Life

Le « mouvement de libération des hommes » oublié par l’histoire

cinq hommes assis en cercle

L’année dernière, au cœur de l’ouragan #Metoo, mon compagnon m’a lancé un jour, d’un air désinvolte : « Ce qu’il faudrait aux hommes, ce sont des groupes de parole. » Dans les médias, on ne parlait que de viols et de harcèlement, et il devenait de plus en plus clair que même des hommes dans nos réseaux amicaux pouvaient avoir agressé. Pourtant, les discussions que mon compagnon avait avec ses amis restaient artificielles, toujours trop brèves et rarement très intimes. Selon lui, les mecs avaient besoin d’un espace entre hommes pour se confronter à leur animosité envers les femmes, même latente. Un lieu où ils pourraient réfléchir à la façon dont eux aussi étaient lésés par le patriarcat. Un moment où vraiment partager leur ressenti. Si seulement, disait-il, il y avait un moyen d’exiger des hommes qu’ils aillent plus loin dans leur engagement. Qu’on puisse les inciter à dépasser cette phase où ils se contentent de sourire, de hocher la tête tout en continuant à faire tranquillement ce que bon leur semble dans leur vie privée.

À l’époque, l’idée paraissait complètement irréaliste. Les femmes étaient (et à raison) au-devant de la scène. La plupart demandaient aux hommes de « la fermer et d’écouter », pour une fois – une majorité d’entre eux s’était d’ailleurs exécutée (et ceux qui avaient failli s’en étaient mordu les doigts). Mais il se trouve qu’un mouvement similaire à celui qu’avait imaginé mon compagnon avait bel et bien existé, à l’époque où le féminisme de la deuxième vague commençait à prendre de l’ampleur. Pendant quelques temps, dans les années 1970, il y avait eu un mouvement « de libération des hommes », circonscrit, mais bien présent. Au contraire des mouvements masculinistes contemporains en faveur des « droits des hommes », les mouvements des années 1970 étaient ostensiblement en faveur de la libération des femmes et ont forgé des alliances avec des féministes de premier plan, même si leurs intentions sont toujours restées diffuses et difficiles à déchiffrer. Ces groupes de « libération des hommes » se sont formés à une époque bien particulière de l’histoire américaine, au moment où une véritable énergie radicale contre-culturelle imprégnait la vie politique. À l’époque, le concept d’« authenticité » était la mesure de toute chose. Des hommes à travers tout le pays redécouvraient leurs femmes et leurs compagnes nouvellement libérées.

Videos by VICE

Cinquante ans plus tard, ce qui se rapproche le plus de groupes de parole se trouve dans les annales des subreddits incels, dans des forums MGTOW (Men Going Their Own Way), dans des commentaires YouTube sous les vidéos de Jordan Peterson, la plupart d’entre eux suintant la haine, le ressentiment et parfois la violence à l’égard des femmes. La rhétorique de ces groupes d’aujourd’hui ne se cache pas d’être antiféministe, et étrangement, on en retrouve des traces chez ces « hommes libérés » des années 1970. Un de ces hommes en particulier a fini par rédiger la « bible » des masculinistes, celle qui a inspiré Paul Elam, le créateur du site qui fait référence en la matière, A Voice for Men (Une voix pour les hommes). Voici l’histoire des années au cours desquelles quelques hommes ont tenté de créer un mouvement pro-féministe parallèle, liant enfin le privé et le politique avec des résultats variables, pour se terminer sur un échec cuisant.

covers of books by men's libbers
Le Robot mâle, de Marc Feigen Fasteau ; The Liberated Man, de Warren Farrell ; The Hazards of being Male, de Herb Goldberg.

En 1970, alors que le mouvement de libération des femmes trouve enfin une visibilité nationale, un jeune psychologue du nom de Jack Sawyer publie « De la libération masculine » dans Libération, un magazine de la nouvelle gauche qui avait déjà publié la « Lettre de la geôle de Birmingham » de Martin Luther King Jr in extenso. Selon Sawyer, « la libération des hommes ne se fera que s’ils parviennent à s’émanciper des stéréotypes qui les empêchent de développer toute la richesse de leur personnalité ». Un an plus tard, le magazine LIFE sort un long article plein de verve à propos de la libération masculine. C’est l’œuvre d’un homme, bien sûr, et de façon assez drôle, le papier est niché entre deux pubs sexistes (une femme préparant un piquenique avec coca et crudités pendant que les maris jouent au tennis, et une autre réclame pour Puerto Rico où une femme pose en bikini blanc.) L’auteur avait traversé les États-Unis pour s’entretenir avec les participants de ces nouveaux groupes de discussion entre hommes.

