Le Reichstag après le bombardement de Berlin (Photo via)
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les pilotes alliés ont lâché près de 2 millions de tonnes de bombes sur le sol allemand (les chiffres varient selon les sources). On estime que 15% d’entre elles n’ont pas explosé à l’impact. Aujourd’hui, ces reliques attendent patiemment qu’on les trouve. Les experts pensent qu’il pourrait y avoir jusqu’à 250 000 bombes encore dispersées en Allemagne, et il ne se passe quasiment jamais une semaine sans qu’une équipe de démineurs ne doive intervenir.
Videos by VICE
Les autorités prennent des précautions, mais il arrive malgré tout qu’il y ait des accidents. Les bombes se déclenchent subitement et font parfois des victimes. Si la plupart des combattants de la Seconde Guerre mondiale sont morts depuis longtemps, la liste des personnes blessées à cause du conflit ne cesse de s’allonger. Au cours des dernières années, la présence de ces munitions non explosées est devenue un problème de plus en plus pressant. En effet, les agents stabilisateurs se décomposent au fur et à mesure que les bombes vieillissent, et elles deviennent de plus en plus instables. Par conséquent, le risque d’explosion spontanée augmente.
Cette situation ne concerne pas uniquement les régions rurales reculées. Berlin, qui a été bombardée jusqu’à être réduite en miettes entre 1940 et 1945, abrite entre 2 000 et 4 000 bombes non explosées selon les estimations (auxquelles il faut ajouter les grenades, roquettes, obus et autres mines). On y retrouve entre 10 et 15 bombes chaque année.
C’est pour cette raison que Berlin dispose d’une équipe d’agents gouvernementaux, chargés de trouver ces bombes restantes avant que la corrosion ne les fasse exploser.
La Potsdamer Platz en 1945, après les bombardements alliés (Photo via)
Il y a peu, je suis tombée sur une photographie aérienne de la Potsdamer Platz – une place du centre-ville de Berlin – prise en 1945. La photo avait été prise par un bombardier de la Royal Air Force britannique. Cette photo a été digitalisée depuis, et des points rouges ont été ajoutés pour signaler les positions exactes des bombes qui avaient été retrouvées sur la place.
« C’est possible qu’il y ait encore des bombes ? En plein milieu de la Potsdamer Platz ? », ai-je demandé au géomètre Hubertus Hartmann. « Et s’ils avaient construit une route au-dessus d’une bombe ? » En guise de réponse, Hartmann a haussé les épaules, avant de déclarer : « Ça aurait posé problème, oui. »
Hartmann travaille pour le gouvernement. Il a réuni des milliers de photos semblables à celle-ci, qui, une fois réunies, permettent de cartographier une grande partie de Berlin. Les points rouges sont de taille diverse : les plus gros indiquent les cratères où les bombes ont déjà explosé, et les petits situent les sites où une bombe a pu atterrir sans qu’il n’y ait de détonation. Trois semaines avant que je le rencontre, Hartmann avait repéré des marques étranges sur une photo de Berlin-Est. « On s’est dit : ‘Y a peut-être une bombe là-bas’. On est allés voir, et il y en avait effectivement une ».
L’équipe en charge de la recherche des bombes berlinoises est installé au sein des bureaux du ministère de la construction et de l’urbanisme, non loin de la porte de Brandebourg. À l’intérieur, les murs sont couverts de cartes jaunies. Les restes d’une bombe de plus de 200 kilos trônent dans une pièce mal éclairée.
L’équipe est composée d’hommes allemands d’âge moyen : des ingénieurs, des géomètres et un chef d’équipe – en gros, de types qui font plus penser à des bureaucrates qu’aux personnages de Démineurs. Ils sont la plupart du temps en contact avec des agents de police et des ingénieurs, traitant les requêtes de berlinois voulant s’assurer que les sites sur lesquels ils veulent construire n’abritent pas de bombes.
Leur travail s’appuie avant tout sur de vieilles photographies aériennes prises dans les années 1940 par les avions alliés. Ils disposent de près de 10 000 images et en cherchent encore. Pour le moment, toutes les photos proviennent des États-Unis et de Grande-Bretagne. Les Russes en possèdent également, mais refusent de les donner. « Nous n’avons pas la moindre photo russe », s’est désolé Franz Künzling, un des membres de l’équipe. « Les Russes… ils ont un point de vue différent ».
