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Les fantômes du passé hantent toujours le circuit d’Imola

Italie, avril 1994, sur le circuit d’Imola. En un week-end, la confrérie des pilotes de Formule 1 perd deux de ses membres. L’un, illustre, se nomme Ayrton Senna. L’autre, moins connu, s’appelle Roland Ratzenberger. Les deux accidents dont ils sont victimes mettent fin à une longue période de relative tranquillité et sécurité sur les circuits et dans les paddocks. La mort est de retour.

Ce “week-end noir” est resté gravé dans les mémoires de tous les professionnels et les spectateurs de la F1. Il est même devenu un de ces mythes dramatique et endeuillé qui fait la légende d’un sport. Depuis, Imola n’est jamais arrivé à chasser les fantômes de Senna et de Ratzenberger, qui hantent toujours la piste.

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Officiellement baptisé Autodromo Internazionale Enzo e Dino Ferrari – du nom du fondateur de Ferrari et de son fils – tout le monde parle pourtant d’Imola, du nom de la petite ville proche de Bologne située à proximité, pour parler du circuit. Construite au début des années 50, la piste a accueilli son premier Grand Prix d’Italie en 1980, et le seul, puisque les autres éditions se sont toutes déroulées sur le circuit de Monza. Mais comme elle a beaucoup plu au public et aux pilotes, elle a continué à accueillir un Grand Prix chaque année, appelé Grand Prix de Saint-Marin, du nom du micro-Etat situé à 100 kilomètres de là. D’ailleurs, pour vous donner une idée de la popularité de ce Grand Prix, dites vous qu’il attire à peu près deux fois plus de tifosi que Saint-Marin ne compte d’habitants.

Imola en 1996, vue imprenable sur la dernière chicane du circuit // PA Images

Quand la F1 a fait irruption à Imola en 1980, la discipline connaissait sa période la plus meurtrière, avec une moyenne d’un mort par saison sur les dix dernières années. Puis ça a été le calme plat, jusqu’à cette fameuse année 1994, même si quelques accidents sérieux sont survenus, comme la violente sortie de route de Gerhard Berger en 1989.

Malgré ce crash, la mort était un concept lointain pour les pilotes en 1994, étant donné qu’il n’y avait pas eu de victime depuis Elio de Angelis lors d’une sortie test en 1986. En course, le dernier accident fatal remontait au GP du Canada 1982, qui avait coûté la vie à Riccardo Paletti.

Il serait de mauvais goût de dire que cette longue période sans dommages mortels avait plongé la F1 dans une insouciance coupable. Le professeur Sid Watkins et son équipe travaillaient alors d’arrache-pied sur la sécurité en course avec l’aide de nombreux pilotes, dont Senna notamment. Mais il faut bien dire qu’Imola avait déjà envoyé quelques signaux d’alertes pas forcément bien perçus dans le milieu. La sortie de route terrible de Berger dans un virage à haute vitesse aurait dû pousser les organisateurs à repenser le circuit. Mais, en 1994, ce virage en question, le Tamburello, est resté tel quel, avec sa courbe prise à plus de 300 km/h et son mur de béton placé à sa sortie…

Ce week-end de course avait déjà commencé de la pire de manières quand, lors des essais du vendredi, le compatriote de Senna et jeune promesse des paddocks Rubens Barrochello s’est violemment planté sur la chicane Variante Bassa. Le rookie a perdu connaissance mais s’en est miraculeusement sorti indemne, à en juger par l’état de la voiture après impact.

Le samedi en revanche, aucun miracle n’est venu sauver Roland Ratzenberger. A volant de sa Simtek endommagée au niveau de l’aileron avant, il a foncé dans le mur bordant le virage Villeneuve à plus de 320 km/h. Lors du choc, d’une violence inouïe, la tête du jeune Autrichien a heurté le cockpit. Sa mort a été constatée à son arrivée à l’hôpital.

Ratzenberger au volant de sa Simtek lors du premier Grand Prix de la saison au Brésil // PA Images

Senna, qui était sur le circuit, est passé sur le lieu de l’accident. Ratzenberger avait été évacué, mais le Brésilien a tout de même vu la Simtek, ou plutôt ce qu’il en restait. Il est ensuite allé en parler avec le professeur Watkins, qui lui a conseillé de se retirer de la couse. Mais Senna venait de signer la pôle position. Il ne pouvait pas reculer, encore moins abandonner.