« Il y a tellement de types qui pensent qu’ils doivent être des athlètes, ou un genre de mâle alpha pour exister », dit Mike de Berkeley, entré dans le mouvement après un licenciement qui l’a laissé sur le carreau. Quelques semaines après cette humiliation, Mike passe une petite annonce dans le journal local pour trouver un groupe de parole. Il réussit à réunir quelques hommes pour une manifestation devant le Playboy Club de San Francisco (un exemple de pancarte : « à bas la masculinité compulsive », un slogan bien connu). Le groupe publie deux numéros d’une revue de libération masculine dénommée « Brother ». « Notre ennemi, ce ne sont pas les femmes, c’est le rôle qu’on nous force à jouer », explique Mike dans l’article. Un groupe à Flint – neuf hommes, pour la plupart ouvriers dans l’automobile qui se réunissent à l’église le dimanche après la messe – n’est pas aussi versé dans le langage de la contre-culture urbaine. Mais eux aussi défrichent le terrain. « Si on donne aux femmes l’égalité salariale, ce sont tous les êtres humains qui en bénéficient », admet un des participants. Une fois, le groupe apporte même des sandwiches et du café à un piquet de grève de femmes.

Le mouvement des hommes naissant repose sur un principe aujourd’hui largement partagé (bien que parfois oublié) par le féminisme mainstream : les hommes aussi souffrent des rôles qui leur sont assignés. Ils ont plus de pouvoir institutionnel, mais sont prisonniers de leur agressivité et de leur constipation émotionnelle. Dans un article du New York Times de 1972 intitulé « Le mouvement de libération des hommes, un mouvement underground qui gagne en visibilité » un designer industriel vante les mérites du groupe de discussion auquel il participe : « On ne fait pas que parler de politique et de sport, on discute aussi de nos émotions ». Cette recherche d’une authenticité contre-culturelle est une aubaine pour les idées féministes. Le mouvement « m’a fait prendre conscience des aspects hypocrites de la masculinité traditionnelle que j’avais intégrés, et qui ont toujours existé », explique un autre homme dans le même article.

Le papier cite également Warren Farrell, alors doctorant à la New York University qui rédige une thèse sur la portée politique du mouvement féministe. Il vient d’intégrer le bureau de la branche new-yorkaise de NOW, l’Organisation nationale des femmes. Les femmes qui y siègent demandent à Farrell de former un sous-groupe réservé aux hommes. À la fin, plusieurs centaines de groupes similaires se forment à travers tous les États-Unis, souvent constitués d’une petite douzaine d’hommes qui se retrouvent dans leurs salons respectifs.

Je contacte Warren Farrell par mail dès les premiers stades de ma recherche, vaguement consciente qu’il a viré de bord depuis, mais curieuse d’en savoir plus sur sa période pro-féministe des années 1970. Après quelques réticences au départ (« Souvent Vice sort des papiers anti-hommes très racoleurs, donc je me méfie »), il m’accorde une interview par téléphone. Warren Farrell a maintenant plus de 70 ans et vit en Californie avec sa deuxième femme. Il intervient et publie toujours sur le thème de la masculinité. Malgré son statut de père des masculinistes contemporains, il estime être plutôt centriste et a soutenu Hillary Clinton lors des élections de 2016. Pour lui, le déclic se fait en 1965, juste après sa sortie de l’université, lorsque sa mère lui confie regretter n’avoir jamais poursuivi ses études pour se consacrer à sa vie de famille.

Au téléphone, Farrell se montre bienveillant et modéré. Il dit qu’il avait « comme une envie débordante » de découvrir le mouvement féministe, et se souvient avec tendresse d’une époque très gratifiante, où il formait des groupes de parole d’hommes. En tant que facilitateur, il pose des questions comme : « Quel est le plus grand vide dans votre cœur ? » L’objectif de ses discussions est « de s’attaquer à toutes les identités stéréotypées qu’on assigne aux hommes ». Les participants peuvent offrir du soutien à leurs pairs, mais ils s’incitent également mutuellement à changer.

