Assis sur le banc en bois d’un bar parisien au milieu de personnes que je ne connais pas ou peu, une fille – marseillaise, à en croire son utilisation significative du verbe « se régaler » – postée en face de moi tente de faire connaissance. À cet instant, elle ne savait pas comment je m’appelais. Elle savait simplement que j’étais journaliste chez VICE. Mais sa première question à mon sujet ne concernait pas ma vie actuelle, ni même ma vie d’avant, mais mon curriculum vitae.
« Et toi, t’as fait quelle école ? »
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Là, j’ai eu une drôle d’impression. Comme si je devais remplir un formulaire administratif sur Internet avec une petite étoile à côté des questions obligatoires pour avoir le droit de cliquer sur « Suivant » – en l’occurrence ici, de continuer la discussion. En lui expliquant mon parcours et elle le sien – elle avait fait HEC –, nous nous sommes rangés mutuellement dans deux cases différentes. Selon elle, nos deux trajets scolaires ne correspondaient « pas vraiment ».
Je suis donc resté bloqué à l’étape une. Si ma première réaction fut de demander à mon pote « Qui est cette conne ? », il semblerait que ce ne soit pas vraiment de sa faute. Comme beaucoup d’entre nous, cette fille a passé une dizaine d’années dans un système éducatif qui l’a forgé de manière à ne voir que des gens comme elle. Et à sacrifier tous les autres.
La France aime beaucoup se vanter de ses philosophes des Lumières, de ses Droits de l’Homme et de son éducation gratuite. Mais la réalité est autre. La France est comme cette vieille actrice qui n’arrive pas à accepter de ne plus être dans le coup. Selon une étude du Conseil national de l’évaluation du système scolaire (Cnesco) publiée le 27 septembre 2016, l’école française serait devenue une usine à inégalités sociales – les mêmes inégalités qu’elle se glorifie de combattre. Et ce n’est pas nouveau.
En 2015, l’ OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) nous pointait déjà du doigt comme étant « le système scolaire le plus inégalitaire d’Europe ». Début décembre, une nouvelle étude du PISA ( Program for International Student Assessment) a été rendue publique. Il s’agit d’un programme de l’OCDE conçu pour mesurer les performances des systèmes éducatifs au sein des pays. En 2012, la France était à la 25 e place sur 34. Cette année, nous sommes tombés à la 26 e position. Ce qui constitue une dynamique merdique. Et qui nous amène à une autre question : comment en est-on arrivé là ?
Premièrement, c’est un peu la faute de nos politiques éducatives désastreuses. Les trucs gratuits sont toujours foireux, il faut le savoir. Notre système éducatif ne fait pas exception. Il n’y a qu’à voir les ZEP (Zones d’éducation prioritaire, aujourd’hui sinistrement nommées zones « ambitions de réussite » ou RAR) pour constater ces inégalités. Selon l’étude du Cnesco, au collège, les élèves des établissements les plus défavorisés maîtrisent seulement 35 % des « compétences attendues en français » contre quelque 80 % pour les élèves scolarisés dans un contexte privilégié. À niveau scolaire analogue, les premiers ont deux fois moins de chances d’intégrer un lycée général. Pourtant, il s’agit de deux établissements publics, normalement égaux.
Cette constante démontre un échec total des politiques de « discriminations positives » menées depuis 1981 et l’instauration des ZEP. En voulant donner plus à ceux qui ont moins et surtout en marquant un établissement comme « prioritaire », de nombreuses familles ont choisi de déserter ces zones pour un autre collège. Cette politique a donc accentué une non-mixité sociale en créant des zones peuplées par ceux qui n’ont pas d’autre choix que de, eh bien, rester là. Le fossé était déjà creusé.
Bourdieu et Passeron l’avaient très bien expliqué dans leur livre Les Héritiers , paru en 1964, où ils montraient la dimension en partie illusoire du processus de démocratisation de l’école. A contrario, on rentre dans les grandes écoles de père en fils, car elles restent « la noblesse de l’État » comme le disait Bourdieu. Voilà notamment pourquoi la fille du bar voulait tant savoir où j’avais étudié.
Les spécialités que vous avez choisies après votre bac importent peu. Les anciens étudiants de Sciences Po ne vous disent jamais ce qu’ils y ont fait, mais simplement qu’ils « ont fait Sciences Po ».
Au-delà de ce constat purement statistique (mais bien réel), les études supérieures reproduisent elles aussi le même schéma, en classant certaines filières en tant qu’« élitistes » au même moment où d’autres sont juste vues comme « normales », voire « moyennes ». De fait, leurs étudiants respectifs ne peuvent être que marqués par ces classifications laconiques. « Je suis un élève normal tendance moyen », puisque ma filière est vue comme telle.
