myopes, créationnistes et touristes portés vers la rêverie interagissent régulièrement avec des ptérosaures, diffusant à cette occasion des témoignages de plus ou moins bonne foi et quelques vidéos de moindre qualité.
Ces dernières années, ces observations se sont multipliées à tel point que des blogs de veille et autres sociétés savantes consacrées aux ptérosaures ont fleuri un peu partout sur la toile. Des individus se sont même spécialisés dans la collecte de témoignages rapportant des entrevues avec ces animaux, comme Jonathan Whitcomb, cryptozoologue de son état. Whitcomb, dont l’empathie et l’enthousiasme l’emportent souvent sur la posture sceptique, a entrepris une enquête approfondie sur les traces des prétendus ptérosaures des temps modernes, parcourant les Etats-Unis, l’Australie et la Papouasie-Nouvelle-Guinée afin d’interroger les témoins un à un et d’éprouver leur sincérité.
Homme de bonne foi, il ne voit aucune raison de mettre en doute les témoignages recueillis (plus d’une centaine), et a même développé une éthique poussée dans son rapport aux mystérieux animaux. Il estime par exemple que rien ne justifie d’abattre un ptérosaure ou de le faire souffrir, même si la capture d’un spécimen lui permettrait de fournir au monde la preuve irréfutable que ces animaux n’ont pas disparu. Le travail de Whitcomb est notamment condensé dans l’ouvrage Live pterosaurs in America, rangé au rayon “non fiction“, comme il se doit.
Des commentateurs sceptiques lui ont répliqué que les témoins d’apparitions de ptérosaures ont pu confondre la créature avec des animaux ailés comme l’oiseau frégate (Fregata magnificiens en particulier) ou la roussette à tête grise (Pteropus poliocephalus), dont la silhouette rappelle étonnamment celle d’un ptérosaure. Whitcom rejette pourtant ces hypothèses en bloc. Pour lui, elles sont le produit de croyances dogmatiques – c’est-à-dire qu’elles sont trop rabat-joie pour être acceptables. En témoigne la préface de son livre :
« Je crois que les ptérosaures vivent toujours, et qu’ils seront bientôt découverts par la science officielle. Plus encore, je crois en vous, à votre capacité à vous élever au-dessus des affirmations dogmatiques sur les extinctions des espèces naturelles. Vous êtes plus que le simple produit de votre culture : votre existence transcende les limites des cultures humaines qui ont façonné vos connaissances et vos croyances. Vous avez la capacité de reconnaître la vérité »
L’enquête de Whitcomb l’a mené à explorer avec un soin particulier les terres de Papouasie-Nouvelle-Guinée, réputée pour ses nombreux témoins de l’apparition du Ropen, le ptérosaure local. D’une taille gigantesque, possédant une peau lisse, bioluminescente, des ailes recouverte d’une membrane, une longue queue dont l’extrémité forme un diamant, le ropen est entré dans le folklore néo-guinéen, et est désormais associé à un esprit local au long bec et à la tête anguleuse.
L’Afrique n’est pas en reste, et un autre cryptide ptérosoïde, le kongamato, aurait été observé en Zambie, en Angola et au Congo. Non content de briller dans la nuit et de planer paisiblement au-dessus des âmes étonnées, le kongamato (« casse-bateaux ») attaque les hommes et les navires, ce qui en fait une créature sensiblement moins sympathique.
Dans chacun de ces cas, le cryptide permet de concilier culture traditionnelle et références à la culture populaire occidentale, et donc d’attirer un fort intérêt touristique. Ainsi, chaque nouveau témoignage fournit une facette supplémentaire au mythe de la créature et permet d’interpréter les observations dans un cadre plus large susceptible de satisfaire des croyances extrêmement différentes.
Il faut dire que le ptérosaure a quelque ressemblance avec des entités mythiques qui peuplent nos cultures depuis des milliers d’années : serpents gigantesques, dragons, vouivres, hybrides de tous genres. À ce titre, il constitue une figure particulièrement adaptée pour qui veut raccourcir les distances spatio-temporelles et réintroduire les mythes dans notre quotidien.
