Le périlleux voyage des demandeurs d’asile à la frontière américano-canadienne

Seidu Mohammad et Razak Iyal se sont rencontrés dans une gare routière de Minneapolis dans le Minnesota. Après un court échange, ils se sont rendus compte qu’ils allaient tous les deux au Canada.

Les deux Ghanéens sont alors montés à bord d’un bus à destination de Grand Forks, dans le Dakota du Nord, puis ont pris un taxi pour dépasser la frontière américano-canadienne. Ils ont dû payer 200 dollars chacun.

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Aux alentours de minuit et après avoir roulé pendant une vingtaine de minutes, le conducteur du taxi s’est arrêté et a dit à aux deux hommes, dont les demandes d’asile aux États-Unis ont été refusées : « Ici, c’est le Canada. »

Il a alors pris l’argent et les a laissés dehors alors que la température avoisinait les -18 degrés.

C’est là qu’ils ont commencé leur périlleux voyage. Ils ont pataugé dans la neige (qui leur arrivait jusqu’à la ceinture) qui couvrait les champs autour de la frontière de Manitoba. De nombreux autres demandeurs d’asile qui ont rejoint le Canada illégalement ont emprunté cette route.

Iyal avait une veste et une capuche, mais Mohammad n’avait rien pour couvrir sa tête : ses yeux ont presque gelé quand il les a fermés, et Mohammad a dû suivre les pas de son ami, sans pouvoir voir devant lui.

Après sept heures de marche, les deux hommes ont finalement trouvé une autoroute près de la ville d’Emerson, dans la province du Manitoba. Ils s’y sont alors arrêtés et ont essayé de stopper une voiture pendant trois heures de plus.

Razak Iyal (Photo de Caroline Wintoniw/VICE News)

« Personne ne voulait s’arrêter, » explique Iyal par téléphone depuis un hôpital de Winnipeg, où les deux hommes se remettent de leur voyage. « On a décidé de rester là. On a attendu pendant trois heures. »

Après avoir passé toute la nuit dehors, un chauffeur de camion les a perçus sur le bord de la route et a appelé les secours.

Mohammad a les mains entièrement couvertes de pansements et il s’attend à perdre tous ses doigts ainsi qu’un gros orteil à cause au froid. Iyal, lui, attend encore un diagnostic des médecins pour savoir s’il en sortira indemne ou non.

Mohammad avait fui le Ghana et gagné San Diego en 2015, par peur d’être tué à cause de son orientation sexuelle. Mais après avoir été détenu pendant un an par les autorités américaines de l’immigration, un juge a refusé sa demande d’asile en décembre et a requis sa déportation.

Razak, qui a refusé de donner des détails sur les raisons de sa demande d’asile, dit avoir été enfermé pendant deux ans avant qu’un juge ne demande sa déportation vers le Ghana. Selon lui, il sera mis à mort s’il retourne dans son pays natal.

Comme beaucoup d’autres, tant Iyal que Mohammed ont choisi de gagner le Canada illégalement, au lieu de passer par un poste-frontière proprement dit. Cela pour éviter d’être renvoyés aux États-Unis, où ils auraient sûrement été arrêtés encore une fois avant d’être définitivement expulsés.

Seidu Mohammad (Photo de Caroline Wintoniw/VICE News)

« Ils vous traitent comme si vous n’étiez personne [en détention], comme si vous n’étiez pas un humain, » dit Mohammad. «Je ne veux pas y retourner pour subir encore ce genre de traitement, et c’est pour cela que j’ai décidé d’aller au Canada. »

Au cours des trois dernières années, selon des chiffres de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), le nombre de demandeurs d’asile qui ont traversé la frontière de façon illégale par des points d’entrée près d’Emerson a été multiplié par cinq. Ils étaient 82 entre avril et décembre 2013. Pendant la même période en 2016, on en compte 430.

Alors que les gardes de l’ASFC sont les responsables des postes-frontières, c’est la Gendarmerie royale du Canada (GRC) qui s’occupe de garder le reste de la frontière.