Pendant ce temps, qu’ont fait ceux qui avaient le pouvoir de choisir ? Ils se sont dirigés vers les filières les plus élitistes – et c’est tout à fait normal. C’est ce que constatait François Sarfati, sociologue au Centre d’études de l’emploi (CEE), dans une interview accordée au Figaro : « Les Grandes écoles ont des annuaires ; elles construisent en partie leur notoriété sur le patrimoine constitué par les anciens élèves qui y sont passés. Les parents sont confortés dans l’idée qu’il s’agit d’une formation “d’excellence” et que l’ascenseur social passe par là. »
De la même manière qu’il vaut désormais « mieux hériter que mériter » comme l’écrivait l’économiste Thomas Piketty dans son livre Le Capital au XXIe siècle , il vaut toujours mieux naître près de parents qui ont fait de bonnes études que d’un collège pourri. L’histoire de l’école française est calquée sur celle du patrimoine immobilier.
À bien y réfléchir, les spécialités que vous avez choisies après votre bac importent peu. Les anciens étudiants de Sciences Po ne vous disent jamais ce qu’ils y ont fait – peut-être pas grand-chose, en fait –, mais simplement qu’ils « ont fait Science Po ». À l’inverse, si quelqu’un vous dit « je suis étudiant en droit » soyez sûr qu’il n’est ni à Assas, ni à la Sorbonne. Être fier de son école ou de son université n’est pas quelque chose de débile en soi – c’est comme être fière de son boulot ou de son équipe de foot. Mais si cette fille a absolument voulu connaître mon curriculum vitae, c’est bien parce qu’on lui a appris à placer les gens dans sa hiérarchie mentale selon leur parcours scolaire.
Car dans toutes les grandes écoles, mais aussi dans les grandes universités publiques françaises, on y cultive l’élitisme et l’excellence – notion qui demeure pourtant très vague. Combien de masters qualifiés de « sélectifs » commencent par un long discours de la part du Directeur pour expliquer à ses étudiants qu’ils sont « l’élite de la nation » ? Les étudiants baignent depuis le lycée dans un classement des meilleures formations du pays. Chacun de leurs résultats scolaires les introduit de force dans un classement qui déterminera de la suite – ou non – de leurs études.
Claudia Senik, professeure à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, l’expliquait très bien à Rue89 : « On a un système super élitiste et unidimensionnel. On demande aux gens d’appartenir aux 5 % des meilleurs, mais par définition, tout le monde ne peut pas y être. » En faisant croire à tout le monde que n’importe qui peut intégrer ces 5 %, l’école française va créer des inégalités encore plus criantes, mais surtout un sentiment de frustration pour les uns, et de supériorité pour les autres – comme pour la petite conne assise en face de moi.
Il s’agit aussi d’un élitisme pervers, comme le note le sociologue François Dubet dans La Préférence pour l’inégalité (2014) : « Le système scolaire français n’est pas élitiste que parce qu’il sélectionne des élites […]. Il est élitiste parce que le mode de production des élites commande toutes les hiérarchies scolaires […] et parce qu’il détermine l’expérience scolaire de tous. » En réalité, poser la question « quelle école t’as fait » revient à savoir si vous appartenez à ces 5 % ou non. Quel intérêt de savoir si vous êtes passionné par votre boulot ? On s’en tape. Ce qui intéresse les gens : est-ce que tu es comme moi ou non ?
D’ailleurs, les sites de rencontres ont plutôt bien compris le truc. Le site Attractive World demande comme premiers critères de recherche les revenus et le diplôme de la personne de vos rêves. Avec ce système, Attractive World affirmait récemment au Monde être à l’origine d’« un mariage par jour ». Attractive World parle de « rencontres de qualité », qualité ici strictement rattachée à l’argent et/ou au diplôme du possible partenaire. On dit souvent qu’une histoire d’amour est une affaire de concessions. Ce temps semble révolu. En 2016, il faut trouver une personne qui puisse s’adapter à vous, et non l’inverse. Il n’est pas question d’avoir travaillé dur pour se retrouver le dimanche à faire les courses au Auchan de Bercy 2. En ce sens, l’école ne vous aide à voir autre chose que quelqu’un qui pourra se modeler à vos exigences.
Votre expérience scolaire vous marquera à vie. C’est pourquoi connaître votre parcours permet à votre interlocuteur plusieurs choses : de savoir si vous avez du fric – ou vos parents –, si vous allez continuer à en gagner et enfin, si vous avez les mêmes projections futures que la personne en face de vous. Si poser cette question devient une façon de cerner toute votre vie, c’est parce que – et putain, c’est super glauque – tous les jeunes de ce pays ont intériorisé le fait que leurs études alliées à leur milieu social dicteront l’intégralité de leur vie.
Et par conséquent, que se battre contre la nature revient à pisser dans un violon.
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