Les membres du CFZ, devant Myrtle Cottage. Photo via
Quelque part en Angleterre, dans les campagnes idylliques du comté de Devon, se trouve la charmante bourgade de Woolsery. C’est dans cette petite ville de 1123 habitants que se situe le Myrtle Cottage. Pendant une grande partie de de son existence, ce cottage était une maison tout à fait ordinaire, où logeait l’officier J.T Downes du British Colonial Service. Aujourd’hui, la maison appartient à Jonathan, le fils de Downes. Depuis 2005, c’est devenu un lieu de rendez-vous international. Tous se retrouvent pour discuter de la présence des chats sauvages dans les landes anglaises, d’expéditions à la recherche de serpents mystérieux dans les marais du Sud-Soudan et de la véracité des nombreuses anecdotes relatives aux villageois de Papouasie Nouvelle-Guinée qui contruisent des barrages pour se protéger de lézards gigantesques.
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Woolsery est désormais le quartier général du Center for Fortean Zoology de Jonathan Downes, qui contient notamment un musée, une bibliothèque, un studio de production et une petite maison d’édition. Mais malgré ses apparences studieuses, la zoologie fortéenne n’est pas considérée comme une vraie discipline et est progressivement devenue la risée du monde universitaire. C’est le nouveau petit nom que Downes a attribué à la cryptozoologie, à savoir la recherche des bêtes disparues et des animaux mythiques. Elle est plus communément considérée comme étant le passe-temps des chasseurs de monstres – qui peuvent tout aussi bien être des personnes sincères que des petits plaisantins.
Downes et ses camarades ont tenu à donner une nouvelle appelation à leur discipline afin de marquer la différence entre leur approche et les études paranormales. Bien qu’il se considère comme étant l’un des premiers cryptozoologues à temps complet, Downes occupe une fonction relativement classique, en passant le plus clair de son temps à discréditer les idées reçues sur les monstres et à classer des détails avérés concernant des espèces rares. Mais au delà de ses méthodes scientifiques, le CFZ s’attache toujours à chasser des monstres. Parmi leurs plus grands exploits, on peut compter un livre sur l’orang pendek (l’équivalent indonésien de Bigfoot), des documentaires sur le Chupacabra et plusieurs expéditions dans le désert de Gobi à la recherche de l’olgoï-khorkhoï, un ver mongole cracheur d’acide.
Jonathan Downes. Photo via
Si les cryptozoologues ont toujours été un peu marginaux, les gens ne s’en sont pas toujours autant méfiés. Dans les années 1950 – soit l’époque où la découverte de créatures comme les gorilles des montagnes, les dragons de Komodo et les okapis étaient chose courante – le pétrolier Tom Sliwk et le célèbre alpiniste Sir Edmund Hillary ont lancé des expéditions dans l’Himalaya afin de chasser le yéti. Faute d’être condamné au ridicule pour le restant de leurs jours, ils ont reçu énormément de soutien et leur initative a été vivement acclamée.
On ne peut pas vraiment dire que les cryptozoologues aient trouvé beaucoup de créatures au cours de ces soixante dernières années. Mais certains ont trouvé une autre façon de tirer profit de leur émerveillement enfantin. Par exemple, Ray L. Wallace a placé quelques fausses empreintes de Sasquatch dans le nord-ouest de l’Amérique. L’investigateur en cryptozoologie Benjamin Radford, réputé pour son scepticisme, s’est trouvé contraint d’enquêter sur une empreinte de fesse de Bigfoot dans l’Idaho, laissée en réalité par un homme qui s’appelait Matt Moneymaker (je n’invente rien). Moneymaker a finalement refusé de lui montrer le site où se trouvait ladite empreinte pour des raisons prétendument scientifiques, tout en essayant de négocier un accord pour qu’on fasse un documentaire sur lui. Aujourd’hui, on peut le voir régulièrement dans l’émission Finding Bigfoot sur la chaîne Animal Planet.