Les autorités berlinoises s’avouent elles-mêmes incapables de débarrasser complètement la ville de ces bombes. « Nous avons pour ordre de nous occuper d’abord des situations à haut risque, pas de déclarer qu’il n’y a plus aucune bombe dans une zone », m’a expliqué Tobias Hinzmann, un autre membre de l’équipe. « Si quelqu’un veut construire une crèche, il doit prendre des précautions avant ». Les propriétaires voulant s’assurer que leur terrain ne présente pas de risque doivent ainsi le payer de leur poche.
Plus généralement, la question de savoir qui doit payer est épineuse. Les désaccords à ce sujet sont liés à une simple question : quand une bombe tombe sur une ville, à qui appartient-elle ?
Pour le moment, l’État fédéral allemand n’accepte la responsabilité que pour les bombes allemandes. Cela signifie que si une bombe trouvée à Berlin a été lâché par des allemands, c’est l’État qui paiera pour qu’elle soit désamorcée ; mais si la bombe est britannique, américaine ou russe, c’est le Land qui devra régler la facture (sauf si la bombe a été trouvée lors d’une recherche réclamée par un particulier, auquel cas c’est parfois à lui de payer). « C’est assez dingue », a concédé Künzling. Et chaque Land est dingue à sa manière : les équipes de déminage sont financées selon des règles propres à chacun, et elles communiquent rarement entre elles.
Bombardement aérien d’une ville allemande par l’armée américaine (Photo via)
L’équipe berlinoise peut découvrir jusqu’à 15 bombes par an. En général, ils font leur boulot en toute discrétion, et les médias n’en parlent pas trop, mais ce n’est pas toujours le cas. En avril 2013, la découverte d’une bombe soviétique de 100 kilos à quelques mètres d’une voie ferrée en service avait fait la une des journaux. Des centaines de personnes avaient été évacuées et les écoles fermées le temps que la bombe soit désamorcée.
Bien sûr, ce n’est pas comparable avec ce qui s’est passé en 2011, quand des techniciens ont trouvé une énorme bombe de près de 2 tonnes à Koblenz, une ville située sur les rives du Rhin. Le gouvernement avait alors organisé la plus grosse opération d’évacuation qu’ait connue le pays depuis la Seconde Guerre mondiale : 45 000 personnes avaient du être déplacées avant que les techniciens ne commencent leur travail, et il avait notamment fallu vider deux hôpitaux et une prison.
Plusieurs fois par an, la police berlinoise emmène quelques munitions non explosées dans un bunker au cœur de la forêt de Grunewald, dans l’ouest de la ville, avant de fermer les autoroutes et l’espace aérien pendant une demie-heure – le temps de les faire exploser en toute sécurité.
Entre 1940 et 1945, les bombes pleuvaient sur la ville. Au départ, les bombardements étaient avant tout stratégiques, l’objectif principal étant la destruction des infrastructures militaires et économiques. Mais au fur et à mesure, les zones civiles ont de plus en plus souvent été prises pour cible. Le manuel de guerre de la Royal Air Force expliquait par exemple : « Si le bombardement a pour objectif d’entraîner des dégâts matériels considérables, son effet le plus essentiel est de saper le moral de l’ennemi. »
Le but officiel, en d’autres termes, était de faire souffrir les Allemands ordinaires. Et ça marchait : des centaines de milliers d’allemands sont morts à cause des raids aériens, et de nombreux autres furent blessés ou laissés sans domicile. Soixante-dix ans plus tard, il fait bon être ingénieur spécialisé dans la détection de bombes. En effet, l’Allemagne a vu fleurir les entreprises privées de consultants et de techniciens spécialisés dans ce genre de diagnostic.
