L’illustration est de l’auteure
La nuit où l’État Islamique attaquait Paris, je traduisais un livre du poète syrien Nizar Qabbani.
Ce travail a empêché mon cerveau de sombrer dans la douleur. J’ai écrit les mots d’arabe que je connaissais déjà. J’ai cherché ceux que je ne connaissais pas. Je me suis forcée à donner du sens à mes phrases. J’ai contacté mes amis à Paris. J’ai bu. J’ai évité la panique et la mort sur Twitter. J’ai traduit une autre page.
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Qabbani rappelle Pablo Neruda par sa manière de combiner sentiment révolutionnaire et érotisme. Le livre que j’ai traduit, Sparrows Don’t Need Entry Visas (« Les moineaux n’ont pas besoin de visas ») est un ensemble d’essais introductifs que Qabbani avait lu dans les capitales arabes. Aujourd’hui, nombre d’entre elles ont été décimées par la guerre. Qabbani décrit le pouvoir subversif des mots, qui échappent aux gouvernements – pour voler, non pas comme les passagers d’un avion, mais comme fes moineaux.
Selon Qabbani, les mots n’ont pas besoin de visas.
La personne qui m’a donné ce livre possède un mauvais passeport. Bien avant que la guerre civile ne ravage son pays, les gens qui possédaient un passeport comme le sien avaient besoin d’un visa pour presque toutes les destinations possibles. Maintenant, ils s’entassent sur des radeaux en caoutchouc ballotés par les flots entre Izmir et Lesbos. Ceux qui survivent vont péniblement traverser la moitié du continent européen pour obtenir l’asile. Ce n’est pas la pauvreté qui les oblige à voyager de cette manière – le recours aux passeurs coûte 1 000 dollars minimum. Ils le font car les pays riches les empêchent d’acheter des tickets d’avion. Les mots n’ont pas besoin de visas, mais les humains, si.
Après m’avoir donné le livre, mon ami m’a emmené à l’aéroport d’Istanbul. Alors que nous attendions mon avion, nous avons comparé nos passeports. Ils étaient tous les deux faits en similicuir et estampillés d’or. Sauf que le mien m’offrait la mobilité. Le sien, non.
La citoyenneté est notre forme de fiction la plus tendancieuse. Nos nationalités ne sont rien d’autre que des caractères sur une page, mais ces derniers déterminent qui est libre et qui ne l’est pas. Ou qui meurt, et qui a la possibilité de vivre.
Chaque Dieu a besoin de ses sacerdoces, de ses églises, de ses tabous ou de ses talismans. Nous nous tenions au milieu de tout cela dans l’aéroport d’Ataturk, en agrippant nos passeports comme des quémandeurs dans l’attente d’une audience avec le divin. Mon ami et moi nous sommes enlacés pour nous dire au revoir. J’ai attendu dans la longue queue qui menait aux contrôles, que mon ami ne pouvait pas passer. Il m’a ensuite envoyé un message pour me souhaiter bon voyage.
Qabbani avait raison. Frontières ou pas, les mots se déplacent toujours librement sur WhatsApp.
Cet été, la crise des réfugiés syriens allait sérieusement mettre l’idée de frontière à l’épreuve.
La crise est vieille de plusieurs années, et affecte les pays voisins de la Syrie avant tout. Des millions de Syriens vivent et travaillent en Turquie, et les réfugiés syriens constituent un cinquième de la population libanaise. Mais durant la majeure partie de la guerre, les régions les plus riches du monde n’en ont rien su.
Mais au cours de ces derniers mois, la suspension des allocations et l’ouverture d’une nouvelle voie traversant la Turquie a conduit des centaines de milliers de Syriens à prendre la route. Ces personnes faisaient souvent partie de la classe moyenne du pays, ambitieuse et éduquée.
J’ai pu en témoigner au camp de Domiz, dans la région kurde de l’Irak, où j’ai interviewé des kurdes syriens qui étaient sur le point d’entamer leur voyage. Un homme payait les passeurs 12 500 dollars pour amener toute sa famille avec lui – il aurait volontiers acheté un permis de résidence et des tickets d’avion, si cela avait été une option. Il y avait des docteurs qui espéraient reprendre leur pratique en Allemagne, après avoir survécu aux bateaux de la mort. Il y avait des familles avec des enfants brillants qui espéraient aller à l’université. Il y avait aussi des gens qui avaient besoin de boulot. Aucun d’entre eux n’était décidé à laisser son passeport syrien l’enchaîner à cette misérable cité de tentes. La plupart des réfugiés avaient des smartphones et faisaient usage, comme l’a écrit le journaliste irakien Gaith Abdul Ahad, « [des] techniques de mobilisation utilisées lors du Printemps arabe » pour naviguer à travers l’Europe. Leurs pieds étaient peut-être des ruines ensanglantées, mais leurs GPS étaient omniscients et leurs mots volaient, comme des moineaux, jusqu’à leurs proches coincés là-bas, chez eux.
Ils connaissaient les risques. Ils y allaient quand même. Une femme s’est mise à bercer son bébé alors que je l’interviewais.
« Oui, on va peut-être mourir en essayant d’atteindre l’Europe… Mais à Domiz, nous mourons un peu plus chaque jour. »
Au début, la majorité des pays européens ont tenté de prétendre que cette femme était un problème qu’ils pouvaient contenir. Mais cet été, après la noyade du petit Aylan al Kurdi, la cruauté des frontières est devenue trop dure à supporter pour beaucoup d’entre eux. Comment des passeports pourraient-ils faire le poids face au nombre de réfugiés, à leur dignité, à leur détermination, à leurs morts ? Quelque chose s’est fendillé dans la forteresse européenne. Même en Amérique, les gens ont commencé à évoquer l’urgente nécessité d’accepter les réfugiés.
