Culture

Le retour sur scène d’une pionnière du combat pour les droits autochtones

Durant l’été 1960, deux fillettes sont revenues en pleurant de la piscine municipale de Pierreville, un point négligeable sur la carte du Centre-du-Québec situé à proximité de la réserve abénakise d’Odanak. Le concert de larmes avait pour cause une phrase toute simple, lancée aux enfants par des résidents : « Pas de sauvages ici. »

Cette histoire, je la tiens de la bouche d’Alanis Obomsawin, documentariste, chanteuse et activiste pour les droits des Premières Nations. Contrairement à certaines légendes qui se transmettent de génération en génération chez les Abénakis, ce récit est à prendre au premier degré. Obomsawin est celle qui a consolé les enfants, en leur disant : « Ne vous en faites pas, on va avoir notre propre piscine. »

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Au lendemain de cette promesse, les enfants cherchaient déjà la piscine. Elle a été construite six ans plus tard, grâce à des dons et à une demi-douzaine de concerts bénéfices organisés par Alanis. Un reportage du cinéaste Ron Kelly, alors au service de la CBC, a été consacré à l’événement et diffusé à heure de grande écoute. Résultat : deux producteurs de l’Office national du film (ONF) ont invité la jeune activiste à devenir consultante auprès de l’organisme gouvernemental.

Cinquante ans après son entrée à l’ONF, la réalisatrice de Kanehsatake, 270 ans de résistance entreprend ces jours-ci le montage de son 51e film et vient tout juste de renouer avec la scène, à des milliers de kilomètres de chez elle, après plus de 30 ans d’absence.

Je l’ai suivie au festival Le Guess Who?, à Utrecht, en Hollande, où elle était invitée par le commissaire Radwan Ghazi Moumneh (le Montréalais derrière le projet Jerusalem in my Heart) à recréer son obscur album de 1988, Bush Lady. L’espace de quatre jours qui nous ont menés d’une performance de l’artiste noise japonais Keiji Haino jusqu’aux célébrations de son retour sur scène, j’ai tendu l’oreille. Le premier après-midi du festival, nous nous sommes assis dans sa chambre d’hôtel pour discuter.

Mission d’intérêt général

À quelques rues du Grand Hôtel Karel V, où loge Alanis Obomsawin, en plein milieu du centre-ville médiéval d’Utrecht, on croise son visage sur des affiches, entre Pharoah Sanders, Shabazz Palaces et Sun Kil Moon. La photo doit remonter à la fin des années 70 ou au tout début des années 80. Une période durant laquelle elle était commissaire invitée au Mariposa Folk Festival et où on la voyait aussi bien dans des épisodes de Sesame Street qu’en première partie de Claude Léveillée, ou même accompagnée d’un grand ensemble jazz dans l’amphithéâtre de Darmouth College, au New Hampshire.

Alanis Obomsawin a toujours chanté. Son parcours musical « professionnel » a débuté près de dix ans avant qu’elle devienne cinéaste. Elle a été catapultée au Town Hall de New York en 1960 par Sam Gesser de l’étiquette Folkways : « Je chantais dans les partys à Montréal. Je fréquentais beaucoup de gens du milieu artistique, et Sam m’a vue un soir, puis m’a demandé de performer. »

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Aujourd’hui, à 85 ans, Obomsawin compte assez de prix internationaux, de distinctions et d’admirateurs célèbres pour rendre jaloux un premier ministre. Mais elle n’en a que faire. La gloriole, ou même la carrière, n’ont jamais pu ambitionner de faire ombrage à la cause pour laquelle elle se bat. C’est la première chose qu’elle me confie : « Pour moi, c’est l’affaire la plus naturelle; ce que je fais, quand je filme et quand je chante, n’a rien à voir avec une carrière. C’est une mission. Mon plus grand plaisir est de voir les enfants grandir dans de meilleures conditions. C’est ce qui m’intéresse le plus : le changement. Et en ce moment, on en voit enfin. Nous vivons dans un autre temps, et je l’ai constaté à travers mon dernier film [Our People Will Be Healed]. Je me trouve tellement chanceuse d’avoir vécu aussi longtemps pour être témoin de ce qui se passe. »