Selon Sharon Hill, créatrice du site Doubtful News, les documentaires et les émissions sur Bigfoot sont devenues très populaires chez les hommes de 18 à 31 ans — cible démographique très prisée des marketeux – au cours de l’année dernière. Après ça, la cryptozoologie est devenue un spectacle grand public. Des chasseurs de monstres invitaient des particuliers à se joindre à leurs expéditions prétendument scientifiques pour se faire de l’argent. Selon Radford, un nombre considérable d’organisations pseudo-scientifiques telles que la Bigfoot Field Researchers Organization, sont de simples chambres de compensation. De nombreuses grosses entreprises se sont ensuite jetées sur cette nouvelle poule aux œufs d’or. En août dernier, la société PlayMobility a lancé une nouvelle application qui permettaient à ses utilisateurs de poster des images de Bigfoot. Avec le timing parfait caractéristique des publicitaires véreux, ils ont posté deux vidéos prétendument authentiques sur YouTube, qui sont vite devenues virales.
Après toutes ces années, c’est étonnant de voir que les adeptes de la cryptozoologie existent encore. Mais Hill comprend tous les gens qui ont eu « une expérience personnelle lors d’une rencontre avec un cryptide. Ils pensent que la créature existe et entendent bien le prouver. Ils interprètent chaque anomalie potentielle comme une preuve de l’existence de Bigfoot ou de n’importe quelle créature ». On peut aussi blâmer le désir très humain de toujours vouloir découvrir de nouvelles choses. Peter Dandle, professeur au Penn State Mont Alto, a notamment écrit sur le besoin partagé de faire partie « de la première génération de naturalistes qui ont découvert de nouvelles espèces étranges dans des régions isolées […] et de participer à quelque chose que même les professeurs de Harvard ne maîtrisent pas. »
Ces gens veulent croire à l’extraordinaire. Selon Abominable Science !, Bernard Heuvelmans, le fondateur de la cryptozoologie, a fait un doctorat sur la dentition de l’oryctérope du Cap, est devenu musicien de jazz et comédien, a échappé aux Nazis tout en trouvant le temps de devenir pote avec Hergé. Tout comme Heuvelmans, les cryptozoologues modernes aiment être émerveillés, parfois au point d’abandonner toute logique.
Mais aujourd’hui, même les croyants les plus désespérés restent sceptiques face aux vidéos et aux photos de créatures obscures qui circulent. Le CFZ a décidé d’évincer toute part de surnaturel dans ses recherches, et tentent désormais d’expliquer ces créatures comme étant de simples bizarreries colorées, de toutes nouvelles découvertes ou simplement le produit de pressions psychologiques ou sociologiques.
Richard Freeman. Photo via
En 2005, le directeur en zoologie du CFZ Richard Freeman a participé à une expédition pour trouver le ver-intestin de Mongolie, un cryptide réputé pour sa capacité à cracher de l’acide et à lancer des décharges électriques sur ses proies. Freeman a développé une croyance sincère pour cette créature, principalement parce que les récits rapportés par les nomades de Gobi étaient uniformes et relativement prosaïques (tous ont nié que le ver était capable de lancer des décharges électriques, précisant néanmoins qu’ils l’estimaient vénimeux). En plus de ça, Freeman est parvenu à trouver une explication plausible pour l’existence de cette créature (qui pourrait être une variété inconnue de ver). Après de longues négociations, le CFZ a collaboré avec des scientifiques de l’Université de Copenhague et d’Oxford, afin d’analyser une écaille supposée du dragon Ninki Nanka trouvée au cours d’une expédition en Gambie – finalement, les résultats ont prouvé qu’il s’agissait sans doute d’un bout de celluloïd moisi. Ils ont aussi négocié pour que des naturalistes tels que Jonathan MCGowan rassemblent des excréments, des cheveux et des traces pouvant servir de preuve. Même des sceptiques comme Radford admettent que certains cryptozoologues comme le Dr. Karl Shuker, fondateur et rédacteur en chef du Journal of Cryptozoology, et Bryan Sykes de l’Université d’Oxford, font un travail scientifique très méticuleux – même s’ils passent plus de temps à discréditer des faits contestables qu’à chercher de véritables preuves.
Une peinture de l‘olgoï-khorkhoï. Image via
Mais le langage scientifique a aussi ses limites. Fin 2012, la généticienne texane Dr Melaba Ketchum, également à l’origine du Sasquatch Genome Project, a publié un dossier contenant de l’ADN, qui pouvait selon elle prouver l’existence d’une tribu de Bigfoots. Elle pensait que sa recherche prouverait que ces créatures n’étaient qu’une espèce hybride d’humains et d’autres hominidés. Ses résultats révélaient aussi que cette espèce était dotée d’une intelligence proche de la nôtre, et qu’elle devait impérativement être reconnue comme une tribu indigène par le gouvernement américain. Mais personne n’a jamais voulu publier ses recherches.
