Les islamo-conservateurs du Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir en Turquie, ont perdu la majorité absolue au Parlement lors des élections législatives de ce dimanche. Le Parti démocratique des peuples (HDP), une formation pro-kurde, entre quant à elle au Parlement pour la première fois.
Le Président turc Recep Tayyip Erdogan espérait que l’AKP remporte suffisamment de voix pour changer la Constitution et instaurer un régime présidentiel. Il voulait se voir confier des pouvoirs exécutifs après avoir dominé la scène politique turque pendant plus d’une décennie en tant que Premier ministre issu de l’AKP.
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Les résultats définitifs de l’élection montrent que l’AKP reste le premier parti de Turquie, avec 41 pour cent des votes, et 259 sièges sur 550 au Parlement. Les sociaux démocrates du Parti des peuples républicains (CHP) remporte ensuite 25 pour cent des voix et 131 députés, suivi par le Parti du mouvement nationaliste (MHP), avec 16,5 pour cent des votes et 82 élus, puis les pro-kurdes du HDP, avec 12,6 pour cent et 78 députés.
En remportant plus de 10 pour cent des votes, le HDP peut désormais être représenté au Parlement, et c’est son arrivée qui a fait perdre la majorité absolue à l’AKP. Le parti au pouvoir espérait au moins conserver les 276 sièges de la majorité absolue, requis pour former un gouvernement seul, voire les 330 sièges requis pour changer la Constitution.
L’AKP est donc contraint de former un gouvernement de coalition avec le MHP ou le CHP, deuxième et troisième partis du pays. C’est le plus gros défi du groupe au pouvoir depuis 13 ans.
La campagne législative était serrée et tendue. Vendredi dernier, deux jours avant le scrutin, un double attentat à la bombe a fait quatre morts et 200 blessés lors d’un meeting des pro-kurdes du HDP.
Après l’annonce des résultats, des partisans du HDP ont investi les rues dans tout le pays.
L’AKP était assuré de bénéficier d’une plus grande part des votes que ses rivaux, et ses nombreux partisans estiment qu’Erdogan est toujours le meilleur pour diriger la Turquie. « C’est ce dont nous avons besoin maintenant… Il nous faut un leader fort, » affirme un commerçant de 30 ans, interrogé par VICE News dans le quartier de Tophane, à Istanbul. « Ce gouvernement a été au pouvoir pendant 12 ans et j’ai vu la Turquie se développer avec succès, » poursuit-il, en faisant référence à la croissance économique élevée de ces dernières années.
Ces dernières années, Erdogan a également renforcé son contrôle de la police, de la justice et des médias. Des journalistes ont été poursuivis pour leur couverture critique, ou pour avoir insulté Erdogan sur des réseaux sociaux. Les opposants craignaient que le renforcement du parti au pouvoir entraîne une augmentation de ces tendances autoritaires.
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Huseyin, un sympathisant du HDP âgé de 45 ans, espérait que le parti pro-kurde passe le seuil de 10 pour cent pour bloquer les ambitions d’Erdogan. « Ce ne serait pas bon pour le pays [si Erdogan réussit], il veut continuer l’Empire ottoman, » avait-t-il dit à VICE News, dimanche, à la sortie d’un bureau de vote du quartier d’Okmeydani, à Istanbul. « La disparition de la démocratie, c’est ce que signifie cette présidence. »
Gulseren, lui, a voté pour les sociaux-démocrates du CHP. Cet homme de 62 ans s’oppose également aux ambitions du président turc, il nous explique : « C’est très important pour notre futur, et celui de nos enfants. »
Pour dépasser la barrière vitale des 10 pour cent, le HDP devait élargir sa base électorale et attirer des partisans d’autres partis. C’est principalement d’anciens électeurs du MHP qui ont été convaincus. Le responsable du MHP dans le quartier de Beyogolu a dit à VICE News qu’il espérait battre l’AKP dans les urnes, et qu’il « se fichait » du fait que le HDP passe ou non le seuil des 10 pour cent.
Les Kurdes font face à la discrimination ou à la persécution en Turquie depuis longtemps, et certains partisans du CHP sont encore méfiants envers eux. Yasin, 22 ans, estime que le HDP est un « parti terroriste », en se référant au liens supposés qu’il entretient avec le PKK, le Parti des travailleurs kurdes, qui a mené une insurrection contre le gouvernement turc pendant 30 ans. « Je ne veux aucune faveur venant d’eux, » a-t-il dit à VICE News. « Je ne leur fait pas confiance. »
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D’autres ont changé de camp. Au bureau de vote d’Okmeydani, Sisan Georgu, 58 ans, nous a dit attendre de ces élections qu’elles amènent la Turquie « de l’ombre à la lumière ». Elle pense que le co-leader du HDP, le relativement jeune Selhattin Demirtas, est l’homme de la situation. « Nous croyons que la place des jeunes est dans la politique, ce sont eux la lumière, » dit-elle.
Son fils de 23 ans, Mehmet, a ajouté qu’il connaissait de nombreux électeurs qui sont passés du CHP au HDP, surtout ceux de son âge. « Tout le monde pense que [Demirtas] est sincère, même si certains n’aiment pas les Kurdes, » nous dit-il. D’autres disent avoir convaincu leurs parents de voter également pour le HDP.
Après confirmation que le HDP serait bien présent au Parlement, c’est un Demirtas triomphant qui est venu s’adresser à ses partisans et aux médias. Pour lui, ce résultat est un vote contre les ambitions d’Erdogan. « Le soleil du HDP est suffisant. Nous n’avons pas besoin d’ampoule, » a-t-il lancé, en référence au logo de l’AKP, symbolisé par une ampoule. Il considère que ces élections sont une victoire pour tous les groupes oppressés en Turquie et souhaite rassurer ses nouveaux électeurs venus d’autres partis, en leur assurant qu’ils ne seront pas déçus.
Le Président Erdogan, censé rester neutre à la tête de l’État, a mené une campagne acharnée en faveur de l’AKP. Une stratégie considérée comme « une violation assez flagrante de la Constitution », selon Kemal Kirisci, directeur du Center on the United States and Europe’s Turkey Project du think tank Brookings Institution.
En déposant son bulletin dans l’urne, ce dimanche, Demirtas a déclaré que la campagne législative n’a pas été « juste et équitable », une critique reprise par le leader du CHP, Kemal Kilicdaroglu.
L’année dernière, les élections turques ont été marquées par de nombreuses allégations d’irrégularités et de trucage des votes.
En conséquence, la confiance des Turcs envers leur système électoral est en baisse. Le mois dernier, 43 pour cent des électeurs interrogés estimaient que le suffrage de dimanche n’allait pas être juste, selon une enquête des professeurs Ali Carkoglu et S. Erdem Aytac, de l’Université de Koc. En réponse, de nombreux volontaires ont intégré des groupes d’observateurs de la société civile, comme Oy ve Otesi (« Le vote et au delà ») qui a déployé plus de 60 000 volontaires ce dimanche. Les réseaux sociaux ont été inondés par des accusations d’irrégularité pendant la journée.
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