Headline from a LIFE magazine piece
Le titre d’un article paru dans le magazine LIFE à propos du mouvement de libération des hommes de 1971. Première partie d’une série de trois articles sur le mouvement de libération des femmes. Image via LIFE.

Au milieu des années 1970, une poignée de livres très médiatisés sont publiés (sur fond de récession et de scandale du Watergate) qui s’attaquent à la masculinité, dont celui de Farrell, The Liberated Man, celui de Deborah David et Robert Brannon, The Forty-Nine Percent Majority, et celui de Marc Feigen Fasteau, Le Robot mâle. Ces ouvrages diffusent les idées du mouvement de libération des hommes au-delà des groupes de paroles. Farrell évoque les dégâts psychiques profonds causés par la masculinité traditionnelle. Il écrit que « le déni de dépendance » des hommes à propos de leurs proches et la répression « de leurs émotions conduit au silence et à la création d’une mystique masculine. » Le livre de Feigen Fasteau prône « une conception de la personnalité qui n’attribue pas de comportements particuliers en fonction du sexe ». Le numéro de décembre 1974 du magazine People dresse le portrait du mariage égalitaire de Marc Feigen Fasteau et de son épouse Brenda Feigen Fasteau, une avocate féministe rencontrée à Harvard, qui plus tard a été à l’origine de la création de The Women’s Action Alliance avec Gloria Steinem. Dans l’article, Marc Feigen Fasteau promet d’élever ses enfants différemment de tous ces « pères obsédés par le boulot ». Ensemble, le couple a créé un cabinet d’avocats. Ils ont combiné leurs noms de famille respectifs.

Pendant ce temps, de nombreuses féministes soutiennent le mouvement de libération des hommes. Toutes, de la fondatrice du NOW, Betty Friedan à Toni Morrison (qui vient de publier Sula) sont remerciées dans The Liberated Man. Les féministes les plus modérées commencent à accepter l’idée de redéfinir le mouvement féministe, d’en faire un courant plus ouvert, moins focalisé sur le débat « des rôles différenciés des sexes ». Cela permet de s’éloigner du thème de la misogynie pour se concentrer sur la libération des deux sexes. Goria Steinem écrit l’introduction du livre de Marc Feigen Fasteau, le qualifiant d’« espion infiltré dans les rangs » de l’élite masculine blanche. Elle loue l’approche personnelle de Marc en l’opposant à l’hypocrisie d’un Karl Marx, par exemple. En effet, ce dernier appelait à un remaniement total de la structure familiale, mais exigeait des sacrifices incroyables de la part de sa propre femme. Steinem explique que beaucoup d’hommes en position de pouvoir soutiennent le mouvement féministe en public, mais passent le plus clair de leur vie personnelle à dire quelque chose comme : « Chut ! Karl travaille ! »

J’avais donc bon espoir, j’étais même enthousiaste quand j’ai découvert ces premiers ouvrages et articles datant des années 1970. Ces auteurs avaient l’air aussi ouverts que mes amis qui paradent sans aucun souci dans les rues de Brooklyn, leur bébé en écharpe, et peut-être même plus ouverts, car à l’époque, ces hommes prenaient le temps de discuter entre eux. Pourtant, certaines phrases me laissent rapidement un goût amer dans la bouche, provoquant un sursaut de déjà-vu qui fait écho aux pires publications d’incels dans mes mentions Twitter. « Si une femme a sa propre vie et sa propre destinée à diriger, elle n’aura pas tendance à vouloir autant contrôler son mari », écrit Farrell en 1970. « Les hommes sont sans doute encore plus restreints dans leur identité d’êtres humains », écrit-il encore dans The Liberated Man. « Soutenez les initiatives de votre femme pendant votre mariage, son développement en matière de formation et de loisirs, tout ce qui pourra favoriser son autonomie et son indépendance », conseille le psychologue Herb Goldberg dans son ouvrage de 1976 The Hazards of Being Male : Surviving the Myth of Masculine Privilege (Les dangers de l’identité masculine : survivre au mythe du privilège masculin) Pourquoi ? Parce que « pendant le divorce, vous serez moins sujet à la culpabilité ».