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Si les chasseurs de ptérosaures ne sont pas tous créationnistes, il se trouve de nombreux créationnistes chez les partisans de la thèse de la coexistence entre les humains et les dinosaures. En effet, certains créationnistes Jeune-Terre (persuadés que la Terre n’a que 6000 ans tout au plus) pensent que toutes les créatures terrestres ont été mises au monde grâce à l’acte de la Création, parfaites, immuables, et incorruptibles. Cette certitude ne les dispose pas à croire que les espèces évoluent ou connaissent l’extinction, ou que des êtres vivants ont préexisté à l’homme. Aussi, tout « indice » d’une survivance d’un animal ancien à travers les âges renforce la chronologie géologique alternative qu’ils ont amoureusement concoctée.
En l’occurrence, le livre d’Isaïe (Ancien Testament) fait mention d’un dragon volant. La Bible étant très portée sur la représentation des reptiles d’une façon générale, cela a encouragé certains créationnistes à voir dans le ptérosaure une entité essentielle de la biodiversité originelle.
Ci-dessus, des illustrations pédagogiques concoctées par des chrétiens évangélistes américains dans le but de détourner les jeunes esprits de la théorie darwinienne de l’évolution. Elles visent à « moderniser » quelque peu les représentations classiques de l’ancien Testament afin d’y intégrer les découvertes des créationnistes férus de paléontologie.
Dans un registre plus grave, il faut noter que de nombreux théologiens évangélistes parviennent à diffuser leurs thèses dans des journaux locaux, revues électroniques, revues religieuses savantes, et à toucher un public assez large. Si l’argument selon lequel « les fossiles ne sont pas la preuve de l’extinction des ptérosaures, mais des restes d’animaux qui ont vécu parmi les hommes » peut faire ricaner quiconque a eu le privilège de vivre dans un milieu favorable au développement d’un esprit sceptique, il est certain que la forme pseudo-académique empruntée par les auteurs en question contribue à convaincre des individus moins aguerris.
À qui incombe la responsabilité de dénoncer ou de falsifier les thèses en question ? Certains scientifiques estiment que commenter des écrits pseudo-scientifiques n’est pas de leur ressort, car cela reviendrait à leur allouer une certaine importance. D’autres mènent un combat acharné pour limiter au possible les mouvements créationnistes, qui ont une influence politique telle que des projets de loi anti-évolutionnistes sont régulièrement présentés dans de nombreux États américains.
Pourtant, il n’est généralement pas nécessaire de dépenser beaucoup d’énergie pour prouver que tel ou tel spécimen de ptérosaure vivant est une affabulation ou un canular. Déconstruire le récit d’Eskin Kuhn, le Marine américain persuadé d’avoir observé deux ptérodactyles en vol à Guantanamo en 1971, fut aisé : il a suffi de commenter le dessin qu’il a esquissé juste après l’observation en question. En outre, l’anatomie des deux animaux ne correspond pas à celle que nous connaissons grâce à la paléontologie. À l’inverse, le dessin renvoie plutôt à un stéréotype anatomique véhiculé par la culture populaire ; en quelque sorte, il y a autant de points communs entre ces dessins et la représentation scientifique d’un ptérosaure qu’il n’y en a entre un smiley souriant et un visage humain.
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Hélas, lorsque les théories de la cohabitation hommes-ptérosaures s’appuient sur des « preuves historiques », leur réfutation demandera beaucoup plus d’investissement. On peut comprendre que peu de scientifiques soient disposés à s’embarquer dans ce genre d’entreprise : ces réfutations sont extrêmement difficiles à valoriser dans le cadre académique, puisqu’elles ne font pas avancer la recherche. On sait déjà que les ptérosaures se sont éteints, de même que l’on sait déjà que la Terre tourne autour du soleil ou que les bébés ne naissent pas dans les choux.
Pourtant, en 2014, de courageux chercheurs en biologie et en littérature comparée ont publié un article dans la revue Paleontologia Electronica afin de mettre une théorie créationniste à l’épreuve. L’enquête a donné des résultats bien plus surprenants que prévu.
Bill Cooper, John Goertzen, Dave Woetzel, et James Gilmer, théoriciens créationnistes dont les écrits ont rencontré un certain succès dans leur milieu, aux Etats-Unis, ont une obsession en commun : ils sont persuadés que la preuve formelle de la survie des ptérosaures à l’époque moderne et au-delà réside dans les illustrations d’ouvrages du 16ème et 17ème siècle. Plus précisément, ils estiment que les dragons représentés par les célèbres naturalistes Pierre Belon, Ulisse Aldrovandi et Giovanni Faber sont en fait des ptérosaures décrits sous un autre nom.
