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Les 1001 magouilles des traders new-yorkais pour arnaquer les sommeliers

Cette scène se déroule dans la plupart des restaurants étoilés de New-York.

Quatre jeunes cadres dynamiques s’apprêtent à honorer leur réservation. Ils ne sont pas venus les mains vides : ils ont ramené de leurs caves personnelles deux bouteilles de très bon Cabernet chacun. On parle de bouteilles qui coûtent des centaines d’euros. Et quand ils arrivent à table, leur première préoccupation est de s’assurer que le sommelier n’appliquera aucun droit de bouchon, cette « taxe du restaurateur » qui autorise les amateurs de vin à apporter et déguster leurs propres bouteilles dans les restaurants en échange d’un dédommagement.

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Le sommelier qui s’occupe de leur table se retrouve soudain embarqué dans une négociation assez délicate, où pas mal d’argent est en jeu. Dans cette situation, il faut avoir autant de diplomatie qu’un chef de cabinet des Nations Unies en cas de crise. L’enjeu est de parvenir à satisfaire au mieux ces amateurs de bons vins, clients fortunés, et d’un autre côté, de réussir à ne pas faire perdre trop d’argent à son restaurant.

Un de ces sommeliers new-yorkais, fréquemment exposé à ce genre de négociation, explique la situation : « Les clients me disent ‘On ne savait pas qu’il y avait une limite. Allez, où est le problème ? Ce sont des bouteilles exceptionnelles, faîtes un effort‘. Ils jouent avec ma conscience professionnelle. »

Mais succomber à leur pression, en l’occurrence, nécessiterait au restaurant de fournir 32 verres à vin, cinq carafes et un employé dédié pour les servir toute la soirée. C’est contre-productif pour le restaurant : la table coûte plus cher à servir qu’elle ne rapporte de bénéfices. C’est par les boissons qu’un restaurant fait en grande partie son beurre, et les tables de ce type ne vont en acheter aucune. « On doit vendre du vin parce que sinon on met la clef sous la porte », déplore-t-il.

Lorsque l’on sonde les professionnels du secteur – des sommeliers, des cavistes et des maîtres d’hôtel qui travaillent dans les meilleurs restaurants de Manhattan et qui souhaitent garder l’anonymat pour ne pas avoir d’ennuis – on se rend vite compte que le chantage au droit de bouchon est une pratique très répandue sur les meilleures tables de New York. Cette catégorie particulière de leur clientèle a désormais un surnom : « les cow-boys du droit de bouchon. »

La bouteille est sur la table, les clients qui ne veulent pas payer de droit de bouchon l’ont partagée avec le sommelier et de cette situation naît un gros quiproquo.

L’un des sommeliers soutient que ces « arnaqueurs » de bouchons sont souvent « des gens qui travaillent depuis un petit moment dans la finance » – comprendre des banquiers, des gestionnaires de portefeuilles d’actions ou des experts en fonds d’investissement. En général, ils font la tournée des grands-ducs une fois par mois. « Ils gravitent tous dans les mêmes cercles. Ils se connaissent tous, sortent ensemble, pensent pareil », précise encore le sommelier. Ils passeraient en revue les différents restaurants locaux et « ils boycottent ceux qui ne se soumettent pas à leurs caprices. Il existe un vrai esprit de meute ».

La plupart des gens respectent et payent les droits de bouchon. C’est précisément cette participation financière – relativement faible au regard de leurs revenus – que les fameux « cow-boys du bouchon » essayent de resquiller. Leur technique favorite : mettre le sommelier dans une situation de chantage inconfortable, notamment vis-à-vis de son patron.

L’une des tactiques que ces requins de la finance utilisent pour passer outre le droit de bouchon est d’offrir un verre de leurs bouteilles d’exception au sommelier. La plupart des sommeliers tombent dans le panneau : ils s’imaginent que c’est l’un des petits privilèges propres à leur profession, mais en réalité, ils signent là sans le savoir un accord tacite avec les resquilleurs. La bouteille est sur la table, les clients qui ne veulent pas payer de droit de bouchon l’ont partagée avec le sommelier et de cette situation naît un gros quiproquo.