Pendant l’été 2015, l’histoire de Yahya Samatar a fait la Une des journaux. Samatar a parcouru la rivière Rouge à la nage, du Dakota du Nord jusqu’au Manitoba — pour éviter d’être déporté en Somalie.

Frank Indome, le président de l’Union ghanéenne de Manitoba qui aide Mohammad et Razak à s’installer, se rappelle aussi du cas de deux femmes érythréennes. Leurs demandes de séjour avaient été refusées aux États-Unis, alors elles ont traversé la frontière à pied l’été dernier.

« Ce n’est pas un phénomène récent, mais il y a plus de cas qui défraient la chronique, et je crois que c’est à cause des dernières élections aux États-Unis… [à cause] d’une partie de la rhétorique que [Trump] a eue avant son élection, » dit Indome. « Les gens essaient de demander l’asile ailleurs, sur la base de la peur qu’ils peuvent être arrêtés puis déportés. »

« Si on peut le faire pour des Syriens, on peut faire pareil pour les Africains qui demandent l’asile. Je ne pense pas que cela soit si compliqué à faire, » ajoute-t-il. « On a assez de ressources à leur offrir. Ils ne sont pas ici pour mendier. Ils sont ici pour travailler, pour payer des impôts, et faire comme les autres Canadiens font. »

Bashir Khan, un avocat spécialisé sur les questions d’immigration, s’est saisi du cas de Mohammad et Iyal et a aussi assuré la défense de nombreux autres demandeurs d’asile qui ont traversé illégalement la frontière près d’Emerson. Selon lui, une bonne partie de ceux qui empruntent ce trajet font leur demande d’asile ailleurs dans le pays, dans des villes comme Toronto ou Manitoba.

Seidu Mohammad et Razak Iyal ont marché dans le froid glacial du Canada (-18°C) après que les États-Unis ont refusé leurs demandes d’asile. (Photo de Caroline Wintoniw/VICE News)

Selon l’ASFC, la plupart des demandeurs d’asile viennent de Somalie.

D’après l’expérience de Khan, la plupart de ces demandeurs d’asile entrent aux États-Unis à partir du Mexique environ un an et demi avant de gagner le Canada. Ils sont souvent placés dans les centres de détention réservés aux immigrants et n’ont pas une véritable chance de faire une demande d’asile telle quelle, indique-t-il. La plupart n’arrivent pas non plus à contacter leurs familles en Afrique de l’ouest, n’ont pas accès à une défense digne de ce nom, et ne peuvent compter que sur leurs maigres compétences linguistiques ou sur celles d’autres migrants pour remplir leur paperasse, selon Khan. Et souvent, ils arrivent avec rien d’autre que les habits qu’ils portent.

« Après s’être présentés devant un juge, et avoir vu leurs demandes d’asile rejetées, ils sont libérés pour être expulsés. C’est là qu’ils cherchent un moyen de rentrer au Canada », dit Khan.

« Pour réduire les risques encourus par les migrants qui essayent d’entrer au Canada, il faudrait supprimer l’Entente entre le Canada et les États-Unis sur les tiers pays sûrs, » dit-il. « Le supprimer entièrement ici. Il force ces gens, qui ont vraiment peur de retourner dans leur pays et d’être torturés ou tués, à gagner les champs, parce que cet accord ne s’appliquerait pas. »

Selon cet accord, qui est entré en vigueur en 2002, les demandeurs d’asile doivent faire leurs demandes dans le pays où ils sont arrivés en premier.

« Si vous faites votre demande d’asile à une frontière où il y a un poste-frontière, les autorités canadiennes vont dire de retourner aux États-Unis, » a expliqué l’avocat. « Peu importe si vous demandez l’asile et que les États-Unis vous l’ont déjà refusé. Et bien évidemment, les autorités américaines vont vous arrêter puisque vous essayez de fuir vers un endroit où vous ne serez pas expulsé. »

Les orteils gelés de Seidu Mohammad. (Photo de Caroline Wintoniw/VICE News)

« Le désespoir est la force motrice. Ils n’ont pas une vraie opportunité de présenter leur cas, et le Canada est beaucoup plus respectueux envers les droits de l’Homme à cet égard, et cela leur donne vraiment une chance d’avancer sur leurs cas. »


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