De l’avis de tous, Salif était promis à un grand destin. Il avait été chapeauté par Kool Shen sur IV My People, puis avait marqué les esprits avec un premier album bancal mais fondateur (Tous ensemble, chacun pour soi), avant de verser dans un rap plus street au sein de Nysay ou en solo. Dès lors, on avait toutes les raisons de s’enthousiasmer à son sujet : parce qu’on avait trouvé là un artiste qui se fichait de la célébrité, un MC qui repositionnait la France face à son miroir impitoyable, un rappeur de proximité, du coin de la rue, désenchanté et indolent à la fois, que l’on imaginait volontiers squattant les bancs du quartier, insistant pour entrainer les gens dans sa ronde.
C’est précisément en restant fidèle à lui-même, dans une industrie qui décourage à l’authenticité, que Salif a poussé les auditeurs à mettre du respect sur son nom, au point de rendre son départ en retraite à l’aube des années 2010 aussi respectable que regrettable. Car, si sa discographie n’est pour certains qu’un détail sur une page Wikipédia, pour d’autres (on est tenté de dire « les vrais »), elle représente ce que le rap (du 92, de Paris, de France) a produit de plus fort et de plus poignant : les descriptions se veulent brutes, les punchlines sont exhalées d’une bouche sèche et amère, et les textes relatent le quotidien de ces citoyens ordinaires, de ces jeunes qui n’ont pour rêves que celui d’être joueur de foot, de ces bicraveurs prêts « à courir plus vite que les balles », de ces paumés qui tentent de « niquer la vie sans l’engrosser »… Bref, le désenchantement urbain dans toute sa splendeur.
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Un album en témoigne mieux qu’aucun autre au sein de sa discographie, car moins bordélique que Prolongations et plus angoissé que Tous ensemble, chacun pour soi : Curriculum Vital, sorti en 2009, il y a dix ans. Attention, on ne cherche pas à vous la faire à l’envers : Curriculum Vital n’est pas un chef-d’œuvre – certains titres comme « Élévation » ont cruellement vieilli -, mais c’est l’album d’un homme qui ne cesse de se raconter avec justesse, sans jamais chercher à faire dans la finesse ou à flatter l’oreille. Ici, nulle signes extérieurs de coolitude, plutôt des requiems qui alarment l’auditeur plus qu’ils ne le distraient. C’est un disque de bonhomme, mais pas trop. Juste ce qu’il faut, avec assez d’introspections, de remises en cause, de mea culpa et de remords pour ne pas enfermer Salif dans un rap de rue pur et dur.
Son truc, c’est la famille, son entourage, son quartier. C’est ce qui revient dans la plupart de ses morceaux, depuis ses premiers solos pour IV People jusqu’à Qui m’aime me suive. Mais c’est aussi un rappeur qui n’oublie ni la noirceur, ni la violence, ni la fierté, ni les angoisses, ni les regrets, ni la vie au jour le jour à Boulogne, son fief, dont il semble aussi fier qu’écœuré, certainement conscient de ne pas pouvoir s’en échapper : « Depuis tout petit je traine dans les mêmes streets/Forcément, je rappe les mêmes titres/Je vois les mêmes halls et les mêmes briques/ Je vois les mêmes types se plomber se plomber pour le même shit/ Les années passent et la rue n’a pas changé/ C’est juste un peu plus dur de manger/ Y a un dealer à chaque intersection/ On contourne le système et ses imperfections »
D’emblée, le message est clair : Street is watching. De l’intro à « C.V », Salif a la rue en vis-à-vis durant dix-huit titres. Et ça ne le rend pas particulièrement joyeux (« Le quartier m’a eu »), ni optimiste (« Seul et sans diplôme je resterai dans le hall, au pire des cas j’irai en taule »). C’est là que l’on pourrait tiquer : Curriculum Vital est un disque parfois trop uniforme, trop lancinant, trop répétitif (dans les thèmes comme dans le choix des instrus, même si des guitares et des synthés l’amènent par instant du côté de la West Coast ou du Dirty South), mais son intérêt est ailleurs. Il est dans le sens du storytelling de Salif, dans cette façon de raconter presque systématiquement la même histoire avec des mots différents. Car, si le disque ne joue pas la surprise (c’est sa faiblesse ou sa paresse, c’est selon), il évite presque systématiquement la chronique facile, et tend même parfois vers un lyrisme fascinant.