Vidéo associée : L’État islamique
L’État Islamique hait les réfugiés. Ils sont la preuve viscérale de son échec.
Le groupe a fait de la propagande à leur encontre, appelant plutôt les musulmans à immigrer vers leur pseudo califat – une offre que peu d’entre eux sont désireux d’accepter. Ils ont également mis en place des mesures de restriction des déplacements dures et capricieuses. Mais les attaques de Paris demeurent pour le moment leur action la plus extrême contre les réfugiés. La cible la plus évidente des terroristes était les civils qu’ils ont tués – pourtant, le passeport prétendument faux qui a été trouvé sur l’un d’entre eux montre un jeu plus complexe. Certains analystes pensent qu’il était prévu que ce passeport soit retrouvé, un geste délibéré visant à attiser la maltraitance des réfugiés syriens et des musulmans en général, à « réduire la zone grise » selon les mots de Daesh, de manière à ce que les musulmans ne puissent plus vivre en Occident.
À en juger par la demi-douzaine de gouverneurs qui ont annoncé, aux États-Unis, que les réfugiés syriens ne seraient pas les bienvenus dans leurs états respectifs (une décision qu’ils ne sont pas autorisés à prendre), cette stratégie semble efficace.
De manière tout à fait ironique, les attaquants identifiés étaient tous des citoyens européens. Au moins l’un d’entre eux, selon le reportage du New York Times, était parti en Syrie, puis revenu en Europe. Il avait fait usage de sa mobilité pour mieux priver les Syriens de la leur.
Il est souvent dit que les réfugiés fuient l’EI. C’est le cas de beaucoup de Syriens, mais pour nombre d’autres les raisons sont plus complexes. Ils fuient la guerre, quelle que soit son camp : les frappes aériennes, les bombes barils, les arrestations, l’enrôlement dans l’armée d’Assad, les persécutions religieuses, les kidnappings ou « simplement » la pauvreté, l’impossibilité d’avoir un toit sous lequel s’abriter, le désespoir. Accueillir ces personnes dans des pays où elles peuvent construire leurs vies ne devrait pas faire l’objet de débats : cela devrait être perçu comme un humanisme basique.
Mais tout en défendant le droit des Syriens à se déplacer librement, nous devons prendre en compte l’autre moitié de l’équation, les centaines d’Européens qui sont allés en Syrie pour y faire du terrorisme contre les Syriens. À Raqqa, des djihadistes européens violent, torturent, volent des maisons et des vies. Alors que les musulmans occidentaux ont été diabolisés à la suite des attaques parisiennes, personnes ne semble désireux de limiter la liberté de mouvement des européens. Le privilège des passeports occidentaux n’est jamais remis en cause.
CITATION
S’il y a bien une leçon que la guerre contre la terreur aurait dû apprendre à l’Occident, c’est que la peur d’un pays puissant est la meilleure arme des terroristes.
La veille des attaques de Paris, des kamikazes de l’EI se sont fait sauter dans un marché populaire au sud de Beyrouth, tuant 43 personnes.
Beyrouth est souvent appelé le Paris du Moyen-Orient, mais c’est un titre facile inventé par des gens qui ne peuvent concevoir une cité arabe qui boit, danse et aime. Beyrouth est Beyrouth, ce qui est largement suffisant.
Mais Paris et Beyrouth ont des choses en commun. Elles sont toutes les deux des grandes villes du monde, cosmopolites, libres, éclectiques, excitantes – des lieux centraux en termes de publication, d’art, de vie nocturne et intellectuelle. Des gens d’une myriade d’origines et de confessions différentes y cohabitent. En d’autres mots, elles contiennent tout ce que l’EI cherche à détruire.
S’il y a bien une leçon que la guerre contre la terreur aurait dû apprendre à l’Occident, c’est que la peur d’un pays puissant est la meilleure arme des terroristes. Si la population laisse la peur la gagner, elle s’étrangle toute seule avec la paranoïa et la violence. Elle détruit ce qu’elle a de meilleur en elle.
L’Occident ne peut pas empêcher les réfugiés d’essayer de se mettre en sécurité. Il ne peut pas empêcher les réfugiés de chercher à obtenir une vie meilleure. C’est impossible car les frontières sont des mensonges. Les mots les traversent sans efforts, mais les gens le peuvent également et ils le feront – même s’ils savent qu’il y a des chances qu’ils ne vivent pas suffisamment longtemps pour atteindre l’autre rive. Même si nous transformions les frontières en de vrais murs, comme certains hommes politiques cherchent à le faire, cela n’empêcherait pas des citoyens européens de commettre des meurtres à Paris.
À la suite d’un meurtre collectif, il est naturel de vouloir « faire quelque chose ». Ce quelque chose pourrait être se mentir, en décidant que les Syriens sont des porteurs du virus du terrorisme plutôt que des êtres humains comme nous, forcés par la guerre à risquer leur vie et leur sécurité. Cela pourrait vouloir dire plus de sécurité, plus d’esprit fermés et de frontières. Cela pourrait vouloir dire tirer notre monde vers le bas, mettre des barrières en échange d’un faux sentiment de sécurité. Cela pourrait impliquer de donner à l’EI exactement ce qu’il veut.
Le livre de Molly Crabapple, Drawing Blood, sortira en décembre. Elle est sur Twitter.