En effet, selon les documents historiques dont nous disposons, le naturaliste français Pierre Belon affirme qu’il a vu un spécimen dragon de ses propres yeux lors d’un voyage en Égypte. Cependant, tels de lointains précurseurs de Paris Match, les savants de l’époque n’hésitaient pas à grossir quelque peu les informations dont ils disposaient, voire d’extrapoler afin d’être plus largement diffusés. Et déjà, cela fonctionnait très bien. Belon a en quelque sorte fait le buzz, et son dragon a été repris par les encyclopédistes de la Renaissance.
Jusque là, rien d’extraordinaire. Les créatures fantastiques pullulent dans les dictionnaires, bestiaires et encyclopédies naturalistes jusqu’à l’époque moderne. Il faut dire que les savants ne s’embarrassaient pas toujours de représenter les espèces d’animaux qu’ils répertoriaient à partir d’un spécimen vivant. Les récits de voyage, légendes, références à des sources d’autorité et observations approximatives suffisaient souvent à appuyer l’existence de créatures particulièrement étranges.
Pourtant, cette histoire de dragons va devenir incompréhensible. En effet, l’un des naturalistes ayant inclus le dragon à ses ouvrages, Ulisse Aldrovandi, est connu pour interdire à ses illustrateurs de dessiner sans modèle. Une règle qu’il appliquait d’ailleurs à lui-même. En outre, il explique dans Serpentum et Draconum Historiae (1640) qu’on lui a offert un mammifère égyptien ailé naturalisé tout à fait semblable au dragon de Belon, en dépit de quelques protubérances supplémentaires sur le dos, des écailles vertes et noirâtres, et des yeux noirs cerclés d’un jaune pâle. Il insiste sur le fait qu’il n’a pris aucune liberté artistique dans ses dessins, qui ont été esquissés d’après nature. Sa réputation et son habituel sérieux poussent les historiens à le croire, d’autant plus que ces affirmations pouvaient, à l’époque, être contrôlées par ses pairs. Dernière pièce de l’étrange puzzle : le Cardinal Francesco Barberini, neveu du pape Urbain VIII, possédait lui aussi un spécimen de dragon naturalisé dont l’existence est attestée. Il lui a été offert par Louis XIII.
Les dessins des spécimens en question se ressemblent suffisamment pour que nos auteurs créationnistes se soient persuadés qu’ils n’appartenaient qu’à une seule et même espèce. En l’occurrence, selon eux, on ne peut déduire qu’une chose de la concordance entre le témoignage oculaire de Belon et l’anatomie des spécimens empaillés d’Aldrovandi et de Barberini : les ptérosaures ont bel et bien vécu à la Renaissance, et certains individus ont été observés, abattus, naturalisés et montés sur support.
Afin de réfuter ces affirmations, les scientifiques ont dû réaliser une enquête en deux étapes.
Tout d’abord, ils ont comparé l’anatomie des ptérosaures dessinés avec les fossiles dont nous disposons. Évidemment, ça ne colle pas : les ailes des dragons sont plus courtes que leur torse (elles sont plus de quatre fois plus longues chez les ptérosaures), striées et dentelées, comme des ailes de chauve-souris, alors qu’elles sont lisses et régulières chez les ptérosaures. La morphologie des griffes, des épaules, des hanches et de la queue, entre autres, ne coïncide pas davantage. D’ailleurs, au vu de leurs proportions, les dragons auraient été bien incapables de se mouvoir et à plus forte raison de voler.
Après cela, il a fallu déterminer d’où venaient les spécimens naturalisés ayant existé au 16e et 17e siècle, et surtout… de quelles créatures il s’agissait. Pour cela, les chercheurs ont comparé les dessins de dragons avec des animaux existants. Ils ont rapidement compris que les dragons étaient en fait des créatures hybrides réalisées par des esprits facétieux à l’aide de cadavres provenant d’espèces différentes. Enrique Gomez de Molina et Joan Fontcuberta n’ont rien inventé : les monstruosités taxidermiques sont à la mode depuis très longtemps.