En quatre-vingt minutes, Salif fait le récit d’une génération désenchantée qui a trop cru au « The world is yours » de Scarface, dresse le portrait d’une société dure dans laquelle l’attentisme est le pire fléau, et exhibe surtout les stigmates d’une déchéance, celle d’un jeune homme au destin sacrifié, tiraillé entre le bien et le mal, entre l’amour du quartier et son dégoût (« La Disquette »), entre « faire un rap médiocre et prendre des thunes ou faire le rap que j’aime et continuer à vendre des stup ».
Si le cas Salif passionne, c’est non seulement parce qu’il n’épargne pas l’auditeur, mais aussi, c’est là sa grande force, parce qu’il ne rechigne jamais à exposer ses failles, à questionner ouvertement ses contradictions, sa situation personnelle (toujours à la frontière d’une possible folie, ou, en l’occurrence, d’une profonde dépression), et sa position au sein du paysage hip-hop hexagonal. Celle d’un roi sans couronne, d’un rappeur qui a traversé les évolutions stylistiques des années 2000 sans jamais paraître dépassé (un peu comme Booba et Rohff, sans les disques de platine malheureusement), d’un MC qui, qu’on en ait conscience ou non, a poussé Kool Shen à réinventer son flow à l’aube du 21 ème siècle.
Tout ça, ça pose un artiste. Ça forge une réputation. Reste qu’en dépit de quelques classiques (« Caillera à la muerte », « Yo Yo », « Cursus Scolaire »), Salif n’a jamais écoulé suffisamment de disques pour faire sa fête à une boutique de luxe. La prédominance du rap français au sommet des tops ces dernières années nous le rappelle méchamment : Salif reste un artiste qui a subi de plein fouet la crise du disque des années 2000 et n’a jamais pleinement réussi à s’épanouir économiquement au sein de cet écosystème – il suffit d’écouter « À ma place » pour comprendre qu’il est sorti frustré de son expérience IV My People, faute de budget mis à sa disposition pour réaliser des clips ou promouvoir correctement ses projets. « Un mec comme Salif méritait plus de soutien. Il n’arrêtait pas de faire le buzz, Skyrock le kiffait, mais il n’avait pas de clip pour appuyer la promo, me racontait d’ailleurs Madizm il y a trois ans. Son attitude actuelle reflète d’ailleurs bien son sentiment par rapport au rap : il s’est retiré du business et ne souhaite plus en parler. »
Contrairement à tant d’autres (Kool Shen, Kery James ou même Alkpote), Salif n’est jamais sorti de sa retraite pour une énième tournée ou un nouvel album. Les deux derniers titres de son ultime projet (Qui m’aime me suive, sorti en 2010) sont d’ailleurs là pour rappeler une énième fois l’ambition du Boulogne Boy : après avoir rappé, comme à son habitude, la « Banlieue parisienne », la « zermi » ou « La nostalgie du block », Salif balance la chanson-titre et « L’homme libre », deux morceaux qui annoncent, en creux, son retrait du game. Avant de s’exclamer, dans un ultime souffle, forcément mélancolique et rocailleux : « Je ne peux pas être esclave d’une musique moi, je suis un homme libre ».
On comprend ainsi que Salif n’a jamais été ce rappeur hyperactif qui avait besoin d’un break pour mieux revenir. Il était surtout cet artiste qui avait désormais besoin de vivre sa vie plutôt que de la rapper.
Maxime Delcourt est sur Noisey.