Ketchum estime que sa découverte était trop controversée, et que les retours sur son travail (finalement publié en ligne) étaient biaisés, infondés ou complètement négligés. Finalement, elle a acheté le journal universitaire DeNovo pour y publier sa recherche en octobre 2013. Comme beaucoup de scientifiques, elle nie toute appartenance au domaine de la cryptozoologie et se considère comme une scientifique indépendante. Mais comme son travail n’a pas été évalué par ses collègues et n’a suscité aucun débat au sein de la communauté universitaire, il ne constitue pas une preuve valable. Beaucoup pensent même qu’elle aurait élaboré ce stratagème pour acquérir une certaine notoriété et obtenir des financements.
Bien que le CFZ soit considéré comme un centre légitime et professionnel, la plupart de ses membres sont toujours impliqués dans les aspects paranormaux de la cryptozoologie. Le président d’honneur du CFZ, John Blashford-Snell, fait partie du Ghost Club, un groupe d’investigation oeuvrant dans le domaine du paranormal. Un autre membre, Nick Redfern, est un observateur d’OVNI qui a élaboré quelques théories fumeuses sur Bigfoot et les interférences élctromagnétiques. De son côté, Jonathan McGowan nie fermement l’existence d’espèces comme le serpent géant de Thaïlande. Il pense que s’allier à des experts en paranormal est une solution aussi logique qu’inévitable, au vu de l’ouverture d’esprit qui caractérise le CFZ. Les membres du centre pensent, sans doute un peu naïvement, que leurs collaborations extérieures ne pourraient porter aucun préjudice à leur travail.
Malgré son manque de légitimité scientifique, le CFZ est composé de gens très sérieux. Mais comme vous pouvez vous en douter, il est assez difficile de se faire de l’argent quand on est cryptozoologue à temps plein. Pour le moment, Freeman pense que la plupart des revenus du centre viennent de leurs publications. Le CFZ Press a sorti plus de 50 livres, publie régulièrement la revue Animals & Man, et commence tout juste à publier des romans fortéens. Mais ils financent un grand nombre de leurs voyages en s’associant à des médias et à des organismes de divertissement. En 2004, les producteurs de l’émission Proof Positive ont envoyé Downes et Redfern à Puerto Rico pour qu’ils partent sur les traces du Chupacabra. Par la suite, Redfern a écrit ses impressions sur le voyage – en racontant comment Downes avait miraculeusement trouvé des plumes plongées dans un mélange de vomi, de salive et/ou de sperme du Chupacabra – et a conclu que ce séjour leur avait apporté de l’argent et des vacances payées. Freeman a déclaré qu’ils essaieraient bientôt de financer leurs projets sur Kickstarter et Indiegogo.
Mais le plus grand rêve de Freeman n’est pas de décrocher un contrat à la télévision. Il n’a aucune envie de participer à Finding Bigfoot, ni à aucune de ces émissions sensationnalistes qu’il juge merdiques. Mais c’est un grand fan deRiver Monsters. Si jamais il parvenait à y figurer, ça pourrait être particulièrement difficile pour lui de garder les faveurs de sa communauté de fans initiés tout en attirant un plus grand nombre de spectateurs. Hill et Radford reconnaissent tous les deux l’utilité des sceptiques et de la science dans le domaine de la cryptozoologie lucrative, mais Radford pense que toute tentative trop poussée de professionnalisme pourrait lui faire perdre sa communauté dévouée.
Cette situation est particulièrement frustrante pour toutes les personnes impliquées. La cryptozoologie n’est pas foncièrement absurde, et elle n’a pas à devenir un refuge pour les plaisantins en quête de profits. Ses détracteurs, qui tendent à critiquer leur absence de découvertes d’espèces mortes ou vivantes, oublient souvent de considérer les sept années qu’il a fallu aux photographes pour prouver l’existence des léopards des neiges. Nous vivons dans un monde gigantesque, et bien qu’il y ait de grandes chances que personne n’y trouve le moindre singe électromagnétique, il est tout à fait possible qu’il y reste encore de nombreuses choses à découvrir.