Avoir recours à une interruption volontaire de grossesse provoque parfois un sentiment de culpabilité, prenant sa source, selon le magazine français Psychologie, « dans la mise au jour de l’ambivalence du désir de grossesse ». C’est ce que quelques femmes ont semblé vouloir dire lorsque je les ai questionnées sur ce qu’elles avaient ressenti à la suite d’un avortement. Alors que certaines se questionnaient à savoir si elles seraient capables un jour de retomber enceintes, d’autres voyaient l’avortement comme une décision très conflictuelle, les pulsions de vie accompagnant les pulsions de mort. Pour elles, l’avortement était traumatisant. Elles l’associaient, consciemment ou non, à la mort chirurgicale de leur maternité et elles sentaient qu’elles devaient alors un enfant au destin.
Avoir des enfants pour « réparer le mal que j’avais fait »
Rachelle a interrompu trois fois des grossesses non désirées. La première fois à 15 ans, même si elle avalait tous les jours une pilule contraceptive. Les autres, elle était encore jeune et elle ne voulait pas faire subir à des enfants ce qu’elle avait vécu : être élevée par une fille-mère lui avait été très souffrant.
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Elle a vécu les trois avortements de la même façon : dans le déni. Elle voulait oublier ce qui était arrivé. « Parce que j’avais si honte. C’était ma façon de gérer la crise à ce moment-là », confie-t-elle, avant d’indiquer que les remords l’ont rattrapée quand elle est tombée enceinte de son aîné. Elle a deviné qu’il lui faudrait alors trois enfants, « afin de réparer le mal que j’avais fait ». La naissance a été éprouvante. Son fils a passé plus d’une semaine aux soins intensifs. « La première fois que je l’ai eu dans mes bras, mon mari m’a dit que ce n’était pas sûr qu’il soit encore vivant au bout de la nuit. Je ne souhaite pas ça à mon pire ennemi. Je pensais que c’était mon karma, que c’était ma faute, la faute de mes avortements. » Son fils a survécu. Et elle a eu un deuxième enfant, puis un troisième et un quatrième. « Quand j’ai su que j’étais enceinte de mon quatrième enfant, j’ai pleuré pendant une heure parce que je me disais que le Bon Dieu m’aimait assez pour me confier un autre enfant. »
La thérapie pour apprendre à se reconnecter à soi-même au-delà du trauma
Une thérapie et la maternité l’ont aidée à perdre le dégoût qu’elle avait envers elle-même. Elle pense encore souvent aux enfants qu’elle n’a pas eus et les voit en rêve. Elle leur a donné des prénoms. Même si Rachelle se dit « pro-ta-décision-à-toi-et-ne-te-préoccupe-pas-de-ce-que-les-autres-en-diront », elle croit qu’elle aurait dû poursuivre ses grossesses et confier ses bébés en adoption, pour ne pas vivre le calvaire de la culpabilité.
La sexologue Sophie Morin trouve important le processus thérapeutique. Elle m’explique qu’elle accompagne les femmes dans ce qu’elles ont vécu, afin « de créer du sens par rapport à ce qu’elles ont eu comme expérience et les aider pour qu’elles soient en mesure de se connecter à elles-mêmes ». Dans sa pratique, elle soulève que le sentiment de culpabilité est bien présent chez ses patientes et l’explique du point de vue du rôle social auquel la société tente de faire adhérer les femmes : « Les femmes sont socialisées à l’abnégation. L’avortement est un symbole de “Je me choisis” et certaines associent ça comme “Je me choisis au détriment de l’autre”, alors que ça n’a pas à être en opposition. Mais ce n’est pas présent dans l’histoire de vie de beaucoup de femmes de pouvoir se choisir sans que ce soit contre les autres. »
Projeter sa culpabilité sur une autre personne
Sarah-Jeanne a choisi de se faire avorter alors qu’elle commençait l’université. Elle était en relation depuis trois mois avec son copain. « J’étais vraiment sonnée quand j’ai vu le petit plus sur le test. Je n’avais que quelques jours de retard. » Elle a désiré prendre rendez-vous immédiatement dans une clinique d’avortement, mais l’intervention ne pouvait se faire dans un délai aussi rapproché que souhaité. Elle devait attendre quelques semaines. « Le jour fatidique, mon chum et ma mère m’ont accompagnée. On m’a fait une échographie et j’ai vu le petit cœur d’une petite crevette qui battait. Je crois que c’est ce qui m’a le plus marquée. » Avant cette image, c’était comme si le désir d’une grossesse ne pouvait exister. « Je ne pensais pas être affectée autant. On en a reparlé souvent, lui et moi, tout au long des deux années qu’on a passées ensemble. On lui avait même donné un nom… » Elle a aussi mentionné à son copain, une journée où elle était « un peu en boisson », qu’il lui devait un enfant. « Tout de suite après avoir dit ça, je me suis rendu compte de la lourdeur culpabilisante des mots que je venais de prononcer. Quelques années plus tard, sa nouvelle blonde est tombée enceinte, il m’a appelé par délicatesse pour m’avertir qu’il allait avoir un enfant. J’ai tellement pleuré. »
Elle ne regrette rien toutefois et, même si elle ne peut imaginer un avortement autrement qu’en épreuve difficile, elle croit foncièrement à ce droit inaliénable de la femme d’avoir la possibilité d’interrompre toute grossesse.
