Nous avons tous des moments d’amnésie passagère. Il nous arrive d’oublier le prénom d’une connaissance, ou la raison pour laquelle nous sommes entrés dans une pièce. Mais ces petits oublis ne sont rien comparés aux trous de mémoire béants dont souffre la Terre et qui peuvent parfois couvrir des centaines de millions d’années.
Ces lacunes dans les archives géologiques de notre planète, connues sous le nom de
« discordances », sont déduites de strates rocheuses qui se forment sur de très longues périodes et se chevauchent, avec parfois une séparation temporelle d’un milliard d’années ou plus. Cela suggère que des forces naturelles ont empêché la préservation de certaines couches de sédiments formées pendant ces périodes. Ces discordances sont passionnantes car elles sont le signe d’un passé perdu et pourraient aider les scientifiques à faire une lecture plus précise de la mémoire de notre planète. « La grande question est de savoir si les données dont nous disposons sur les roches sédimentaires de la Terre sont complètes ou si, au contraire, des sections considérables ont disparu sous l’effet de l’érosion, explique Rebecca Flowers, géologue à l’université de Colorado Boulder. Nous cherchons également à mieux comprendre la relation entre les processus de surface, comme l’érosion, ceux générés dans les couches profondes de la Terre, et les changements biologiques, climatiques et environnementaux à long terme. »
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« Ce fossé débute il y a plus d’un milliard d’années, lorsque de simples micro-organismes dominaient la planète »
Flowers est l’auteure principale d’une étude parue le 20 avril dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences et qui révèle de nouvelles données sur l’un des black-out les plus célèbres de la Terre, la Grande discordance, que l’on voit (ou plutôt que l’on ne voit pas) dans les roches du monde entier. Ce fossé débute il y a plus d’un milliard d’années, lorsque de simples micro-organismes dominaient la planète, et s’étend jusqu’à il y a environ 550 millions d’années, juste avant l’apparition de la vie complexe sur Terre.
Des études antérieures ont suggéré que cette période manquante était due aux conséquences de l’érosion causée par une glaciation globale – un phénomène connu sous le nom de « Terre boule de neige » et survenu à au moins deux reprises – il y a entre 715 et 640 millions d’années. Mais selon Flowers et ses collègues, cet écart réside dans « les caractéristiques tectoniques régionales et n’est donc pas un phénomène synchrone mondial ».
Ils sont arrivés à cette conclusion en examinant la discordance dans un affleurement de granite à Pikes Peak, dans le Colorado, bien que ce ne soit pas le seul endroit qui renferme des secrets sur ce passé effacé. « Nous travaillons activement sur d’autres sites en Amérique du Nord, notamment le Grand Canyon, où se trouve l’emblématique Grande discordance, dit Flowers. Nous prévoyons d’étudier ensuite d’autres sites sur d’autres continents. L’objectif de ce travail supplémentaire est de déterminer s’il y a eu une érosion massive et synchrone qui a causé une Grande discordance unique,, comme le pensent certains experts, ou s’il y en a eu plusieurs qui se sont développées à différents moments, en différents endroits et pour différentes raisons. »
L’équipe a étudié des échantillons de minéraux et de cristaux provenant des roches, comme l’hématite et le zircon, grâce auxquels l’histoire thermique des couches sédimentaires peut être reconstituée. Les résultats ont révélé que les fondations géologiques de Pikes Peak s’étaient érodées avant la première glaciation et « ne peuvent donc pas être le produit de l’érosion glaciaire », selon l’étude.
La recherche remet également en question l’hypothèse selon laquelle l’érosion liée à la Grande discordance aurait déposé des nutriments sur la Terre qui ont déclenché l’explosion cambrienne, un événement qui a marqué l’émergence soudaine de la vie complexe il y a quelque 541 millions d’années. « Si une érosion majeure s’est produite plusieurs centaines de millions d’années avant l’explosion cambrienne, alors on peut en déduire que ces deux événements (l’explosion cambrienne et l’érosion de la Grande discordance) ne sont pas liés, explique Flowers. Nos résultats indiquent que, à Pikes Peak, la surface d’érosion de la Grande discordance s’est formée plusieurs centaines de millions d’années avant l’explosion cambrienne. »
L’équipe suggère que les processus tectoniques associés à la formation et à la fragmentation de la Rodinia, un supercontinent qui a existé il y a environ un milliard d’années, pourraient avoir causé le trou de mémoire de Pikes Peak. Mais des recherches supplémentaires sont nécessaires pour éclaircir toutes les inconnues de la Grande discordance, ou plutôt, des discordances.
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