À certains moments, le mouvement est sincère et sait se montrer vulnérable. À d’autres, il a des relents conspirationnistes à la MGTOW, comme si le féminisme n’était finalement qu’un bon moyen pour les hommes de se débarrasser de leurs femmes. Dans son essai de 1983, The Hearts of Men: American Dreams and the Flight from Commitment, Barbara Ehrenreich affirme que les résistances masculines à la conception traditionnelle de la virilité précèdent de loin les mouvements féministes. Avant que le féminisme soit à la mode, écrit Ehrenreich, la rébellion de certains hommes se profilait déjà du côté de ce que l’autrice nomme « la névrose des hommes en flanelle grise ». C’est l’équivalent de ce que Betty Friedan appelait « le problème sans nom » pour les femmes des nouvelles classes moyennes aux États-Unis. Les hommes qui voulaient fuir « la norme » (et leurs femmes) sont devenus des playboys et des beatniks. Et 20 ans plus tard, Ehrenreich soupçonne qu’une partie des hommes « libérés » des années 70 ne font en réalité que rejouer « cette ancienne révolte masculiniste sous d’autres airs ».

Gloria Steinem standing and smiling next to Warren Farrell
Gloria Steinem et Warren Farrell dans les années 80. Photo via Wikimedia.

Je me suis alors penchée sur ce que les femmes plus à gauche que Steinem et ses amies plus modérées du NOW pensaient de cette nouvelle « révolte masculine ». Sans surprises, elles n’étaient pas très enthousiastes. Les féministes radicales n’ont pas apprécié l’assimilation de la libération des femmes à un simple « débat sur le rôle différentié des sexes ». Non seulement cette « révolte » dépolitisait le sexisme ambiant, mais elle faisait l’impasse sur le déséquilibre de pouvoir entre hommes et femmes. Des féministes communistes comme Carol Hanisch (l’autrice de la célèbre maxime « le personnel est politique ») ont fait remarquer que beaucoup des idées promues par les hommes « libérés » n’étaient que des critiques du capitalisme qui ne disaient pas leur nom. Toutes ces « jérémiades sur le fait d’être une machine à succès », ça signifiait simplement que « les hommes n’aiment pas leur boulot » écrivait Carol Hanisch dans un recueil de textes intitulé La Révolution féministe. Il est l’heure pour les hommes de se battre contre les « vrais exploiteurs » : les capitalistes.

« Je préfère écrire un bon roman que de m’ouvrir l’esprit. »

Mais le mouvement de libération des hommes ne s’est jamais associé à un courant politique plus vaste comme le communisme. Il s’est plutôt limité à des hommes blancs de milieux aisés qui se sentaient à l’étroit dans le rôle du chef de famille, ignorant par-là l’incidence politique de leur race et de leur classe. Les psychologues qui critiquaient les rôles genrés dans les années 70 ont développé une théorie à propos du déroulement de la vie d’un homme : agressivité prépubère entre garçons, impassibilité obligatoire chez les adultes, et enfin (si on a de la chance) libération. « Officiellement, les motivations étaient égalitaristes » selon Ehrenreich dans Hearts of Men, « mais métaphoriquement, l’idée c’était que les hommes des classes ouvrières étaient une bande de sauvages rétrogrades ». Non seulement ces nouveaux hommes libérés en oubliaient les hommes les plus démunis ou les hommes racisés, mais en plus, mettre dos à dos le stoïcisme de certains contre l’agressivité d’autres ne prenait pas en compte les hommes violents issus des classes sociales aisées, les violeurs sur les campus universitaires ou les hommes qui deviendraient des gros bébés arrogants en colère et accéderaient aux plus hautes sphères du pouvoir comme, disons, Donald Trump ou encore Brett Kavanaugh.