D’un problème à l’autre

Alanis Obomsawin n’a jamais cessé de travailler et de servir de mentor aux jeunes artistes et cinéastes. Elle en sait beaucoup du chemin qui a été parcouru depuis les années où elle a débuté dans le milieu de la musique et du cinéma. « [Au commencement], quand j’avais des problèmes, j’identifiais toujours la source de ceux-ci au fait que j’étais une personne des Premières Nations. Mais à un moment donné, je me suis rendu compte que d’être une femme était aussi un problème. »

À l’inverse de plusieurs artistes des Premières Nations qui préféraient taire leurs origines ou leur parcours douloureux, Alanis s’est toujours fait un point d’honneur de mettre le tout de l’avant : « Il faut comprendre que beaucoup de gens pensaient que s’ils disaient qu’ils étaient des Premières Nations, ça leur enlèverait du prestige ou je ne sais quoi », explique-t-elle.

La femme née à Lebanon, au New Hampshire, a cessé de donner des concerts au cours des années 80, en raison d’un problème aux cordes vocales. « Je suis allée voir un spécialiste. Il m’a dit : ‘‘Vous avez une corde vocale paralysée. Vous êtes chanceuse que ce soit de ce côté-là, si c’était de l’autre côté, il faudrait opérer.’’ Là, j’ai commencé à avoir peur de faire des concerts. Après six mois, ma voix était redevenue normale. J’ai recommencé à chanter, mais seulement lors d’occasions spéciales. »

Cette année, à l’instar d’artistes comme le chanteur de taarab Abdel Karim Shaar ou le new-waver libyen Ahmed Fakroun, Alanis est de ces oiseaux rares dont Le Guess Who? s’enorgueillit. Chaque soir durant le festival, elle sortira pour voir des concerts et découvrir des artistes. Le premier soir, le spectacle de Jerusalem in my Heart étant comble, elle se rabattra sur Keiji Haino, brutalisant sa six cordes dans une salle adjacente, au son des tambours du batteur free jazz Han Bennink, une légende locale qui ensuite se joindra à Thurston Moore pour un set improvisé.

On n’achète pas ça, un tambour

« Beaucoup de gens ignoraient tout de l’album Bush Lady », précise Alanis, en soulignant que la chanson éponyme date des années 60. « La pièce existait déjà, mais quand j’ai réenregistré l’album [une version différente, enregistrée par la CBC, en 1984, existe également], mon ami Dominique Tremblay s’est occupé de trouver les bons arrangements », ajoute-t-elle, au sujet du long-jeu qui a refait surface en début d’année 2017 grâce aux efforts de Frédéric Savard, son ami et collègue de l’ONF, de près de 50 ans son cadet, qui l’accompagne au Guess Who? cette année et voit au bon déroulement des opérations.

Entre le spoken word, les chants traditionnels portés par le tambour et les mélodies plus orchestrées rappelant Brigitte Fontaine (en début de carrière), Bush Lady possède un attribut loin d’être partagé par la plupart des albums qui ont été enregistrés à la même époque : l’intemporalité. Une qualité que l’on doit notamment à l’instrumentation épurée, aux arrangements sobres et à une production qui laisse toute la place à la voix et au message de l’artiste.

Ces arrangements, ce sont ceux que quatre musiciens hollandais ont appris et pratiqueront à quelques reprises avec Alanis, durant le festival, dans une petite salle du TivoliVredenburg – un Goliath architectural qui fait penser, de l’extérieur, à une version européenne des Galeries de la Capitale, mais qui contient en fait près d’une dizaine de salles de concert.

Alanis n’a finalement pas pu apporter son tambour pour ce voyage. Problème avec le caisson, ou quelque chose du genre. Justement, d’où vient-il, ce tambour? « Ben voyons, on n’achète pas ça, un tambour. J’en ai beaucoup, mais celui que j’aime vraiment et que je voulais utiliser m’a été donné par un chef, il y a… oh… », dira-t-elle.