Un avortement comme une trahison
Pour Annick, c’est différent. Son avortement, elle le décrit comme la pire décision de toute sa vie. Elle l’a prise pour éviter que son conjoint, père de leur fils de 18 mois à l’époque, ne la laisse. Il disait qu’il n’était pas prêt à aimer quelqu’un de plus. « Mon ex m’avait dit qu’il avait besoin de six mois. Qu’on le referait, ce bébé, dans six mois. Puis il m’a finalement quittée. »
Elle relate que son avortement s’est fait contre l’avis de la psychologue de la clinique Morgentaler. Elle a pleuré pendant l’intervention, répétant à son bébé de se tasser de la seringue utilisée par le médecin : « À moins de six semaines, c’est à la seringue et ça a environ 10 % de chance d’échouer et de mener à un bébé parfait huit mois plus tard. » À la fin, l’équipe médicale lui a montré l’embryon, afin de la déculpabiliser. Ça a eu l’effet contraire. « J’en fais toujours des cauchemars. J’aurais dû m’écouter moi et tout l’amour que j’avais à offrir, plutôt que de céder au chantage subtil d’un ex qui m’a laissée tout de même deux ans plus tard. »
Déjouer la pression, un mauvais amour et les insultes
Annick aurait aimé une semaine de délai entre le premier rendez-vous avec échographie, comme cela se fait en France, et l’avortement si encore désiré. Elle considère que ce délai l’aurait aidé à s’affirmer, et à contrer la pression de son conjoint. « J’y pense plusieurs fois par année, je sais quel âge il aurait et qu’il serait né à Noël. Je travaille à me pardonner comme si c’était arrivé à une bonne amie. Je ne lui dirais pas « maudite conne » comme je me le suis tant répété. Je lui dirais que c’était une erreur faite de bonne foi et par amour, mais pour un mauvais amour. L’amour ne demande jamais de se sacrifier. »
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La culpabilité et la honte qu’elle a ressenties étaient atroces. Elle raconte que c’est dans un espoir de rédemption et pour mieux accepter le sentiment de devoir un bébé à la vie qu’elle en a fait trois autres. « Là, ma “dette” est payée, mais cet enfant-là, le mien, il ne reviendra plus. » Son avortement, elle le voit comme une trahison, envers elle-même et envers son bébé, à qui elle demande souvent pardon de n’avoir pas eu la force de faire confiance à la vie.
L’avortement, même s’il est nécessaire pour celles qui font le choix d’y avoir recours, peut troubler parfois le rapport que les femmes ont avec leur corps. Afin de limiter le traumatisme vécu chez certaines d’entre elles, il faut les aider à comprendre et réduire la portée de la culpabilité qu’elles ressentent de ne pas avoir choisi de porter des jeans de maternité pendant neuf mois. Une étude du chercheur Francesco Bianchi-Demicheli, publiée dans la Revue médicale suisse en 2007, souligne que la grossesse comporte aussi son lot de risques de détresse psychologique et que, maintenant, trois mois après une interruption volontaire de grossesse, 80 % des femmes, même celles qui se sont senties d’abord coupables, ressentent du soulagement.
*Les noms ont été changés afin de préserver l’anonymat des intervenantes