En réalité, il semblerait que si le mouvement n’a pas tenu, c’est simplement parce qu’au bout d’un moment, les hommes concernés n’étaient plus si motivés que ça. Les articles écrits par des hommes à propos de cette « libération masculine » dans les journaux grand public de l’époque font preuve d’un certain mépris à son égard. Dans le papier de LIFE magazine, par exemple, l’auteur parle d’une « avant-garde embarrassante », et affirme que la revendication en faveur d’un congé paternité est la preuve que le monde « devient trop sensible ». Un compte rendu de 1975 dans le New York Times de plusieurs ouvrages sur la masculinité les dénonce tous comme « bien-pensant », « pompeux » et « complaisant ». Même Farrell admet que, mis à part une petite centaine d’adeptes à travers les États-Unis, l’enthousiasme pour le mouvement n’était pas vraiment débordant. « À un certain niveau, tous les hommes résistent à l’idée de faire partie d’un groupe de parole sur le privilège masculin », selon lui. « Être un homme qui a réussi, par essence, c’est réprimer ses sentiments, pas exprimer ses sentiments. » Dans The Liberated Man, Farrell énumère des dizaines d’impasses et de conflits rencontrés au sein des groupes de parole qu’il animait. À un moment, il dévoile même un extrait d’une réponse que l’écrivain Norman Mailer lui avait faite, déclinant poliment son invitation à une session de groupe : « Vous comprendrez que je préfère écrire un bon roman que de partager mes émotions. »

Arrivent les années 1980. Ronald Reagan est au pouvoir, le backlash conservateur à l’encontre des mouvements sociaux des années 1960 est en plein essor et la masculinité traditionnelle est plus triomphante que jamais. Warren Farrell, mécontent du tour que prend le mouvement de libération des femmes, écrit un nouveau livre, The Myth of Male Power (le mythe du pouvoir masculin) en 1993, celui qui aujourd’hui est considéré comme la bible des mouvements masculinistes. Dans l’introduction, Farrell revient sur ses années de représentant du mouvement de libération des hommes et admet que « petit à petit, [il s’était] mis à dire ce que les femmes voulaient entendre ». Mais au fur et à mesure que les années passent, il observe « une colère grandissante à l’égard des hommes, une véritable intolérance dans les yeux des féministes ».Farrell avait écouté les femmes, mais pas les hommes. Il était temps de donner la parole à ses frères de lutte.

Dans The Myth of Male Power, Farrell soutient que les hommes (opprimés par des « plafonds de verre » tels que la nécessité d’aller à la guerre, les professions à haut risque et le suicide) sont en fait plus à plaindre que les femmes. Il affirme (tout comme les masculinistes) que beaucoup des dénonciations de viol sont fausses et que, si l’on se penche sur les dépenses plutôt que les revenus, les femmes détiennent en réalité plus de pouvoir économique que les hommes. Farrell prétend que ses thèses n’aggravent pas la guerre des sexes, elles recalibrent plutôt le débat. L’ouvrage, selon Farrell, n’est pas « un livre pour donner confiance aux femmes en elles-mêmes ». C’est un livre « qui aime les femmes différemment. » On comprend que les féministes ne soient pas tout à fait d’accord.

À part Farrell, la plupart des autres représentants du mouvement de libération des hommes semblent avoir disparu de la circulation dans les années 80. J’ai écrit à Brenda Feigen pour savoir si elle pouvait m’indiquer comment entrer en contact avec son ex-mari Marc, dont elle avait divorcé en 1982 et qui semblait s’être volatilisé. Brenda, une avocate pleine d’assurance qui me rappelle en coup de vent entre deux rendez-vous, ne tarit pas d’éloges à propos de son ex-mari, dont elle est restée proche (Feigen lui-même a refusé de s’exprimer dans le cadre de cet article comme il s’en est expliqué dans un mail à son ex-femme). « Il voulait que les hommes se perçoivent comme des personnes à part entière, tout comme les femmes savent le faire. »

Mais les mots de Brenda Feigen sont plus durs à l’égard de Farrell, dont elle dit qu’il « filait des boutons » à son ex-mari. Selon elle, Farrell a fini par « s’embourber dans un marasme de conneries ».

Ce « marasme de conneries » s’appelle aujourd’hui le masculinisme. Si Farrell n’est pas vraiment un membre officiel du mouvement, il se positionne fréquemment comme la bonne fée bienveillante de ce phénomène de société. Pendant notre conversation, il me répète le refrain bien connu qu’il a déjà resservi à d’autres journalistes et sur Reddit. Selon lui, chaque mouvement a besoin d’un pôle pacifique tout comme il a besoin de ses trublions. Les membres les plus virulents chez les incels sont comparables à une Valerie Solanas, dont le manifeste, SCUM, appelait à l’éradication du genre masculin. Solanas a d’ailleurs fini par tirer sur Andy Warhol. Warren Farrell soutient que les membres de toute branche radicale sont immanquablement « dans l’exagération, pleins de colère dans leur cœur ». Mais leur ressentiment révèle quelque chose. « Je me pose la question. », me dit-il, « Quelle douleur expriment-ils, et est-ce que ça ne vaut pas la peine de l’écouter ? » Il me suggère de regarder le documentaire faisant l’apologie des masculinistes de Cassie Jaye, The Red Pill. Il trouve Jordan Peterson « réfléchi » mais « plus à droite que [lui] ». Selon Farrell encore, peu de gens comprennent que Paul Elam, un masculiniste notoire, qui s’est fortement inspiré de The Myth of Male Power et qui a été conseillé par Farrell, n’est qu’un satiriste. (Et effectivement, peu de gens abondent dans son sens lorsqu’Elam dégaine opportunément la carte du second degré pour justifier ses sorties misogynes.)