Une équipe anglaise éteint des bombes incendiaires allemandes
Les techniques modernes de déminage ont vu le jour pendant la Seconde Guerre mondiale. Quand Londres s’embrasait sous les bombardements de la Luftwaffe, pendant le Blitzkrieg, les autorités britanniques ont décidé de former des ingénieurs au désamorçage des bombes qui n’avaient pas explosé. Les États-Unis firent rapidement de même. Au fil des années, de tels experts devinrent de plus en plus nécessaires car les bombes allemandes étaient de plus en plus sophistiquées.
Aujourd’hui, les leaders du secteur forment un groupe assez fermé, et les techniciens se passent parfois de leur matériel de protection parce que franchement, à quoi bon porter une combinaison quand on se tient à quelques centimètres d’une bombe de plusieurs centaines de kilos ?
Un des consultants en bombes les plus réputés d’Allemagne, le docteur Rainald Häber, est à la tête de la firme Mull und Partner Ingenieurgesellschaft, qu’il a mise à disposition du gouvernement berlinois. « J’ai 70 ans, et j’ai travaillé dans ce domaine toute ma vie », m’a-t-il confié. Il a effectué des voyages en Afrique et au Japon pour aider à y retrouver des bombes immergées à proximité des côtes.
« Lorsqu’une bombe est trouvée à Berlin, les techniciens essaient généralement de la désamorcer », m’a expliqué Häber. Ces techniciens doivent percer un trou pour ôter le détonateur, ou utiliser un jet d’eau à haute pression pour ouvrir la bombe en deux et la désamorcer. Il arrive même qu’ils utilisent des explosifs pour faire sortir le détonateur, sans que cela n’active la bombe.
Dans les films, on représente toujours les démineurs penchés au-dessus d’une masse de câbles, une goutte de sueur sur le front, menant un combat intérieur pour savoir s’ils doivent couper le fil rouge ou le fil jaune. Mais les bombes de la Seconde Guerre mondiale n’ont pas de câbles. Si une bombe est assez stable pour être transportée, elle sera plutôt emmenée dans un endroit peu dangereux et sous contrôle où on la fera exploser. Si elle est trouvée au milieu d’un champ, les techniciens la font même exploser sur place. Il n’y a pas de procédure standard, cela dépend de chaque bombe.
Hitler inspecte les dégâts dûs aux bombes (Photo via)
Celles que les techniciens craignent le plus sont sans aucun doute les bombes à détonateur chimique. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les alliés avaient développé des bombes qui n’explosaient pas à l’impact, mais plusieurs heures voire plusieurs jours après. L’idée était de les faire exploser quand les allemands sortaient de leurs abris, et de terroriser ainsi la population en infligeant un maximum de dommages.
Ces bombes contenaient un petit réservoir d’acétone qui, au bout de plusieurs heures, rongeait l’enveloppe en celluloïd qui entourait le détonateur. Une fois le celluloïd complètement dissous, le détonateur tombait et BOOM. Mais voilà le problème : si ce genre de bombe atterrit avec le mauvais angle, l’acétone coule du mauvais côté et la réaction n’a jamais lieu.
Aujourd’hui, ces bombes sont extrêmement instables ; il arrive qu’elles explosent spontanément sans raison apparente.
Au fil du temps, elles deviennent trop dangereuses à désamorcer, et les ingénieurs n’ont pas d’autres choix que de les faire exploser sur place. Alors, qu’est-ce que ça donne quand on trouve une bombe à détonateur chimique dans une grande ville ? Demandez aux Munichois, qui ont découvert une bombe américaine de 250 kilos en 2012. Des milliers d’entre eux furent évacués pour permettre son explosion. La déflagration a enflammé tous les bâtiments situés aux alentours.
Ce qui tracasse les ingénieurs aujourd’hui, c’est l’éventualité selon laquelle ces bombes devront être détonées au lieu d’être désamorcées. Dans ce cas, il faudra peut-être que les Allemands s’habituent à ce qu’il y ait des explosions dans leur rues.
Pendant ce temps-là, l’équipe de recherche et de déminage des bombes de Berlin continue de faire son travail, jour après jour. J’ai jeté un dernier regard à Künzling, qui se tenait devant son immense carte de la ville. « Le prix à payer pour cette guerre est décidément très lourd », a-t-il conclu.
Suivez Katie Engelhart sur Twitter.