« J’ai vu ça dans tous les restaurants », remarque un sommelier. Il ajoute : « Ils pensent qu’on va perdre tous nos moyens devant un grand cru. Ils pensent que l’on va s’écrier ‘Olala un Bâtard-Montrachet, mon dieu !’. Pour quelqu’un qui s’intéresse au vin, ces bouteilles sont effectivement très impressionnantes, et ils jouent sur cet effet de surprise pour tenter de nous manipuler. » Pour un autre sommelier, le modus operandi des cow-boys est plus sournois : « Dès qu’un membre de l’équipe du restaurant pose ses lèvres sur un verre de ce vin, tout le monde pense qu’il va oublier le droit de bouchon. Ça n’a rien d’un cadeau généreux, tout est calculé à l’avance ».

Certains restaurateurs tentent de décourager ce genre de comportement en appliquant des droits de bouchon astronomiques (jusqu’à 140 € par bouteille, par exemple) et en interdisant les bouteilles qui sont déjà sur la carte des vins de leur restaurant.

D’autres restaurants n’autorisent même plus les clients à rapporter leurs propres bouteilles. La tolérance-0 est de mise : « Tu pourrais être le président de la République que ça ne changerait rien », balance l’un de ces sommeliers qui a rejoint le camp des intransigeants. Désolé Obama, mais il va falloir laisser ton Romanée-Conti de 1976 à la Maison Blanche.

Pour certains, débarquer dans l’un des meilleurs restaurants du monde avec sa propre bouteille reste une démarche assez bizarre. « Vous ne rapporteriez pas votre propre plat, n’est-ce pas ? Vous vous imaginez venir au restaurant avec votre pizza et envoyez une part en cuisine à l’attention du chef, peut-être ? », s’indigne le caviste d’un restaurant new-yorkais.

Mais certains sommeliers encouragent les clients à rapporter leurs propres bouteilles. L’un d’eux s’explique : « Quand quelqu’un a visité le vignoble d’où vient sa bouteille pendant sa lune de miel, ou quand le millésime correspond à l’année de naissance de leur premier enfant, leur bouteille devient le symbole de leur relation et… ça me met la larme à l’œil. »

« On discute sur un droit de bouchon à quelques dizaines d’euros alors que leurs bouteilles en coûtent plusieurs milliers ! »

Mais un autre sommelier nuance en disant que ce genre de configuration est « super-rare » et que, la plupart du temps, les clients « veulent boire du bon vin avec leur repas mais ne veulent pas payer le prix fort ». Établir des droits de bouchon qui ne font pas fuir les clients est un art subtil. Un professionnel du monde du vin que nous avons contacté décrit lui une situation devenue hors de contrôle : « On entend des histoires qui font froid dans le dos : les sommeliers donnent un doigt et ils prennent le bras et ramènent bouteille sur bouteille. »

Le cow-boy du bouchon est une espèce endémique à New York. À San Francisco, sur la Côte Ouest des États-Unis, tout le monde semble comprendre le bien-fondé du droit de bouchon. « Les clients comprennent qu’il est normal que l’on se ménage une marge », explique Mark Bright, qui travaille au Saison, un restaurant 3 étoiles qui emploie cinq sommeliers. En général, personne n’a de problème avec cette taxe.

Une question reste en suspens : si ces gastronomes sont suffisamment riches pour s’offrir des bouteilles d’exception, pourquoi est-ce qu’ils pinaillent pour un petit droit de bouchon ? Une situation absurde que déplore l’un des sommeliers que nous avons interrogé : « On discute sur un droit de bouchon à quelques dizaines d’euros alors que leurs bouteilles en coûtent plusieurs milliers ! »

Les sommeliers et les directeurs de salles reconnaissent bien le fait que les collectionneurs ont déjà payé leur bouteille une fois, et assez cher en général, mais ils maintiennent que le droit de bouchon est normal. Car avoir et entretenir une cave coûte cher, sans compter le fait que certains verres à vin qui coûtent une petite fortune finissent parfois cassés. « Quand un restaurant parvient à faire 10 % de marge brute, c’est déjà un exploit. Si tu vis à New York, que tu as un certain niveau de vie et que tu marchandes pour un petit droit de bouchon… c’est que t’as vraiment un problème », conclut un sommelier du cru, prêt à dégainer son tire-bouchon.