Après une analyse approfondie des manuscrits (qui a fait intervenir à la fois des spécialistes d’histoire culturelle et littéraire et des biologistes), les chercheurs ont conclu que les dragons de Belon et d’Aldrovandi, de par leurs ressemblances, avaient probablement été réalisés par les mêmes artisans. Les charmants animaux en question étaient composés d’un corps de serpent décapité sur lequel avait été greffée une tête de chauve-souris, les nageoires pectorales d’un grondin volant et les membres antérieurs d’un lapin ou d’un chien. Le dragon de Barberini, quant à lui, comprenait le crâne de belette, la peau d’un serpent, la peau de deux lézards et la queue d’une anguille.
Avant de mettre à jour ces splendides animaux empaillés, l’un des auteurs de l’article, Phil Senter, s’était mis en jambe en résolvant le mystère du dragon de Cornelius Meyer, un autre dragon prétendument exposé à Rome au 17e siècle. Cette fois-ci, il a pu analyser le squelette de l’animal, qui a survécu au temps. Crâne de chien domestique, bouche formée d’une tête de chien plus petit, pattes d’ours, côtes de poisson : encore une bestiole qu’on aimerait caresser au calme, le soir, devant un feu de bois.
Quelque part, on peut se réjouir des déclarations hasardeuses de nos amis créationnistes : elles ont entrainé une enquête qui met en valeur l’ingéniosité et l’applicabilité de disciplines dites « théoriques » (biologie de l’évolution et littérature comparée) pour résoudre des problèmes concrets. Enfin, nous avons gagné un aperçu original de la manière dont on se moquait des têtes bien pleines à la Renaissance. C’est quand même autre chose que de l’entartage de philosophe.
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Le biologiste Phil Senter s’est engagé dans une guerre contre les créationnistes ptérosophiles depuis plusieurs années. Quand il n’examine pas méthodiquement les organes de chimères fantastiques, il réfute méthodiquement les hypothèses taxonomiques insensées des mêmes individus, et il prouve que non, les pétroglyphes des amérindiens gravés sur les ponts naturels en Utah ne représentent pas des dinosaures qui auraient vécu à proximité des tipis.
Son acharnement est régulièrement salué sur Internet. En effet, rares sont les universitaires qui ont le loisir, la force ou l’envie de falsifier de manière systématique les thèse anti-évolutionnistes. En outre, il est difficile de trouver le temps nécessaire pour lutter contre la pseudoscience quand la science elle-même vous prend tout votre temps et votre énergie, et que le milieu académique tend à décourager les activités parascientifiques – comme la vulgarisation.
Par ailleurs, on peut se demander si le travail de Senter et de ses co-auteurs, pris isolément, a vraiment une utilité pédagogique. Ces articles ont certes été acclamés sur les réseaux sociaux par les scientifiques, les journalistes et autres médiateurs scientifiques, etc. C’est-à-dire auprès des publics qui n’ont jamais mis en doute la théorie darwinienne de l’évolution. Comme souvent, le debunking se heurte au terrible phénomène de la chambre d’écho : les prêcheurs prêchent les convertis, les types obsédés par le 11 septembre parlent aux types obsédés par les chemtrails, les fans de Dawkins retweetent des pamphlets athéistes, les libertariens échangent avec les climatosceptiques et chacun se conforte joyeusement dans ses opinions.
La chambre d’écho résonnant particulièrement fort sur les réseaux sociaux, il y a fort à parier que les posts commentant avec une infinie patience les biais de raisonnement des individus qui consignent les apparitions de ptérosaures dans des tableaux Excel… ne seront jamais lus par ceux à qui ils s’adressent. Pour la même raison, les auteurs de la célèbre rubrique What was fake ? du Washington Post, qui s’occupait de répertorier et commenter les hoaxes, ont décidé de cesser leurs activités. Ils estiment que le debunking ne sert plus à rien ; selon eux, la méfiance à l’égard des institutions scientifiques et des médias est devenue telle que la lutte contre la désinformation s’apparente désormais au mythe de Sisyphe. Enfin, ils pensent que la structure même des réseaux sociaux et des médias numériques aujourd’hui renforce les biais cognitifs existants.
Ne baissons pas les bras. En attendant que l’Internet mûrisse et que les autoroutes de l’information cessent de tourner en rond, faites donc votre part du boulot. Si d’aventure vous apercevez un chasseur de ptérosaures errer à travers la campagne beauceronne, proposez-lui de boire un verre.