Gloria Steinem se montre bien plus diplomate que Brenda Feigen quand je l’interroge sur Farrell et les hommes de son acabit. Pour elle, « le mouvement de libération des hommes, ce n’était pas qu’une phase. C’étaient des hommes féministes, vu que tout le monde pouvait l’être. » Pour elle, le féminisme au masculin, ce n’est pas non plus « un moment historique, mais quelque chose qui se perpétue aujourd’hui et qui continue à se développer ». Un mouvement d’ailleurs « pas assez reconnu, qui reste très important ». Elle me conseille d’aller voir du côté de The Oakland Men’s Project, un groupe d’hommes majoritairement noirs, contemporains du mouvement de libération des hommes, qui ont beaucoup travaillé avec les jeunes hommes noirs des rues d’Oakland en Californie. À part Farrell, Steinem prétend ne connaître aucun homme « qui s’est rangé du côté des ‘mecs-victimes’ ». Hélas, les « hommes féministes » vantés par Steinem n’ont pas réussi à proposer une alternative satisfaisante aux masculinistes. Il y a bien des théoriciens du genre comme Michael Kimmel, mais il reste très peu connu du grand public. Les hommes alliés abondent, mais beaucoup d’entre eux ont du mal à réconcilier le privé et le politique (voir les cas d’Aziz Ansari ou Eric Schneidermann). La rupture déjà illustrée par Karl Marx, tant décriée par Steinem perdure depuis 150 ans.

Tandis que je désespérais de trouver un jour des alliés masculins dignes de ce nom, Warren Farrell me propose une analogie poignante que j’allais retrouver dans son livre phare, la bible du mouvement masculiniste contemporain. Depuis les balbutiements de la deuxième vague du féminisme, m’explique Farrell, « il y a effectivement un champ de bataille, mais un seul camp a répondu présent. De leur côté, les hommes ont enfoui leur tête dans le sable en espérant passer entre les balles. » C’est une métaphore très forte et pourtant, son sens est plutôt malléable. On peut l’interpréter à la façon des masculinistes : les femmes auraient gagné la guerre. Elles auraient transformé les hommes cisgenres en classe opprimée et devraient se préparer pour une revanche triomphante. On peut l’interpréter comme le fait Warren Farrell à mon avis : les hommes ont des griefs tout aussi légitimes que les femmes, par exemple le fait qu’on leur ait imposé le silence pendant que les féministes se battaient pour conquérir des droits fondamentaux.

Mais on peut aussi l’analyser comme le feront les féministes contemporaines, je l’espère. Comme un appel aux hommes à faire face enfin aux conséquences du patriarcat sur les femmes qu’ils aiment aussi bien que sur eux-mêmes. L’inertie émotionnelle ne sera jamais pire que la menace du viol, la violence domestique, la disparition du droit à l’avortement et que l’écart salarial persistant. Il est clair que les hommes ont besoin d’un espace où ils peuvent exprimer leurs émotions, un endroit qui ne tolère pas la violence, où il soit inadmissible de rendre les femmes responsables de leur infortune (et ce sont souvent les femmes qui ont à supporter le poids de la colère des hommes). Aujourd’hui, les hommes qui s’adressent aux armées de misogynes en colère sont des gens comme Peterson et Elam. Après l’élection américaine de 2016, les femmes racisées ont exhorté, à juste titre, les femmes blanches à éduquer les leurs. Peut-être est-ce l’heure pour les femmes d’enjoindre les hommes, des hommes ouverts et proféministes, à en faire de même.

VICE France est aussi sur Twitter, Instagram, Facebook et sur Flipboard.