En prévision de sa performance en Hollande, la lauréate du prix Albert Tessier 2016 s’est racheté une table tournante pour écouter Bush Lady dans sa version originale. Dans sa collection de disques, elle me précise qu’elle a un exemplaire de la compilation Native North America (Light in the Attic, 2014). « Je connaissais tout ce monde-là, Willie Dunn, Willie Thrasher… J’invitais beaucoup d’artistes de nos peuples lorsque j’étais commissaire au Mariposa. J’avais mon stage, j’ai invité jusqu’à 75 performeurs, une année. »

Du rouge pour les femmes et les enfants disparus

La veille de sa performance, Alanis va faire les boutiques. Elle veut être vêtue de rouge sur scène. La dernière répétition aura lieu quelques heures avant le concert, au Tivoli.

À 19 heures, avant Alanis, la vocaliste Linda Sharrock, accompagnée d’improvisateurs viennois abrasifs, cravache les tympans de la salle Hertz, déjà bien remplie. Sharrock hurle et le groupe sonne comme la radio entre deux postes, projetée à travers les enceintes du Centre Bell. Beau comme un rêve. Dans une salle avoisinante, le poète dub Linton Kwesi Johnston récite a capella.

Une complémentarité se dessine entre sa performance et celle d’Alanis. L’un parle de sa génération d’immigrants des West Indies et de ne plus se laisser piler sur la tête, dans le quartier de Brixton, à Londres. L’autre parle en quelque sorte de la manière dont les mêmes qui pilaient sur la tête des immigrants de Brixton s’essuyèrent les pieds sur les Premières Nations. « On est passés [d’une situation où l’on était] punis lorsqu’on parlait notre langue à une situation où l’on enseigne désormais ces langues. C’est un progrès énorme. Je vois beaucoup de jeunes qui chantent dans leur langue. Imaginez le chemin qu’on a fait depuis l’époque des pensionnats », m’expliquait Alanis, en entrevue. Kwesi Johnston parle aussi de progrès, insistant néanmoins sur le fait que les choses n’arrivent pas toutes seules.

À 21 heures, Alanis entre en scène et salue la foule en abénakis, français et anglais. Elle est entourée de deux flûtistes, deux violonistes et de Moumneh, qui a trouvé un vieux tambour, gracieuseté d’une des musiciennes qui elle-même le tenait d’un auguste musicien turc – comme quoi ça ne s’achète vraiment pas, un tambour.

L’album orchestré par Dominique Tremblay revit bien au-delà des attentes de la réalisatrice, qui me confiait n’avoir jamais été intimidée par un ministre, un policier ou une productrice racistes, mais être terrifiée à l’idée de remonter sur scène pour chanter.

« Je suis vêtue de rouge ce soir pour nos sœurs, pour les femmes et les enfants enlevés et assassinés », lance-t-elle à la foule. Ponctuée d’anecdotes et d’histoires au sujet d’Odanak et des Abénakis, la performance sera à la hauteur d’une remarque que m’avait faite Alanis, au sujet de l’époque où elle accompagnait les scouts, visitait des classes, des prisons ou même les plateaux de Sesame Street : « Je n’ai jamais tenté de jouer sur la culpabilité ou de traiter qui que ce soit de menteur. J’ai plutôt insisté sur une ‘‘autre version’’ de l’histoire. » Comme elle le disait déjà en 1964, sur les ondes de Radio-Canada, « L’histoire du Canada, nous aussi [les Premières Nations], on en a une. Et je crois la mienne. » Après sept chansons (les cinq pièces de Bush Lady et deux morceaux inédits) et environ 50 minutes, le concert se soldera par une ovation.

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Quelque part en cette femme bat un cœur dont chaque pulsation est franche, comme le son d’un tambour, ou d’un coup de pied au cul de quelqu’un qui depuis trop longtemps répéterait ces mots en boucle : « Pas de sauvages ici. »