Le jour de la course, Senna était traversé par tout un flot d’émotions extrêmement fortes. Il sortait d’un début de saison 1994 très intense. Bien qu’il ait signé la pôle sur les deux premières courses de l’année au volant de sa Williams-Renault, il n’avait fini aucun des ces Grands Prix. Il était donc sous haute pression, et assistait alors à l’émergence d’un autre pilote brillant, Michael Schumacher. Dans ce contexte tendu, l’accident de Barrichello et la mort de Ratzenberger l’avaient touché. Mais pas assez pour qu’il lâche le volant. Senna n’avait pas le choix. Pour lui, prendre le départ de la course était la seule solution logique, il n’aurait pas pu agir autrement.

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La course commence donc avec le Brésilien en tête, suivi par Schumacher. Un peu plus loin derrière, le pilote finlandais J.J Lehto cale et se fait percuter par Pedro Lamy. Les débris des deux voitures volent jusqu’aux tribunes où neuf personnes sont légèrement blessées. La voiture de sécurité entre logiquement sur le circuit.

Quand la course reprend, Senna est toujours en tête. Nous sommes au sixième tour, c’est là que le Brésilien et sa Williams percutent de plein fouet le mur de béton. A l’arrivée des secours, tout le monde constate immédiatement la gravité des blessures du champion. Trauma crânien très profond, qui pousse les organisateurs à sortir le drapeau rouge. Pendant 15 minutes, le professeur Watkins et ses équipes s’affairent fébrilement autour de Senna, avant qu’il ne soit héliporté vers l’hôpital.

Une demi-heure après le crash, le Grand Prix de San Marin reprend. Schumacher l’emporte dans le désintérêt le plus total. Deux heures plus tard, Senna meurt.

Ayrton Senna. PA Images

Sa mort a eu l’effet d’un tremblement de terre dans le monde la Formule Un, qui venait de perdre sa tête d’affiche, son triple champion du monde. La F1 s’est profondément remise en question et a beaucoup travaillé sur les questions de sécurité dans les années qui ont suivi le drame. Pendant un moment, certains ont envisagé de poursuivre l’écurie Williams, estimant que la mort de Senna était due à un défaut mécanique, mais Williams a été rapidement acquitté.

Conséquence cynique de ce drame et la célébrité de Senna, la mort de Ratzenberger est presque devenue anecdotique. Aujourd’hui, un mémorial a été érigé à la gloire de chacun des deux pilotes sur le circuit, histoire de donner à la postérité une autre image du pilote autrichien que celle du “mec qui s’est tué la veille de l’accident de Senna”.

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22 ans plus tard, il est toujours impossible d’évoquer Imola sans faire allusion à la tragédie qui s’y est jouée ce week-end de 1994. Qu’on ait assisté à la victoire de Tambay à bord de sa Ferrari, à la course haletante de 1985 ou au hat-trick de Senna, on repense fatalement à ces accidents.

Pour ceux qui se sont intéressés à la F1 en 1994 ou après, il est carrément impossible d’entendre le nom d’Imola sans repenser à la tête fracassée de Ratzenberger dans sa Simtek ou au corps exsangue de Senna sorti de sa Williams. Pour les tifosi, chaque venue sur place prend des airs de commémoration durant laquelle les souvenirs ressurgissent d’eux-mêmes. Qu’il le veuille ou non, le circuit d’Imola ne pourra jamais exorciser ses fantômes.

Une statue de Senna dans un parc à proximité du circuit d’Imola ornée de la fameuse casquette bleue du pilote brésilien et d’un drapeau ordem e Progresso // PA Images

Victime d’investissements insuffisants et de la concurrence de nouveaux circuits en Asie et au Moyen-Orient, Imola sort du calendrier de la F1 en 2006, même s’il est toujours emprunté par les pilotes des catégories inférieures. Aujourd’hui, beaucoup de fans et d’acteurs majeurs des paddocks seraient ravis qu’Imola reprenne sa place. Mais cette longue période d’absence n’aura pas été inutile. Elle a permis de définitivement faire entrer ce GP 1994 dans l’histoire. Une étape indispensable pour qu’Imola puisse vivre et s’épanouir sereinement, loin des fantômes de son passé.